SEARLE VERSUS DERRIDA?

par Peter Hadreas

Paru dans Philosophiques, vol XXIII, no 2.

ABSTRACT

This paper sets out to show, notwithstanding their notorious polemic, how elements of John Searle's and Jacques Derrida's philosophies of language agree with each other. It is also suggested how certain of Searle's and Derrida's most egregious bones of contention may be laid to rest through applying procedures consistent with the writings of both philosophers.

RÉSUMÉ

Cet article cherche à montrer qu'en dépit de la célèbre polémique qui les a opposés l'un à l'autre, John Searle et Jacques Derrida s'accordent sur certains points de leurs philosophies du langage respectives. Les divergences les plus marquantes peuvent être aplanies par l'application de procédures qui sont en conformité avec les théories des deux auteurs.

Article

On sait que John Searle et Jacques Derrida sont très critiques l'un vis-à-vis l'autre en ce qui a trait aux méthodes philosophiques et aux thèses proposées. La querelle a commencé avec la critique par Searle de l'oeuvre de Derrida, dans un compte rendu intitulé : «Reiterating de Differences», paru dans Glyph en 77 (note 1). Cette critique fut reprise sous forme d'attaques contre Derrida et ses adeptes, qui parurent dans le New York Review of Books en 83 et 84 (note 2). Du côté de Derrida, la polémique contre Searle a débuté avec «Limited Inc a b c», où il répond point par point, en quatre-vingt pages, aux critiques de Searle dans «Reiterating the Differences», et s'est poursuivie en 88, avec l'ajout d'une postface de quarante-neuf pages à «Limited Inc a b c» (note 3), intitulée «Vers une éthique de la discussion». Ce titre évoque les bonnes manières qui devraient avoir cours dans les rapports entre philosophes professionnels (note 4).

Il ne s'agit pas ici de reprendre un à un tous les aspects de ce débat où la méthode «analytique» et la méthode «continentale» en philosophie se sont opposées de façon radicale voire même caricaturale. Une fois les passions calmées, on remarque plutôt que les deux penseurs ont des visions qui non seulement se corrigent mais se complètent mutuellement. La thèse principale de cet article est que les philosophies du langage de Searle et Derrida s'accordent particulièrement sur la question de la signification littérale.

LA QUESTION DE LA SIGNIFICATION LITTÉRALE CHEZ SEARLE

Cette notion joue un rôle crucial chez Searle, aussi bien dans sa première théorie des actes de langage que dans sa théorie subséquente sur l'Intentionalité (note 5). La signification littérale d'un énoncé doit d'abord être établie, pour que les usages non littéraux puissent par la suite être compris. De plus, la signification de l'énoncé est une catégorie générale qui dépend de la signification littérale. En fait, la différence entre signification de l'énoncé et signification littérale fait partie des assomptions qui sont si fondamentales et «si diffuses qu'on ne peut guère dire qu'elles constituent une théorie; elles forment plus exactement le cadre dans lequel toute théorie doit être formulée et démontrée» (note 6). Un exemple: l'énoncé «John Searle fut boursier de la fondation Rhodes» est littéralement vrai. Pourtant, il arrive fréquemment que nous formions des énoncés, au moyen d'actes de langage indirects comme l'ironie et la métaphore par exemple, dont la signification diffère du sens littéral. Une certaine familiarité avec le contexte nous permet alors de réinterpréter le sens littéral et de l'altérer.

Supposons que lors de la préparation d'un colloque, on ait à choisir celui qui sera le principal intervenant. Après avoir énuméré les qualifications de Searle, un responsable conscient de la valeur d'un séjour de trois ans à Oxford ajoute: «Et Searle fut boursier de la fondation Rhodes». Il produit ainsi un acte de langage indirect, c'est-à-dire qu'il ne se contente pas de rapporter un fait mais qu'il utilise celui-ci pour convaincre ses pairs d'inviter John Searle comme conférencier principal. Mais on peut aussi imaginer que les boursiers de la fondation Rhodes aient formé une association dont les membres se réunissent à tous les dix ans. Dès lors, si un président d'assemblée présentait Searle avec ces simples mots : «il fut boursier de la fondation Rhodes», on pourrait y voir de l'ironie. On pourrait penser que cela signifie que les réalisations ultérieures de Searle sont négligeables (ce qui est si peu vraisemblable que l'ironie ne sera pas perçue). Quoi qu'il en soit, c'est le contexte qui donne un caractère ironique à l'énoncé littéral. Le même énoncé pourrait être utilisé de manière métaphorique. Supposons que je veuille souligner l'intelligence de mon chat, qui se trouve s'appeler «John Searle», en disant: «John Searle fut boursier de la fondation Rhodes», ce qui est une manière de dire qu'il est un érudit parmi les chats. On a là une tentative pour exprimer quelque chose à un niveau métaphorique, et la métaphore est comme l'ironie étroitement liée au contexte. Il s'agit de deux actes de langage indirects, qui dépendent de la maîtrise du sens littéral de l'énoncé «John Searle fut boursier de la fondation Rhodes». Cet énoncé est amplifié, déformé ou traité par analogie.

Tel qu'indiqué auparavant, la notion de sens littéral joue également un rôle crucial dans la théorie de l'Intentionalité. Publié pour la première fois en 1983, le traité de Searle est dans la prolongation des recherches sur les actes de langage. Son analyse de l'Intentionalité traite non seulement du sens linguistique mais également de la signification des perceptions, des souvenirs et des anticipations, bref de la signification en général. Dans l'Intentionalité et dans John Searle and His Critics, ce dernier soutient que le sens littéral doit être construit à la lumière de ce qu'il appelle l'hypothèse d'Arrière-plan:

La compréhension du sens littéral des phrases, depuis les phrases les plus simples, du type «Le chat est sur le paillasson», jusqu'aux phrases les plus complexes des sciences physiques, requiert un Arrière-plan préintentionnel (note 8).
Searle souligne qu'il n'a ainsi «nullement démontré la dépendance à l'égard du contexte de l'applicabilité de la notion de sens littéral d'une phrase» (note 9). À la différence des énoncés indirects, métaphoriques ou ironiques, qui exigent pour être compris qu'on établisse quelles sont les intentions de celui qui les énonce, le sens littéral des phrases est lié à un Arrière-plan préintentionnel: «[...] la même phrase pourvue du même sens littéral déterminera différentes conditions de vérité, différentes conditions de satisfaction, alors même que le sens littéral restera inchangé» (note 10). En liant le sens littéral des phrases à la notion d'Arrière-plan, Searle se trouve être en opposition avec le point de vue classique, qui est représenté par Russell et le jeune Wittgenstein (note 11). Ce point de vue considère que le sens littéral des phrases est absolument indépendant du contexte:
Le sens littéral de la phrase est le sens qu'elle possède prise hors de tout contexte; et, mis à part les changements diachroniques, elle conserve ce sens dans tous les contextes où elle se trouve énoncée (note 12).
Sans confondre l'Arrière-plan avec le contexte, Searle précise en quoi le point de vue classique est erroné: «il est possible de saisir toutes les composantes significatives sans qu'on comprenne la phrase pour autant» (note 13). Reprenant le bon vieil exemple, «le chat est sur le paillasson», Searle soutient qu'on ne saurait affirmer qu'il est littéralement vrai sans faire certaines présuppositions d'Arrière-plan, qui s'ajoutent au sens littéral des termes. Souvent, ces assomptions préintentionnelles sont extrêmement fluides. Pour le mot anglais «catch» par exemple, elles varient continuellement, pour peu que l'on considère quelques uns de ses usages variés: «Jean a attrapé la balle», «Suzanne a attrapé le rhume», «la cabine a pris en feu», «Marie est tombée dans l'oeil du soldat». En comprenant le sens de ces phrases, nous présupposons un Arrière-plan de croyances qui varient d'un usage à l'autre et qui sont présupposées dans le sens littéral.

DERRIDA ET LE PRIMAT DE L'ÉCRITURE

Pour Searle et plusieurs autres critiques de Derrida et de sa théorie de la déconstruction, une des doctrines les plus fautives de cet auteur serait celle qui concerne la priorité de l'écriture sur le langage (note 14). En fait, dans la longue liste des publications de cet auteur, on trouve difficilement un livre ou un essai où cette doctrine ne joue aucun rôle. Derrida souligne lui-même son caractère central. Dans «Signature Event Context», il va jusqu'à dire que l'interprétation de l'écriture est proprement philosophique (note 15). Nous examinerons successivement les arguments qui militent en faveur du primat chronologique, logique ou téléologique de l'écriture chez Derrida.

L'argument chronologique peut être écarté rapidement car Derrida ne soutient nulle part, à notre connaissance, que l'écriture précède chronologiquement le langage. Il est clair que le langage précède l'écriture, que ce soit au niveau du développement de l'individu ou à celui des cultures. Le fait qu'il existe des individus et des sociétés qui possèdent le langage mais non l'écriture est probablement suffisant pour établir ce premier point. L'argument de la priorité logique est une autre affaire. Pensons aux institutions qui requièrent l'usage de l'écriture comme les codes de lois de toutes sortes, incluant les codes civil et pénal, les règles qui régissent le mariage et la prohibition de l'inceste, l'inscription légale des enfants et tous les enregistrements qui s'ensuivent, les enregistrements médicaux, dentaires et scolaires qui ont leur incidence sur les politiques d'emploi, les reconnaissances de dette et déclarations de faillite, aussi bien que toutes les formes d'argent comme les pièces de monnaie, les dollars, les chèques, les liquidités, les dépôts bancaires, les fonds du marché monétaire, etc. Toutes ces institutions sociales --et la liste est longue-- seraient difficilement concevables sans l'écriture. Pouvons-nous imaginer l'argent indépendamment d'une forme d'écriture ou de gravure?

L'idée même d'institution--donc d'arbitraire du signe-- est impensable avant la possibilité de l'écriture et hors de son horizon (note 16). [...] que la stratégie, la balistique, la diplomatie, l'agriculture, la fiscalité, le droit pénal soient liés dans leur structure à la constitution de l'écriture; [...] que la possibilité de la capitalisation et de l'organisation politico-administrative soit toujours passée par la main des scribes qui firent l'enjeu de nombreuses guerres et dont la fonction a toujours été irréductible, quel que fût le défilé des délégations dans lesquelles on a pu la voir à l'oeuvre; [...] que l'économie, monétaire ou pré-monétaire, et le calcul graphique soient co-originaires... (note 17)
Un troisième type d'argument en faveur du primat de l'écriture est celui de la priorité téléologique. Il existe deux versions différentes de cet argument. La première affirme que l'écriture complète le travail du langage, qui a un caractère provisoire. Un deuxième argument téléologique est centré sur le fait que l'écriture fournit à la communication un contexte que ne saurait lui procurer le langage à lui seul.

Considérons le premier argument téléologique. Il dit que l'écriture a une priorité sur la parole, puisqu'elle réussit là où l'autre ne saurait donner qu'une préparation. La parole engendre la trace, qui est déjà l'esquisse d'un enregistrement écrit, même si aucun acte d'écriture n'est exécuté:

Il faut maintenant penser que l'écriture est à la fois plus extérieure à la parole, n'étant pas son «image» ou son «symbole», et plus intérieure à la parole qui est déjà en elle-même une écriture. Avant même d'être lié à l'incision, à la gravure, au dessin ou à la lettre, à un signifiant renvoyant en général à un signifiant par lui signifié, le concept de graphie implique, comme la possibilité commune à tous les systèmes de signification, l'instance de la trace instituée (note 18).
Derrida soutient que la communication en général implique l'écriture comme accomplissement ou telos. Nonobstant toutes les différences entre les sortes d'écriture --primitive avec le totem, les pictogrammes ou les idéogrammes, lettrée avec l'écriture cunéiforme, alphabétique ou syllabique et l'écriture électronique ou digitale-- toute écriture requiert la fixation de certaines marques dans un matériau durable.

On peut paraphraser comme suit le raisonnement téléologique de Derrida: la correction et la précision sont les buts que la communication cherche à atteindre (note 19). Et comme l'écriture, à la différence de la parole, confère une durée aux signes, qui peuvent être incorporés dans un matériau comme les tablettes de pierre, le papyrus, le papier ou les puces, elle surpasse la parole en ce qui concerne la réalisation des buts de la communication énumérés ci-dessus. La notion derridienne de «trace», telle qu'employée dans la dernière citation tirée de la Grammatologie, présuppose qu'une marque fixe et durable est impliquée dans notre manière de parler de la rétention de la signification en général, quand bien même aucun acte d'écriture au sens strict ne serait en jeu. Il semble donc que nous ne puissions pas ne pas parler de «traces», d'«impressions» ou de «tabulae rasae». On parle de la «lettre» d'une promesse, on parle même d'«empreinte» dans le cas de la mémoire des oiseaux.

Derrida propose également un second argument téléologique, qui est particulièrement pertinent en rapport avec le travail de Searle sur la signification littérale. Suivant cet argument, l'écriture, mieux que la parole, peut s'exercer indépendamment d'un agent signifiant (on n'a qu'à penser ici aux signaux routiers ou aux bottins téléphoniques, comme illustrations de l'indépendance de l'écriture par rapport aux individus particuliers qui la produisent et qui la lieront). Ce détachement de l'écriture est ce qui permet l'«itération» des signes écrits. Les signes et les marques peuvent être retirés du contexte où leur usage est naturel et ils peuvent même, parfois, se trouver dans des contextes où on ne s'y retrouve plus. L'écriture génère ainsi des possibilités autres que celles qui sont accessibles à la parole seule. L'écriture peut par exemple limiter un contexte du simple fait qu'il présuppose un Arrière-plan qui ne fait pas partie du contexte. Le simple fait qu'on puisse lire les poèmes d'Homère aujourd'hui, dans un contexte qui est clairement en dehors de celui dans lequel ils ont vu le jour, permet une réflexion sur leur contexte. Sans notre capacité de lire les signes en dehors de leurs contextes, la question du contexte ne surgirait pas. Dans les termes de Derrida:

Tout signe, linguistique ou non-linguistique, parlé ou écrit (au sens courant de cette opposition), en petite ou en grande unité, peut être cité, mis entre guillemets; par là il peut rompre avec tout contexte donné, engendrer à l'infini de nouveaux contextes, de façon absolument non saturable. Cela ne suppose pas que la marque vaut hors contexte, mais au contraire qu'il n'y a que des contextes sans aucun centre d'ancrage absolu (note 20).
Une fantaisie archéologique pourra peut-être aider à clarifier cet argument et montrer son rapport avec le sens littéral dont traite Searle. Supposons qu'un égyptologue tombe sur une esquisse dans laquelle il reconnaît la forme de Bastet, déesse égyptienne à tête de chat. Il est cependant intrigué par le grillage sur lequel elle repose. S'agit-il des tuiles du toit d'une maison? L'égyptologue conclut que le signe dans son ensemble signifie «Bastet sur le toit» ou «Bastet protège la maison». Mais il se dit aussi que les égyptiens avaient si bien intégré religion et vie quotidienne que le signe pourrait exprimer quelque chose d'aussi simple que «le chat est sur le paillasson». Pour soutenir cette interprétation, on peut imaginer que le problème pour un scribe de cette société était l'absence de signes pour les choses matérielles comme les chats ordinaires ou les paillassons. Le scribe n'aurait donc pas pu exprimer la phrase «le chat est sur le paillasson» autrement qu'il ne l'a fait. Quant à l'archéologue, il ne peut savoir quelle interprétation est la bonne puisqu'il ne connaît pas l'Arrière-plan de l'esquisse.

Searle pourrait considérer que ce cas confirme son analyse du sens littéral. Mais cet exemple montre surtout que sa notion d'Arrière-plan s'accorde bien avec les notion derridiennes d'écriture et de contexte. Même si l'archéologue ne sait pas quelle interprétation est la bonne, il peut présumer qu'il a affaire à une signification ou une autre qui fut anciennement gravée. Le simple fait que les signes font partie d'une écriture étend l'Arrière-plan jusqu'à elles. Les hiéroglyphes étant des signes, ils impliquent une lecture et une écriture qui sont hors de la portée de la compréhension de l'archéologue, fut-il égyptologue, mais une chose est certaine: l'écriture, qu'il s'agisse des hiéroglyphes ou de toute autre forme, engendre un Arrière-plan qui doit en principe demeurer un Arrière-plan.

Si on approfondit l'analyse de l'Arrière-plan fournie par Searle, on voit qu'il rejoint la compagnie de Derrida. Comme on l'a déjà indiqué, cette analyse est étroitement liée à celle de l'Intentionalité et de la signification (note 21). Searle insiste sur le fait que l'Arrière-plan n'est pas de l'ordre de la représentation, qu'il est préintentionnel tout en restant mental. À titre de collection de croyances et de capacités, l'Arrière-plan fait partie de notre vie mentale, et Searle fait appel à la fable du «cerveau dans une cuve» pour démontrer son point (note 22). Si quelqu'un était dans cette condition, ses croyances et ses actions seraient des hallucinations. Cette personne aurait pourtant le même contenu Intentionnel présupposant le même Arrière-plan. En effet, si ce qui est Intentionnel est mental, ce qui est présupposé par cette Intentionalité est également mental.

De retour à notre fantaisie archéologique, l'égyptologue pourrait réfléchir sur l'écriture, ici sur les hiéroglyphes, qui ne sont pas «représentatifs» de quelque chose mais qui sont plutôt d'ordre «mental», car ces marques impliquent une lecture qui n'est pas réalisée (leur signification étant perdue pour nous). En fait, si les hiéroglyphes peuvent être considérés comme un prototype illustrant ce que l'écriture rend possible, il s'agit toujours d'une réorganisation ou d'une «greffe» comme dirait Derrida (note 23). Ce qui montre bien que toute écriture génère un Arrière-plan qui est «mental» au sens de Searle sans perdre sa qualité d'Arrière-plan. C'est ainsi que l'examen de la manière dont «l'hypothèse de l'Arrière-plan» joue un rôle dans la théorie de la signification nous ramène au second argument téléologique sur le primat de l'écriture. Avec sa notion d'Arrière-plan et la rigueur avec laquelle il mène son analyse, Searle se trouve suivre le slogan déconstructioniste: Il n'y a pas de hors-texte, car il n'y a rien hors du texte, suivant une des dernières formulations de Derrida: «il n'existe rien hors contexte» (note 24).

Si l'écriture engendre un Arrière-plan qui est mental tout en restant un Arrière-plan, c'est que la réflexion sur l'acte de formuler par écrit une thèse limite la contextualité de la thèse du simple fait que l'écriture possède un Arrière-plan non représentatif et mental. Dans les termes de Derrida, l'écriture «interdit toute saturation du contexte» (note 25). La rhétorique fleurit dans ces conditions, mais ce pourrait être elle que vise Derrida, lorsqu'il affirme qu'il n'y a rien en dehors du contexte.

LA RENCONTRE DES THÉORIES DE SEARLE ET DE DERRIDA

L'idée que Searle se fait de l'Arrière-plan peut contribuer à clarifier le rôle de l'écriture dans une théorie de la signification; de son côté, Derrida nous permet d'élucider la limite de l'Intentionalité. Les réflexions de la section précédente sur la notion d'Arrière-plan et son application au primat de l'écriture suggèrent une manière de mettre fin à l'opposition des théories de ces deux auteurs. En effet, la thèse derridienne de la priorité logique et téléologique de l'écriture trouve un appui qu'elle était loin d'attendre dans l'application de l'appareil conceptuel mis au point par Searle dans L'Intentionalité.

Il est facile d'esquisser les conditions dans lesquelles cet appui peut se manifester. Concernant l'argument de la priorité de l'écriture du point de vue institutionnel, on peut commencer par examiner des activités qui ont des conséquences «sérieuses» pour les gens qui s'y trouvent engagés: être arrêté pour un crime, accumuler ou payer une dette, se marier, inscrire un enfant à l'école, compléter des études supérieures. Ces activités supposent des sous-ensembles d'activités qui en renferment d'autres plus complexes. Par exemple, le fait d'être arrêté pour un crime se compose de l'accusation, de l'assignation en justice, de la condamnation et de l'emprisonnement. Ces actions peuvent elles-mêmes être divisées en sous-ensembles auxquels on pourrait appliquer l'analyse des actes intentionnels proposée par Searle. On pourra ensuite chercher à savoir si l'écriture est impliquée dans les plus petits sous-ensembles d'actions ou dans l'Arrière-plan, c'est-à-dire comme condition de possibilité de ces actes. Dans le cas de l'arrestation, plusieurs parties du processus d'assignation en justice impliquent clairement l'écriture, ne serait-ce que pour l'enregistrement de l'accusation. Et l'examen de l'Arrière-plan des actes qui composent le processus d'assignation nous permet de retrouver l'écriture dans toute une variété d'actes étalés dans le temps. L'enregistrement de l'accusation serait donc une condition d'Arrière-plan pour tous les actes qui composent le témoignage de l'accusé. Les témoignages des témoins et la sentence présupposeraient également des actes d'écriture et seraient les conditions d'Arrière-plan du temps à passer en prison et de la punition en général.

Une fois traité le cas de l'arrestation, on pourrait examiner d'autres institutions impliquant des enregistrements, pour le mariage et l'obtention des diplômes par exemple. Comme Searle l'indique, l'Arrière-Plan est cause des actes Intentionnels en question dans le sens d'une condition nécessaire (note 26). Finalement, on chercherait à établir de quelle manière l'écriture, en tant qu'elle possède une causalité, fait partie des activités dont les conséquences sont sérieuses pour l'individu. Dès lors, dans la mesure où l'écriture rend possible des pratiques autres que celles qui passent par la parole, on pourrait utiliser l'appareil conceptuel mis au point par Searle pour évaluer positivement la thèse derridienne de la priorité de l'écriture sur la parole en ce qui a trait aux actions ayant des conséquences sérieuses.

On peut également évaluer la théorie derridienne lorsqu'elle affirme que le détachement du signe écrit par rapport au contexte nous permet de réfléchir sur le contexte dans lequel la communication se produit, et ce d'une manière inaccessible à la parole seule. On peut commencer par énumérer les différentes façons dont l'écriture peut retirer un terme de son contexte. On a les cas où la signification de l'écriture est supputée tout en étant perdue, comme dans l'écriture menoenne de type A linéaire ou l'écriture étrusque. Plus communément, on aura un texte ou un fragment de texte qui est retiré du contexte historique ou culturel dans lequel il a été écrit. La question est alors celle de savoir si la réflexion sur le contexte exige, comme assomption d'Arrière-plan, l'existence d'un texte, d'un lettrage, d'un pictogramme ou d'une gravure, etc., bref une sorte ou une autre d'écriture servant à rassembler différentes significations. Avant de prétendre que quelque chose est vrai dans un certain contexte, devons-nous supposer l'existence de marques écrites dont la signification peut être détachée du contexte? Pour nous, le mot anglais «skirt» signifie un vêtement de femme; à l'époque de Chaucer, il signifiait une chemise pour homme. Une telle réflexion sur le changement de signification exige-t-elle le graphème «skirt» pour pouvoir être formulée? Il est difficile de voir comment le phonème «skirt» pourrait y parvenir. Comment aurions-nous dès lors accès à une unité constante donnant la règle qui permet de noter les changements de signification? La notion d'Arrière-pla, comme l'ensemble des conditions de possibilité requises pour toute réflexion sur le contexte, permet de résoudre la question. En ce qui concerne Derrida, il est clair que pour lui, il n'y a pas de réflexion sur le contexte sans écriture (note 27).

Dans sa réponse à un chapitre sur la signification et les actes de langage, dans John Searle and his Critics, Searle présente la manière dont il voit le développement de la signification comme la fusion d'une intentionalité perceptive et d'une intentionalité verbale. Il écrit:

Le tableau que j'ai est le suivant: l'enfant débute sa vie avec une forme d'Intentionalité prélinguistique. En s'élevant pratiquement à la force du poignet, il acquiert des formes primitives d'expression linguistique de cette Intentionalité. Ce petit peu de langage engendre une Intentionalité plus riche, qu'il n'aurait pu développer sans les formes linguistiques. Cette Intentionalité plus riche permet un développement linguistique accru qui engendre à son tour une Intentionalité plus riche. Tout au long du développement vers l'âge adulte, on observe une série d'interactions logiques ou relatives au développement, entre Intentionalité et langage. La plupart des formes d'Intentionalité adulte sont essentiellement linguistiques. Mais l'ensemble de l'édifice repose sur des formes biologiques primitives d'Intentionalité prélinguistique (note 28).
Searle propose ici un modèle à deux vitesses, dans lequel nous faisons passer une quantité accrue d'Intentionalité perceptive dans l'usage verbal. On peut difficilement le récuser lorsqu'il affirme que la signification subit une transformation profonde dans le passage de la perception au langage. Pour parler comme lui, nous nous élevons à la force du poignet, en faisant fusionner la signification perceptive avec la signification verbale. Mais n'y aurait-il pas lieu de parler d'une seconde transformation profonde, un deuxième coup de poignet, dans le passage non plus de la perception au langage mais de celui-ci à l'écriture? Si Derrida a raison de penser que l'écriture va de pair avec la contextualité, alors les questions concernant la signification littérale ne peuvent être formulées indépendamment des conséquences de la pratique de l'écriture. Certes, on ne se rapproche pas pour autant des partisans de la déconstruction au sens populaire du terme, pour qui «il n'y a rien en dehors du texte». Car l'étymologie des termes «littéral» et «contexte» semble elle-même suggérer plutôt que la signification littérale provient du signe écrit qui la rend possible.


Traduit par Josette Lanteigne

NOTES

(1) John R. Searle, «Reiterating the Differences : A Reply to Derrida», Glyph 2, 1977, pp. 198-208.

(2) Idem, «The Word Turned Upside Down», The New York Review, 27 octobre, 1983, pp. 74-79. Voir aussi la réponse de John Searle à Louis H. Mackey, The New York Review, 2 février 1984, p. 48.

(3) Jacques Derrida, Limited Inc, Evanston, IL, Northwestern University Press, 1988. Traduction anglaise de Samuel Weber, pp. 29-110.

(4) «Afterword -- Toward an Ethic of Discussion», in Limited Inc, pp. 111-160.

(5) Nous suivrons l'usage de Searle, qui distingue les actes intentionnels de l'intentionalité proprement dite en mettant une majuscule à Intentionalité. Voir J. R. Searle, Intentionality, Cambridge, Cambridge University Press, 1983; L'Intentionalité. Essai de philosophie des états mentaux, trad. Claude Pichevin, Paris, Minuit, 1985.

(6) J. R. Searle, Expression And Meaning : Studies in the Philosophy of Mind, Cambridge, Cambridge University Press, 1979, p. 119; Sens et expression, études de théorie des actes de langage, trad. par Joëlle Proust, Paris, Éditions de Minuit, 1983, p. 169.

(7) Lepore, Ernest et Van Gulik, Robert (éd.), John Searle and His Critics, Oxford, Blackwell, 1991.

(8) J. R. Searle, Intentionality, p. 145 (trad. française, p. 176).

(9) Idem, Expression and Meaning, p. 131 (trad. française, p. 182).

(10) Idem, Intentionality, p. 145 (trad. française, p. 177).

(11) La vision analytique classique se retrouve d'abord dans l'atomisme logique de Russell, qui lie la signification d'une proposition à la connaissance directe de l'objet. Dans le Tractatus logico-philosophicus, Wittgenstein soutient que dans un langage parfaitement clair et précis, l'arrangement des mots qui composent les propositions élémentaires reflète l'organisation des objets simples qui leur correspondent dans le monde. Dans les deux cas, le sens littéral s'appuie sur une vision dans laquelle les objets s'ajustent au monde indépendamment des conditions de l'Arrière-plan préintentionnel.

(12) J. R. Searle, Expression and Meaning, pp. 118-119 (trad. française, p. 169).

(13) Idem, Intentionality, pp. 146-147 (trad. française, p. 178).

(14) Searle rejette la doctrine de Derrida concernant la priorité de l'écriture dans «Reiterating de differences», pp. 199-203 et dans «The Word Turned Upside Down» (voir notes 1 et 2 du présent article). Pour nommer un des nombreux critiques de Derrida, John Ellis consacre une bonne partie de l'ouvrage Against Deconstruction (Princeton, Princeton University Press, 1989, pp. 18-45) à démontrer le caractère fautif de la doctrine derridienne.

(15) J. Derrida, Limited Inc., p. 3. Voir ibid., «Signature événement contexte», dans Limited Inc., trad. E. Weber, Paris, Galilée, 1990, p. 21.

(16) Idem, De la grammatologie, Paris, Éditions de Minuit, 1967, p. 65.

(17) Ibid., p. 141.

(18) Ibid., p. 68.

(19) La finalité de la communication est une capacité accrue de précision, qui est la capacité de formuler une expression avec exactitude, et de la corriger, d'où la supériorité de l'écriture sur la parole. On peut aussi formuler un argument téléologique en faveur du primat de la parole sur l'écriture. En effet, les buts de l'empathie et de la réciprocité sont plus sûrement atteints en passant par la communication directe, qui met le corps et le visage d'une personne en face du locuteur. Mais Derrida soutient que l'écriture saisit la valeur épistémique d'une unité sémantique d'une manière qui reste inaccessible à la parole seule. L'écriture peut être examinée, débattue, reconsidérée, réévaluée, etc., de façon beaucoup plus approfondie que la communication orale.

(20) J. Derrida, «Signature Événement Contexte», in Limited Inc., p. 36 (trad. anglaise, p. 12).

(21) Dans L'Intentionalité, Searle distingue deux domaines d'application de l'Arrière-plan, celui des croyances et celui des capacités (p. 188; trad. ang., p. 155). «Sans l'Arrière-plan dit-il, il ne pourrait y avoir ni perception, ni action, ni mémoire, ce qui équivaut à dire qu'il ne pourrait y avoir d'états Intentionnels» (p. 184; trad. ang., pp. 151-152). Prenons une action aussi simple que celle de quitter une pièce. Pour ce faire, nous devons supposer la croyance que le couloir qui se trouve en sortant est intact. Nous serions surpris de trouver à la place un gouffre béant. De même, le skieur averti s'appuie sur un Arrière-plan de capacités, comme celle de se servir de ses bâtons et de ses skis, et il serait probablement pris de panique si ses poignets, ses bras et ses jambes ne fonctionnaient plus. Des actions comme quitter une pièce ou skier, pour ne rien dire du fait de s'asseoir ou de marcher, seraient impossibles si on remettait en question leurs assomptions et capacités d'Arrière-plan.

(22) Ibid., p. 187 (trad. ang., p. 154).

(23) Voir Limited Inc., p. 9 (trad. française, pp. 30-31).

(24) Ibid., p. 136 (trad. française, p. 282).

(25) Ibid., p. 18 (trad. française, p. 46).

(26) J. R. Searle, Intentionality, p. 158 (trad. française, p. 191).

(27) Dans les termes de Derrida, «on peut toujours prélever un syntagme écrit hors de l'enchaînement dans lequel il est pris ou donné, sans lui faire perdre toute possibilité de fonctionnement, sinon toute possibilité de «communication», précisément. On peut éventuellement lui en reconnaître d'autres en l'inscrivant ou en le greffant dans d'autres chaînes. Aucun contexte ne peut se clore sur lui» (Limited Inc., p. 30; trad. ang., p. 9).

(28) Ernest Lepore et Robert Van Gulik, John Searle and His Critics, p. 94.

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Dernière modification : 24 juillet 1996