Le mysticisme de Wittgenstein [1889-1951]

par Josette Lanteigne

Paru dans L'Agora, vol 5, no 3, mai 1998

Au silence de Dieu doit correspondre le silence sur Dieu.

La notion de mystique appartient d'abord et avant tout au jeune Wittgenstein: dans ses Carnets de guerre (1914-1916) et dans le Tractatus (1921), qui est à peu près le seul ouvrage qu'il ait publié de son vivant, Wittgenstein entend cette notion comme clôture du discours. Dans un geste résolument réflexif, il s'impose également la clôture: l'essentiel, d'ordre éthique, n'aura pu être dit dans le Tractatus; il faut le chercher entre les lignes, dans ce qui n'a pas été dit parce qu'il ne pouvait pas l'être. "Ce dont on ne peut parler, il faut le taire". On ne peut même pas dire qu'il faut le taire. Wittgenstein a donc dû récuser son ouvrage, décrétant que ceux qui le comprendraient saisiraient qu'il avait dû énoncer des non-sens.

Le rapport avec le bouddhisme zen est évident: le maître finit par agir de manière absurde pour que le disciple comprenne enfin qu'il n'y a pas de lois du bonheur, ou que la vérité n'est pas soumise à la rationalité, etc. Dans les pratiques spirituelles qu'on associe avec le bouddhisme zen, un mouvement pensé est un mouvement raté. Que peut signifier notre pensée occidentale, qui demande avec Heidegger Qu'appelle-t-on penser?, face au bouddhisme zen? Wittgenstein répond à la question en montrant les limites de la pensée occidentale, qui sont celles du langage et de la science. On peut lire dans la préface de son livre:

"Il se peut que ce livre ne soit compris que par celui qui aura lui-même déjà pensé les pensées qui y sont exprimées -ou des pensées analogues...
Le livre traite de problèmes de philosophie et, comme je le crois, montre que la formulation de ces problèmes repose sur un malentendu de la logique de notre langage. On pourrait résumer tout le sens du livre en ces mots: tout ce qui peut être dit peut être dit clairement; et ce dont on ne peut parler on doit le taire...
En revanche, la vérité des pensées communiquées ici me paraît intangible et définitive. J'estime donc avoir résolu définitivement les problèmes, pour ce qui est de l'essentiel. Et si je ne fais erreur en cela, alors en second lieu la valeur de ce travail sera d'avoir montré combien peu a été accompli quand ces problèmes ont été résolus." (Vienne, 1918)

La logique du monde et du langage est ce que Wittgenstein dissèque dans le Tractatus, et ce n'est pas une somme qui est produite mais au contraire un minus: combien peu nous disons quand nous nous limitons à l'essentiel. Le langage peut bien nous servir à dire tout ce qu'il est possible de dire, et qui n'a pas de fin... il n'est jamais que le langage. C'est lui qui permettait au jeune Wittgenstein de faire enrager Russell en refusant de reconnaître qu'"il n'y pas de rhinocéros dans cette salle". Si le langage est la clé de tout, comme le XXe siècle prétend l'avoir découvert, il n'y a pas d'autres faits que les propositions. On ne fait pas exister les choses en parlant, c'est en parlant des choses qu'on les fait exister pour nous, et le petit monde de nos jeux de langage n'a pas d'incidence sur la réalité en soi. Celle-ci existe-t-elle seulement? Kant niait qu'elle existât pour nous dans le monde des phénomènes, même si nous agissons comme si les choses qui nous entourent existaient en soi et non pas seulement à l'état de phénomènes (c'est-à-dire de choses qui apparaissent de telle et telle manière à cause de notre constitution). Et Wittgenstein disait que si un lion pouvait parler, on ne pourrait le comprendre.

On pourrait définir le mysticisme comme une manière de répondre à un problème, celui de l'insuffisance de la Révélation par exemple. Lorsqu'il raconte les expériences qui l'ont marqué, Wittgenstein dit avoir reçu l'appel (de Dieu) et ne pas y avoir répondu. Mais le manque est toujours demeuré, et Wittgenstein aurait soutenu que ce manque était le seul sentiment religieux véritable. En ce sens, il était proche d'une Simone Weil:

Si quelqu'un soutenait qu'il ne ressent nullement le manque d'un bien absolu ne pouvant nullement être apaisé par aucun objet de ce monde, comment pourrions-nous susciter chez lui un tel désir? Quel droit avez-vous de faire l'assertion psychologique que ce désir se trouve au centre de chaque cœur humain? Pourtant, je crois que Simone Weil a raison lorsqu'elle continue en disant que nous ne devons jamais présupposer qu'un homme, quoi qu'il puisse être, a été privé du pouvoir de donner naissance à ce désir. Mais comment ce désir du bien absolu peut-il être éveillé? Uniquement, je crois, au moyen d'une communication indirecte. Il s'agit de limiter la sphère de ce qui peut être dit de manière à engendrer un sentiment de claustrophobie. La dialectique doit se faire à partir de l'intérieur, pour ainsi dire. Il existe une métaphysique latente au fondement de toutes les sciences naturelles ainsi que des expressions du langage quotidien; on doit l'exposer en vue de s'en débarrasser. Dès lors, le "matérialisme vulgaire" et la "théologie vulgaire" s'évanouissent comme des fantômes. Mais cette disparition est douloureuse et provoque une demande éthique. [M.C. Drury, "Some notes on conversations with Wittgenstein", in R. Rhees, Ludwig Wittgenstein: Personnal Recollections, B. Blackwell, Oxford, 1981, p. 99.]

On est mystique parce qu'on ne saurait se contenter d'être croyant (à cause de tout ce qu'il y a à faire; à cause de l'existence du mal, qui devrait avoir été permis par Dieu, ce qui est éprouvé comme absurde) et parce qu'on a besoin d'une raison -fut-elle en partie absurde- pour poursuivre la lutte contre l'existence du mal sous toutes ses formes.

Le mystique qu'est Wittgenstein s'engage pour l'éthique du vrai plutôt que pour le dogme de la foi. Comme Kant, qui faisait passer l'impératif de la morale avant le commandement de Dieu, car c'était la seule possibilité qui convienne à un être libre, Wittgenstein situe la différence entre le bon au sens du jugement ordinaire et relatif et le bon au sens du jugement de valeur, éthique et absolu, dans le devoir:

Supposons que, si je savais jouer au tennis, l'un d'entre vous, me voyant jouer, me dise: "Vous jouez bien mal" et que je lui réponde: "Je sais que je joue mal, mais je ne veux pas jouer mieux", tout ce que mon interlocuteur pourrait dire serait: "Ah bon, dans ce cas, tout va bien". Mais supposons que j'aie raconté à l'un d'entre vous un mensonge extravagant, qu'il vienne me dire: "Vous vous conduisez en goujat" et que je lui réponde: "Je sais que je me conduis mal, mais de toute façon, je ne veux aucunement mieux me conduire", pourrait-il dire alors: "Ah bon, dans ce cas tout va bien"? Certainement pas; il dirait: "Eh bien, vous devez vouloir mieux vous conduire." [Ludwig Wittgenstein, "Conférence sur l'éthique" (entre sept. 1929 et décembre 1930), in Leçons et conversations, suivies de Conférence sur l'éthique, Paris, Gallimard, 1971.

Dans le Tractatus, Wittgenstein avait soutenu que le monde est l'ensemble des faits (ou plutôt de ce qu'il appelait les "états de choses"). Or l'éthique n'en fait pas partie. C'est ainsi qu'un livre qui contiendrait la description complète du monde ne toucherait pas à ce qui est éthique. Il pourrait raconter un meurtre, la peine qu'il a causée, etc., "mais il y aura là seulement des faits, des faits, -et non de l'éthique". Aussi Wittgenstein doit-il admettre que:

Si je m'arrête à considérer ce que l'éthique devrait être réellement, à supposer qu'une telle science existe, le résultat me semble tout à fait évident. Il me semble évident que rien de ce que nous pourrions jamais penser ou dire ne pourrait être cette chose, l'éthique. [Ibid., p. 147]

Aucun livre ni aucune action ne pourraient jamais être dits bons absolument.

Il ne faudrait pas conclure de cette observation que Wittgenstein était sceptique quant à l'existence du monde moral. Celui-ci avait une telle importance à ses yeux qu'il "ne saurait sur sa vie le tourner en dérision". Et pourtant, il ne pouvait rien en dire et n'aurait permis à personne de se prononcer à son sujet. Or ce que le mystique nous communique, est que le fait que l'on ne puisse parler du monde des valeurs ne signifie pas qu'il n'existe pas. Il y a un monde de l'éthique (celui des valeurs), comme il y a un monde des faits. L'éthique s'occupe des valeurs comme la science s'occupe des faits (ce qui ne fait pas de l'éthique une science!). L'être humain vit donc dans deux mondes, celui des faits et celui des principes moraux basés sur l'idée de bien absolu. On peut penser que l'éthique n'existe pas car si on la recherche dans les faits, on ne l'y trouve pas, mais elle n'en demeure pas moins une tendance qui existe dans l'esprit humain et dont on ne saurait douter de l'existence.

On retrouve ici la doctrine de Saint-Anselme: Dieu est cet être si parfait que je ne saurais douter de son existence. Même s'il s'est retiré du monde, même s'il est silencieux. Les mystiques prennent le relais de Dieu, nous invitant à croire à ce qu'on ne voit pas plutôt qu'à ce qu'on voit. Dans le monde des faits, la Révélation est insuffisante: il y a plus de 350,000 béquilles exposées à l'Oratoire Saint-Joseph de Montréal, est-ce que vous croyez qu'elles attestent d'autant de miracles? "En vérité, dit Wittgenstein, l'approche scientifique d'un fait n'est pas l'approche de ce fait comme miracle. En effet, vous pouvez bien imaginer n'importe quel fait, il n'est pas en soi miraculeux, au sens absolu de ce terme" [ibid., p. 153]. Mais nous employons également le mot miracle dans un sens non pas relatif mais absolu. Et Wittgenstein donne comme exemple l'expérience de voir le monde comme un miracle. Leibniz demandait: "Pourquoi y a-t-il quelque chose plutôt que rien?" Wittgenstein estime que c'est en s'étonnant de l'existence du langage lui-même qu'on exprime le mieux le miracle de l'existence du monde, sans passer par une proposition du langage. Mais il ne prétend pas sauver ses propositions plus que celles des autres:

"Je vois maintenant que si ces expressions n'avaient pas de sens, ce n'est pas parce que les expressions que j'avais trouvées n'étaient pas correctes, mais parce que leur essence même était de n'avoir pas de sens. [...] Tout ce à quoi je tendais -et, je crois, ce à quoi tendent tous les hommes qui ont une fois essayé d'écrire ou de parler sur l'éthique ou la religion- c'était d'affronter les bornes du langage. C'est parfaitement, absolument sans espoir de donner ainsi du front contre les murs de notre cage. Dans la mesure où l'éthique naît du désir de dire quelque chose de la signification ultime de la vie, du bien absolu, de ce qui a une valeur absolue, l'éthique ne peut pas être science. Ce qu'elle dit n'ajoute rien à notre savoir, en aucun sens. Mais elle nous documente sur une tendance qui existe dans l'esprit de l'homme, tendance que je ne puis que respecter profondément quant à moi, et que je ne saurais sur ma vie tourner en dérision." [Ibid., p. 154-155]

Autant il est certain qu'il n'y a pas de faits éthiques, autant on peut être assuré que l'idée de bien absolu fait partie des présupposés de l'être humain. Mais on ne saurait exprimer cette idée directement, car elle ferait alors éclater notre représentation des êtres humains comme soudés dans un consensus agressif. De même, "si un homme pouvait écrire un livre sur l'éthique qui fût réellement un livre sur l'éthique, ce livre, comme une explosion, anéantirait tous les autres livres de ce monde." [Ibid., p. 155]

Josette Lanteigne.
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