LA QUESTION DU JUGEMENT

Josette Lanteigne

Revu en mars 2001

Paris, Éditions L'Harmattan, 1993

TABLE DES MATIÈRES

Introduction

Chapitre I: La théorie kantienne des jugements analytiques et des jugements synthétiques

Section 1: La définition des jugements analytiques et des jugements synthétiques

Section 1.1: La définition des jugements analytiques

Section 1.2: La définition des jugements synthétiques en général

Section 1.3: La définition des jugements synthétiques a priori

Section 2: La possibilité des jugements synthétiques en général

Section 3: Deux exemples de jugements synthétiques a priori

Section 3.1: La proposition arithmétique

Section 3.2: "Tout ce qui arrive a une cause"

Section 3.2.1: Évaluation du caractère synthétique a prioridu principe de causalité

Section 4: La solution du problème des jugements synthétiques a priori

Section 4.1: Le conflit des facultés

Section 4.2: La portée critique du primat de l'entendement

Section 4.3: Conclusion

Chapitre II: Étude comparative de Kant et de Wittgenstein

Section I: La question transcendantale en contexte wittgensteinien

Section 2: Évaluation de la distinction entre jugements analytiques et jugements synthétiques.

Section 2.1: Y a-t-il des jugements analytiques

Section 2.2: La réponse de Wittgenstein

Section 2.3: Quels sont les jugements synthétiques?

Chapitre III: Réflexions en marge de Wittgenstein

Section I: Scepticisme et usage commun

Section 2: Le jeu de langage du soldat qui faisait des rapports justes sans y souscrire.

Section 2.1: Usage et représentation (la possibilité des jugements synthétiques a priori appliquée à Wittgenstein)

Section 2.2: Grammaire et jeux de langage (de la déduction transcendantale à la forme de vie)

Section 3: Esquisse d'un dialogue avec Kant

Section 4: Conclusion

Chapitre IV: La philosophie du jugement de Jacques Poulain

Section 1: Les conditions anthropobiologiques du jugement

Section 2: "Penser vrai" et "juger"

Section 3: La grammaire du vrai

Section 3.1: La pertinence de la critique habermassienne de Wittgenstein

Section 3.2: Connexions analytiques et synthétiques autour du concept de jugement

Section 3.3: Conclusion

Conclusion de l'ouvrage

Références bibliographiques

Notes à la fin de chacun des chapitres

INTRODUCTION

On propose ici une recherche portant sur le jugement, dans l'optique de la distinction entre jugements analytiques et jugements synthétiques. Kant ne fut pas le premier à s'y intéresser, mais sa division tripartite entre jugements analytiques, synthétiques a posteriori et synthétiques a priori prétend à plus d'acuité que les habituelles oppositions duales entre jugements identiques ou non identiques (Leibniz), ou entre jugements qui reposent sur la logique et jugements empiriques (Hume). Néanmoins, Kant doit présupposer le jugement pour distinguer les jugements analytiques et les jugements synthétiques (a priori ou a posteriori), ce qu'il fait ouvertement au coeur même de la déduction transcendantale. Ainsi, sa nouvelle définition de l'essence du jugement est une proposition analytique (qui ne devrait rien pouvoir dire) réclamant une synthèse (elle qui se place ainsi sur le même pied que les jugements synthétiques a priori). Kant aurait pu se laisser arrêter par l'absurdité apparente de la présence du jugement analytique au centre de la démonstration de la possibilité de la connaissance synthétique a priori.

Sans vouloir "grammaticaliser" Kant ou en faire un philosophe du langage avant la lettre, on peut soutenir qu'il reconnaît le caractère indicible des relations sémantiques. N'étant justement pas un philosophe du langage, ce sont les choses en soi qu'il perçoit comme indicibles et non pas le jugement, qu'il définit comme l'acte de ramener la diversité des connaissances données (intuitions ou déjà concepts) à l'unité objective de l'aperception, au moyen d'une synthèse sans laquelle il ne saurait y avoir de jugement analytique: "Avant toute analyse de nos représentations, celles-ci doivent d'abord être données et aucun concept ne peut être formé analytiquement quant à son contenu... la synthèse est cependant ce qui proprement rassemble les éléments pour constituer les connaissances, et les réunit en un certain contenu." (1)

Quine a pu douter que la manière dont Kant décrit le rapport entre concepts dans le jugement analytique soit autre chose qu'une métaphore. Si Kant est aussi facilement sujet à la critique, il n'en est pas moins un sujet étonnant pour une pensée contemporaine résolument orientée vers le langage, dans la mesure où il situe le jugement au point focal. C'est Heidegger, dans son ouvrage intitulé Qu'est-ce qu'une chose?, qui m'a fourni les premiers repères d'une interprétation de Kant axée sur le jugement. Cette interprétation diffère de l'interprétation courante, qui fait de la Critique de la raison pure une théorie de la connaissance ou une simple épistémologie. Elle diffère également de l'interprétation courante de la pensée de Heidegger à partir de l'intuition et de l'imagination au détriment du concept et du jugement.

Si un penseur a mérité d'être qualifié de "philosophe du langage", c'est bien Wittgenstein, qui a élevé la grammaire au rang de discipline transcendantale. Mais on pourrait également considérer que la grammaire philosophique a précisément pour but de nous permettre de dépasser la problématique de l'idéalisme transcendantal. Wittgenstein était-il ou non kantien à sa manière, même s'il n'a pas beaucoup étudié Kant? La question a surtout de l'intérêt pour l'histoire de la philosophie. Au niveau dynamique où se place le rapprochement proposé entre Kant et Wittgenstein, celui-ci fut assez kantien dans ses préoccupations pour que son refus assuré de l'idéalisme transcendantal n'empêche pas qu'il aurait pu comprendre Kant, même s'il n'aurait pu accepter ses solutions. Toutefois, la comparaison Kant/Wittgenstein ne pourra apporter aucun résultat nouveau aux discussions plus actuelles, puisqu'on s'y limite à relever des ressemblances et des différences.

Voilà pourquoi un nouveau chapitre est venu s'ajouter à la thèse présentée à l'Université de Paris VIII. La thèse kantienne de l'analyse présupposant une synthèse reçoit un nouvel éclairage dans la reconnaissance d'une identification commune à la source du langage. En proposant de renverser la soumission de la raison théorique à la raison pratique à l'honneur depuis Kant, Poulain ne retombe pas sur une position cartésienne ou leibnizienne, comme on pourrait le croire. On dirait plutôt qu'il cherche à conjuguer les résultats de l'ouverture wittgensteinienne, heideggerienne, habermassienne, etc., avec une réactualisation de la tradition, partout où ses dispositifs, notions, systèmes, etc., peuvent encore servir à quelque chose. La notion de jugement synthétique devrait faire partie des dispositifs qui peuvent échapper au naufrage: "L'affirmation présupposée par toute parole et toute pensée transforme celles-ci en affirmations d'une vérité transcendantale que Kant appelait jugements synthétiques a priori." (2)

notes de l'introduction

1) Ak. III, 91; A 77-78; B 103; CRP, p. 92-93. En général, la traduction utilisée est celle d'Alexandre J.L. Delamarre et F. Marty (publiée sous la direction de F. Alquié). Comme s'y trouve en marge la pagination de l'Édition de l'Académie de Berlin, on renvoie uniquement à celle-ci; l'abréviation CRP désigne la traduction française de la Critique de la raison pure par A. Tremesaygues et B. Pacaud. La même politique est suivie en ce qui concerne les oeuvres de Kant déjà parues chez l'éditeur Vrin, et dont on propose une nouvelle traduction chez Alquié.
2) J. Poulain, "Peut-on guérir de la politique?", in Critique, juin-juillet 1988, nos 493-494, p. 526; cf. également L'âge pragmatique ou l'expérimentation totale, L'Harmattan, 1991, ch. 4.

CHAPITRE I: LA THÉORIE KANTIENNE DES JUGEMENTS

ANALYTIQUES ET DES JUGEMENTS SYNTHÉTIQUES

Au début de ma recherche, qui était d'abord et avant tout la recherche d'une compréhension approfondie, la distinction kantienne entre les jugements analytiques et les jugements synthétiques s'est vite cristallisée sous forme problématique. De prime abord, elle paraissait incohérente, pour ne pas dire contradictoire: les définitions de jugements analytiques et de jugements synthétiques paraissaient également analytiques et descriptives, que ce soit de manière positive (en ce qui a trait au jugement analytique), ou négative (le jugement synthétique étant décrit comme n'étant pas un jugement analytique, sans plus); je ne voyait pas comment éviter la conclusion que tous les jugements sont analytiques, dans un sens ou dans l'autre (ce qui donnerait raison à Leibniz contre Kant). En outre, les définitions de jugements analytiques et synthétiques paraissaient anachroniques, à comparer avec la nouvelle définition du jugement qui surgit au paragraphe 19 de la Critique de la raison pure. On aurait pu espérer que la définition du jugement synthétique a priori, à tout le moins, retienne quelque chose de cette recherche concernant l'essence du jugement. Or non seulement pouvait-on considérer que les jugements synthétiques a priori n'avaient reçu aucune définition (ce qui se laisserait encore justifier par le fait qu'il n'était pas indispensable – voire souhaitable, selon Kant – de définir ces jugements dès l'introduction à la Critique de la raison pure, où il suffisait de les présenter comme "problème"), mais Kant ne semblait pas avoir songé lui-même à l'opportunité de défendre sa nouvelle définition du jugement en tant que jugement synthétique a priori.

Le but de ce premier chapitre sera donc d'établir la cohérence de la théorie kantienne des jugements analytiques et synthétiques. Kant dirait que sa théorie est fondée s'il s'ensuit des connaissances synthétiques a priori, c'est-à-dire qu'il ne suffit pas, par exemple, qu'elle soit applicable aux mathématiques pour être adéquate. En tant que simple distinction logique, la différence analytique/synthétique serait par ailleurs incapable d'engendrer la moindre connaissance synthétique a priori. Mais supposons démontré, comme Kant le voudrait, que les connaissances pures de la mathématique, de la physique et même de la métaphysique ne sont pas autre chose que des jugements synthétiques a priori. Certes, la théorie accuse alors quelque chose de "dérivé" ou de second par rapport à la science constituée. Mais les jugements synthétiques a priori que celle-ci recèle et qui constituent son essence se trouvent proprement "déduits", c'est-à-dire qu'ils sont démontrés valables pour eux-mêmes et non pas seulement en raison de leur succès.

En pratique, cette déduction exige qu'on libère la notion de jugement synthétique a priori du carcan des définitions de l'introduction à la Critique de la raison pure. Or ce que l'on trouve dans cet ouvrage n'est pas tant une démonstration de propositions particulières (nonobstant les raccourcis de "preuves" des principes de l'entendement pur, introduites dans la seconde édition de la Critique), qu'une mise au jour des fondements a priori de la connaissance synthétique en général. Toutefois, les jugements synthétiques a priori doivent également pouvoir se justifier comme jugements, c'est-à-dire comme produits de l'entendement pur. Mais Kant ne s'intéressait pas tant aux propositions métaphysiques qu'aux propositions synthétiques a priori pourvues de sens. Or celles-ci sont soumises à ce qu'il appelle la "condition sensible": telle proposition, par exemple "les choses sont situées dans l'espace et dans temps", sera pourvue de sens si et seulement si le sujet est compris non comme un concept intellectuel mais comme un concept sensible.

La confrontation inévitable entre l'exigence de la sensibilité (la présence de l'intuition est indispensable à l'objet, qui ne peut être connu sans elle) et celle de l'entendement (qui exige une totale indépendance par rapport à la sensibilité) pourrait aussi bien être interprétée comme une compatibilité des deux. Ainsi, la logique transcendantale est le fief de l'entendement pur, mais elle présuppose l'esthétique transcendantale, qui est le fief de la sensibilité et de l'intuition pure. Par ailleurs, les concepts purs de l'entendement, comme concepts de son unité, anticipent le contenu de l'intuition empirique et même celui de l'intuition pure. De cette manière, l'entendement est "objectif" dans ses rapports avec la sensibilité: il reste libre de toute influence provenant des sens, tout en prenant acte du fait que rien ne peut être connu par lui sans que la faculté sensible soit impliquée, puisque ses objets sensibles, les phénomènes, sont les seuls à pouvoir être connus objectivement. On peut résumer la situation en disant que l'entendement évite d'être limité par la sensibilité en prenant les devants, ou en "se mettant à son service".

Dans ce qui suit, on a laissé libre cours à toutes les questions que l'inquiétude ou le désir d'aller au fond des choses pouvaient faire surgir. La première tenait surtout à ce qu'on pouvait douter que la distinction entre jugements analytiques et jugements synthétiques soit un dispositif fiable et efficace, destiné à séparer les connaissances vraies des prétendues connaissances. Comme il est apparu évident que le texte kantien fournissait et les questions et les réponses, on n'a pas craint de lui poser les interrogations les plus radicales, celle, notamment, de savoir si la distinction entre jugements analytiques et synthétiques réussit véritablement à différencier deux "types" de jugements, ou si les jugements de la philosophie transcendantale ne sont pas toujours des jugements analytiques, en un sens plus large du terme que le sens usuel.

SECTION 1: LES DÉFINITIONS DE JUGEMENTS ANALYTIQUES ET DE JUGEMENTS SYNTHÉTIQUES

Le début de la section IV de l'introduction à la première Critique, "De la différence des jugements analytiques et des jugements synthétiques", soulève des difficultés:

"Dans tous les jugements, où est pensé le rapport d'un sujet au prédicat (...), ce rapport est possible de deux façons. Ou bien le prédicat B appartient au sujet A comme quelque chose qui est contenu (de manière cachée) dans ce concept A; ou bien B est entièrement hors du concept A, quoique en connexion avec lui. Dans le premier cas, je nomme le jugement analytique, dans l'autre synthétique." (1)

En effet, on peut se demander si Kant a eu raison de n'appliquer qu'aux jugements catégoriques sa distinction entre jugements analytiques et synthétiques, lors même qu'il niait "que les jugements hypothétiques aussi bien que les disjonctifs ne [soient] que diverses formes de jugements catégoriques et que par suite ils s'y laissent tous ramener." (2) Mais il y a plus grave, puisqu'il n'est même pas assuré que la forme catégorique convienne à la fois aux jugements analytiques et aux jugements synthétiques. Voici comment Kant décrit l'articulation des concepts dans ce type de jugements:

"Dans un jugement catégorique, la chose dont la représentation est considérée comme une partie de la sphère d'une autre représentation subordonnée, est elle-même considérée comme contenue sous cette sphère qui est son concept supérieur; c'est donc la partie de la partie qu'on compare ici au tout dans la subordination des sphères." (3)

Plus loin, Kant reprend la même idée dans le schéma suivant:(4)

La description et le schéma précédents s'accordent bien avec le jugement analytique, où le prédicat fait partie du sujet, mais il est impossible que le jugement synthétique s'y laisse réduire, son prédicat étant tout à fait en dehors du concept du sujet. Une autre difficulté soulevée par le début de la section sur les jugements analytiques et synthétiques est que l'auteur y reprend "la définition que les logiciens donnent d'un jugement en général: c'est, à ce qu'ils disent, la représentation d'un rapport entre deux concepts" (5). Kant affirme pourtant n'avoir jamais pu se satisfaire de cette définition.

On pourrait estimer qu'il n'est pas légitime de confronter un passage de l'introduction à la Critique de la raison pure à des développements qui font partie de l'analytique transcendantale, voire à d'autres oeuvres de Kant et tout particulièrement la Logique, qui n'entretient aucun rapport privilégié avec l'entreprise critique (6). Mais Kant lui-même ne bouleverse-t-il pas l'ordre de sa recherche en plaçant la définition des jugements analytiques et synthétiques au début de la Critique? Dans la "Discipline de la raison pure" (7), et déjà dans sa Recherche sur l'évidence des principes de la théologie naturelle et de la morale de 1763, Kant tâche de dissuader la philosophie d'imiter la mathématique en commençant par les définitions: ..."en métaphysique, dit-il, je ne dois jamais commencer par là, et l'on se trompe aussi longtemps que l'on considère que la définition est la première chose que je connais d'un objet, alors qu'elle est presque toujours la dernière." (8) Par ailleurs, on sait par les Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science que la Critique a été "composée suivant un procédé d'exposé synthétique" (9), comme se doit de l'être tout ouvrage ayant pour but l'établissement de propositions synthétiques a priori. Pour y parvenir, la Critique a certes eu besoin dans les faits de maintes analyses; mais lorsqu'il s'est agi d'expliquer ce qu'on avait trouvé, on n'a présupposé "aucune donnée, hormis la raison pure elle-même, [pour] tente[r] ainsi, sans s'appuyer sur un fait quelconque, de développer la connaissance à partir de ses germes originels." (10)

Si la définition des jugements analytiques et synthétiques est exposée dès le début de la Critique, c'est qu'elle est nécessaire à la formulation du problème véritable de la raison pure: "Comment les jugements synthétiques a priori sont-ils possibles?" Kant est en pleine possession de ses moyens lorsqu'il l'introduit; il ne faut donc pas croire qu'il nous propose d'abord une définition approximative, influencée par la tradition et destinée à être révisée par la suite. Dans ces conditions, on ne devra pas hésiter à confronter cette définition des jugements analytiques et synthétiques aux thèses kantiennes les plus radicales, et notamment à la remise en question de l'essence du jugement qui intervient au paragraphe 19 de la seconde édition de la Critique. Dans ce passage, au lieu de s'étendre sur le caractère insatisfaisant de la définition traditionnelle, convenant aux jugements catégoriques mais non aux jugements hypothétiques et disjonctifs, Kant préfère remarquer qu'elle ne détermine pas en quoi consiste au juste le rapport entre les concepts, qui est sensé être l'essentiel du jugement (11). Et c'est bien à cette question que Kant commence déjà de répondre dans la section IV de l'introduction, lorsqu'après avoir rappelé la définition usuelle ("Dans tous les jugements, où est pensé le rapport d'un sujet au prédicat..."), il poursuit en soulignant que "ce rapport est possible de deux façons."

SECTION 1.1: LA DÉFINITION DES JUGEMENTS ANALYTIQUES

Considérons d'abord la nature du rapport sujet-prédicat dans les jugements analytiques. Si le jugement "A est B" est analytique, l'examen des concepts du sujet et du prédicat doit démontrer que B est implicitement contenu dans A comme quelque chose qui est déjà, bien qu'obscurément encore, pensé dans ce concept. Il est important de rendre intelligible cette idée d'un concept "contenu" dans un autre; par contraste, Kant s'en sert également pour clarifier le rapport du sujet au prédicat dans les jugements synthétiques: si le jugement "A est B" est synthétique, le prédicat échappe à la détermination du sujet, dans la mesure où son concept est "entièrement hors" du concept du sujet.

Dans un article du début des années cinquante, W.V.O. Quine reproche à Kant d'user de métaphores pour expliciter ce qu'il entend par jugements analytiques (12). Pourtant, si Kant ne craint pas d'affirmer que ces jugements "ne disent rien dans le prédicat qui n'ait été déjà pensé effectivement (wirklich) dans le sujet, quoique d'une façon moins claire et moins consciente" (13), alors l'inclusion de la représentation du prédicat dans celle du sujet n'est certainement pas à prendre à un niveau simplement métaphorique. C'est ici qu'il est utile de se rappeler que le jugement analytique est selon la forme un jugement catégorique: la représentation du prédicat est subordonnée à la représentation du sujet (ou le concept partiel de l'objet est compris sous son concept supérieur), en vue de l'unité du concept réel (14) de l'objet.

Si dans les jugements analytiques, la représentation du prédicat doit être d'ores et déjà contenue dans celle du sujet, c'est dire que le prédicat ne doit attribuer au sujet rien de plus que ce qui est d'avance sous-entendu en lui: "Des jugements analytiques (affirmatifs) sont donc ceux dans lesquels la connexion du prédicat avec le sujet est pensée par identité" (15). C'est ici que l'auteur semble parler d'une manière métaphorique. En effet, comment soutenir que dans "tous les corps sont étendus", exemple de jugement analytique, l'étendue soit littéralement corps? Seules les propositions tautologiques sont composées d'un sujet et d'un prédicat explicitement identiques. Mais Kant dit bien que dans le jugement analytique, la liaison des deux termes est "pensée" par identité. Dans ses projets de réponse à une question de l'Académie de Berlin portant sur Les progrès de la métaphysique en Allemagne depuis Leibniz et Wolf et dans son cours de Logique, Kant ne manque jamais de distinguer le jugement analytique du véritable jugement identique ou tautologie.

Le jugement analytique ne saurait être une forme déguisée de jugement identique; cette manière d'expliquer la subordination du prédicat au sujet ne nous dit pas quelle est cette pensée que le prédicat est sensé dégager du concept du sujet, où elle est confusément représentée: "Les jugements analytiques se fondent il est vrai sur l'identité et peuvent y être ramenés, mais ils ne sont pas identiques, car il faut les analyser et c'est ainsi qu'ils servent à l'explication du concept" (16). Explicite, l'identité des concepts dans la tautologie n'a pas à faire intervenir la représentation d'un concept "implicitement contenu" dans un autre. Ce qui, dans un jugement analytique, tiendrait lieu du concept partiel de l'objet, s'identifie ici avec son concept réel: "l'homme est homme". Au contraire, l'identité par exemple du concept de corps et du concept d'étendue n'est pas triviale, puisqu'elle suppose que nous sommes à même de reconnaître dans l'étendue un sous-concept du concept de corps: "À tout x, auquel convient le concept de corps (a + b), convient aussi l'étendue (b)" (17).

Il est important de distinguer les jugements analytiques et les jugements tautologiques. Lorsqu'on les confond, on a tendance à oublier que les premiers sont "virtualiter vides ou sans conséquences" (18), alors que les seconds ne sont pas sans procurer un certain accroissement à la connaissance, même si celui-ci est uniquement formel (19). Toutefois, il est une propriété que les jugements analytiques partagent avec les tautologies: c'est que les propositions qui prétendraient les nier se détruiraient inévitablement elles-mêmes. "L'homme n'est pas homme" et "quelque corps n'est pas étendu", sont également contradictoires, pour cette raison que ces propositions nient que le concept du sujet possède les caractères qui lui appartiennent toujours déjà à titre de concept réel de l'objet. Condition universelle, bien que seulement négative, de la vérité de toutes nos connaissances, la loi de non contradiction est positivement le principe suprême de tous les jugements analytiques. Que le jugement soit affirmatif, et qu'on adjoigne au concept ce qui est de toute façon compris en lui ou qu'il soit négatif, et qu'on exclue du concept son opposé, "on niera toujours avec raison le contraire de ce qui aura été posé et pensé dans la connaissance de l'objet, tandis que le concept lui-même devra nécessairement être affirmé de cet objet, pour cette raison que son contraire serait contradictoire à cet objet." (20)

Que doivent être les jugements analytiques, pour que les propositions qui les nient se contredisent nécessairement elles-mêmes? "Tous les jugements analytiques (...) sont par nature des connaissances a priori, que les concepts qui leur servent de matière soient empiriques ou non." (21) Nécessité et stricte universalité sont les deux marques distinctives des connaissances a priori (22). Cependant, le prédicat a priori indiquera tout autre chose selon qu'il sera appliqué à un jugement analytique ou synthétique. Appliqué au jugement analytique, il signifiera que ce type de jugement est absolument indépendant de l'expérience:

"Tous les corps sont étendus, c'est là une affirmation nécessaire et éternelle, que ces corps existent ou non, que leur existence soit brève ou longue, ou même qu'ils existent de tout temps, c'est-à-dire éternellement." (23)

C'est ainsi que Kant répond à Eberhard, qui insistait pour dire que la proposition "Tout ce qui est nécessaire est éternel, toutes les vérités nécessaires sont des vérités éternelles", est synthétique et cependant a priori. S'il est des propositions connaissables comme vérités éternelles, ce sont les jugements analytiques et non pas les jugements synthétiques a priori (24), lesquels ne sont pas absolument indépendants de l'intuition pure du temps. Dans le cas des jugements analytiques, cette indépendance par rapport à l'intuition pure signifie uniquement que ces propositions ne disent rien qui intéresse l'expérience, à tel point qu'analytique ne se conjugue guère qu'avec a priori chez Kant: "Voilà justement pourquoi toutes les propositions analytiques sont aussi des jugements a priori, même si leurs concepts sont empiriques, par exemple: l'or est un métal jaune; car, pour savoir cela, je n'ai pas besoin d'une expérience plus vaste, en dehors de mon concept de l'or, qui contient que ce corps est jaune et est un métal: car c'est en cela précisément que consistait mon concept, et je n'avais rien d'autre à faire qu'à le décomposer. (25)

Il serait donc absurde (ungereimt) de fonder sur l'expérience un jugement analytique, toute la justification nécessaire étant fournie par le concept du sujet et le principe de contradiction, conformément auquel je tire le prédicat du sujet tout en prenant conscience de la nécessité du jugement, ce que l'expérience ne me permettrait pas (26). Finalement, on peut déduire de ce désengagement des vérités analytiques à l'endroit de ce qui survient au sein de l'expérience les deux traits distinctifs des jugements analytiques. D'abord, le fait qu'ils ne doivent rien à l'expérience nous permet de comprendre que les jugements analytiques soient explicatifs, c'est-à-dire qu'on n'ait pas besoin d'une autre expérience que celle du concept du sujet pour les énoncer (27). La même raison explique également que le jugement analytique, en vertu du seul principe de contradiction, affirme qu'un prédicat appartient nécessairement au concept du sujet. (28)

SECTION 1.2: LA DÉFINITION DES JUGEMENTS SYNTHÉTIQUES EN GÉNÉRAL

J'ai d'abord cherché à donner un sens aux expressions que Kant utilise pour présenter le jugement analytique. Il s'agissait simplement de les rendre plus claires et de voir ce qu'elles impliquent pour ces jugements. Cependant, il semble que les jugements synthétiques ne puissent pas être introduits d'une façon aussi directe. En effet, les expressions que Kant utilise dans leur cas ne font que prendre le contre-pied de celles qui servaient à décrire le jugement analytique: le prédicat du jugement synthétique est "entièrement hors" du concept du sujet, la liaison du prédicat au sujet est "pensée sans identité", et les jugements synthétiques "ajoutent au concept du sujet un prédicat qui n'était pas du tout pensé dans le sujet, et qu'aucune analyse de celui-ci n'aurait pu en tirer" (29). La seule image des jugements synthétiques qui se dégage de cette description est que ces jugements ne sont pas des jugements analytiques.

Hermann Cohen considérait que le début de la section IV de l'introduction ne présente que la "définition arbitraire" des jugements analytiques et synthétiques, à laquelle on ne devrait rien reprocher (sauf les obscurités qu'elle peut contenir), puisqu'elle est "inattaquable" (30). Il existe deux sortes de définitions arbitraires: celle des mathématiques, où le concept est donné par la définition (31), et la définition nominale, "qui renferme la signification qu'on a voulu donner arbitrairement à un certain nom, et qui se contente par conséquent d'indiquer l'être logique de son objet, ou qui sert simplement à le distinguer d'autres objets." (32) Si donc la définition des jugements analytiques et synthétiques est arbitraire, ce ne peut être qu'au sens de la définition nominale. Ce n'est d'ailleurs pas là un défaut des définitions philosophiques à l'exclusion des autres: Kant estimait que l'on ne peut pas à proprement parler définir les concepts autres que mathématiques, puisque l'on ne peut jamais être assuré d'avoir épuisé tous les caractères d'un concept donné (qu'il s'agisse d'un concept empirique ou d'un concept donné a priori) (33).

La définition arbitraire d'un concept mathématique est aussi sa définition réelle, puisque l'objet qui lui correspond peut toujours être construit a priori dans l'intuition (34). De manière bien différente, la définition nominale des jugements analytiques coïncide également avec leur définition réelle: puisque ces jugements ne sont que des explicitations de concepts donnés, le principe interne de leur possibilité ne doit pas être cherché ailleurs que dans les raisons qu'on a de les "appeler" ainsi. La définition nominale des jugements synthétiques ne peut évidemment pas être aussi leur définition réelle; celle que donne la Critique va jusqu'à les caractériser positivement comme jugements extensifs, mais elle ne nous permet pas de comprendre immédiatement ce qui rend possible ce progrès de la connaissance. Cela vaut tout particulièrement pour les jugements synthétiques a priori.

SECTION 1.3: LA DÉFINITION DES JUGEMENTS SYNTHÉTIQUES A PRIORI

Dans son écrit Sur une découverte selon laquelle toute nouvelle Critique de la raison pure serait rendue superflue par une plus ancienne, Kant dénonce l'inutilité de tous les efforts en vue d'énoncer le principe des jugements synthétiques a priori tout en les définissant. C'est pourtant là l'exploit qu'Eberhard prétendait avoir accompli avec sa définition des jugements analytiques et synthétiques: ..."les jugements analytiques sont ceux dont les prédicats énoncent l'essence ou quelques-unes des parties essentielles du sujet; quant aux jugements synthétiques, lorsqu'ils sont des vérités nécessaires, ils ont des attributs pour prédicats." (35) Mais Kant n'a pas de peine à démontrer, premièrement, qu'Eberhard ne parvient pas à distinguer les jugements analytiques et les jugements synthétiques a priori, et deuxièmement, que sa définition des jugements synthétiques a priori doit être tautologique si elle est vraie.

En ce qui concerne le premier point, Kant rappelle "qu'un prédicat attribué à un sujet par une proposition a priori (36) est affirmé par là comme appartenant nécessairement à celui-ci (comme indissociable du concept de ce sujet)." (37) Ainsi, toutes les propositions a priori doivent contenir des caractères essentiels (38), les propositions analytiques comme les propositions synthétiques a priori. Dès lors, comment distinguer les deux? Eberhard veut qu'on reconnaisse aux jugements synthétiques a priori des attributs. Or qu'est-ce qu'un attribut? Les caractères essentiels se divisent en primitifs, constituant l'essence logique du concept (essentiala) et dérivés (attributa). Considérons les trois propositions suivantes:

"Tout corps est étendu"

"Tout corps est divisible"

"La substance est permanente"

La première proposition ne pose pas de problème: l'étendue faisant partie de l'essence logique du concept de corps, le jugement est analytique. La proposition suivante est elle aussi analytique. Toutefois, comme la divisibilité n'est pas directement puisée dans le concept de corps mais qu'elle découle de l'étendue, ce prédicat est un attribut. Or voici que la permanence est un prédicat indissociable de la substance, sans pourtant être contenue dans ce concept. La permanence est donc un attribut de la substance, comme dit Eberhard, mais une tout autre sorte d'attribut que la divisibilité, qui pouvait être dérivée, suivant le principe de contradiction, d'une partie essentielle du concept de corps (l'étendue). Et Kant de conclure "que, si l'on n'a pas déjà donné préalablement quelque critère d'une proposition synthétique a priori, on ne met aucunement en lumière une différence de celle-ci d'avec des propositions analytiques en disant que son prédicat est un attribut (39). En effet, en disant que ce prédicat se nomme attribut, on ne dit rien de plus, sinon qu'il peut être dérivé de l'essence à titre de conséquence nécessaire: quant à ce qui est de savoir si c'est analytiquement, en vertu du principe de contradiction, ou synthétiquement, d'après quelque autre principe, cela reste alors entièrement indéterminé." (40)

Il ne reste à Eberhard d'autre choix que d'adopter la définition suivante des jugements synthétiques a priori: ..."ce sont des jugements qui énoncent des attributs synthétiques des choses." (41) Mais c'est là une évidente tautologie. Si l'explication kantienne des jugements synthétiques a priori ne fait aucune place à des expressions comme "caractère essentiel du sujet" ou "attribut", c'est que ces déterminations ne peuvent ni ne doivent entrer dans la définition: ..."cela fait partie de la déduction de la possibilité de la connaissance des choses par une sorte de jugement qui ne peut apparaître que d'après la définition." (42) On ne peut se contenter de dire que les jugements synthétiques, lorsqu'ils sont a priori, contiennent des attributs synthétiques, et faire comme si la possession de ces nouveaux prédicats nécessaires (qui ne font pas partie de l'essence du concept du sujet), allait de soi. Soit le concept de cause dans la proposition "tout ce qui arrive a une cause". Ce prédicat ne fait pas partie du sujet de la proposition, et pourtant on voudrait qu'il lui appartienne nécessairement. Mais en quoi la proposition qui attribue une cause à tout événement est-elle objectivement plus recevable que celle qui affirme que "tout survient par un hasard aveugle"? Serait-ce que tout ce qui arrive n'est objet de connaissance pour nous qu'uniquement dans la mesure où nous le savons conditionné par autre chose? Voilà une affirmation qui n'est pas sans requérir un fondement. Seulement, celui-ci n'est pas à chercher du côté d'un rapport logique entre concepts subordonnés l'un à l'autre, mais il dépend des conditions de possibilité des phénomènes qui se présentent à nous.

L'explication de la possibilité des jugements synthétiques a priori n'est pas un problème pour la logique générale, qui n'a pas même à en connaître le nom (43). Kant départage les tâches de la logique générale, qui étudie "la forme logique dans le rapport des connaissances entre elles, c'est-à-dire la forme de la pensée en général" (44), et celle de la logique transcendantale, dont le but est de "[déterminer] l'origine, l'étendue et la valeur objective de la pensée a priori des objets" (45). Eberhard, qui prétend se donner le bénéfice de la notion de jugement synthétique a priori en déterminant arbitrairement ce que ces jugements doivent être, pour être a priori, sans rechercher comment ils sont seulement possibles, reste à son insu dans le champ de la logique générale. Celle-ci connaît bien la différence entre jugements empiriques et jugements a priori (46), mais elle ne distingue pas les connaissances a priori que nous procure la sensibilité pure de celles qui relèvent du seul entendement; du point de vue de cette logique, qui fait abstraction du contenu aussi bien que de l'origine de la connaissance (47), l'entendement est seul à fournir les conditions de la pensée pure des objets. Or c'est faux pour Kant puisque la sensibilité nous procure l'intuition pure, condition indispensable de la connaissance a priori.

Que manque-t-il à la logique générale pour qu'elle puisse concevoir la question soulevée par les jugements synthétiques a priori? On l'a vu, elle "ne tient compte des conditions de la connaissance que du point de vue de l'entendement. Il faut que la sensibilité, et la sensibilité comme pouvoir d'une intuition a priori, soit en même temps prise en considération" (48). La logique transcendantale, qui ne partage pas les limitations de la logique ordinaire, n'est pourtant pas centrée sur l'intuition pure, son programme étant de décrire les actes de la pensée pure pouvant mener à une connaissance a priori des objets en général. Alors que l'esthétique transcendantale isolait la sensibilité pure en vue de s'enquérir de nos intuitions pures de l'espace et du temps, la logique transcendantale cherche à découvrir quelles sont les catégories ou concepts purs de l'entendement. Toutefois, pour autant que cette Logique, comme l'Esthétique qui l'a précédée, est "transcendantale", elle s'intéresse moins à la connaissance a priori qui nous vient de l'entendement pur qu'à la possibilité même de cette connaissance, et elle doit pour cette raison tenir compte de l'acquis de l'esthétique transcendantale:

"Dans une logique transcendantale, nous isolons l'entendement (...) et nous prenons simplement la partie de la pensée qui a son origine uniquement dans l'entendement. Mais l'usage de cette connaissance pure repose sur cette condition que des objets, auxquels elle puisse s'appliquer, nous soient donnés dans l'intuition. Car sans intuition, toute notre connaissance manque d'objets, et reste par suite complètement vide." (49)

C'est ainsi que "tout ce qui arrive a une cause" est synthétique a priori dans sa définition réelle (qui s'applique aux conditions de l'espace et du temps comme intuitions pures), car les catégories de cause et d'effet servent à déterminer l'intuition pure du temps en fournissant un modèle de la manière dont les événements se succèdent dans le temps (50). De même, le principe de la permanence de la substance n'est pas formulé ainsi dans la Critique de la raison pure: "la substance est permanente", mais plutôt: "Au milieu de tous les changements dans le monde, la substance demeure, et seuls les accidents changent." (51)

SECTION 2: LA POSSIBILITÉ DES JUGEMENTS SYNTHÉTIQUES EN GÉNÉRAL

On a vu que dans le jugement analytique le prédicat était contenu, comme "concept partiel", dans le concept du sujet. Dans le jugement analytique, "A est B" parce que B est déjà implicitement compris sous A:

"À tout x, auquel convient le concept de corps (a + b), convient aussi l'étendue (b); voilà un exemple de proposition analytique."

Mais:

"À tout x, auquel convient le concept de corps (a + b), convient aussi l'attraction (c); voilà un exemple de proposition synthétique." (52)

Dans le jugement synthétique, le prédicat n'est pas contenu dans le sujet, je ne saurais l'y découvrir par une analyse de concept. Alors comment le prédicat d'un tel jugement vient-il s'ajouter au concept du sujet? Considérons le concept de corps. Il contient un divers qui se laisse analyser par les prédicats d'étendue, d'impénétrabilité, de divisibilité, etc., mais cela représente-t-il pour autant l'expérience complète de "l'objet de l'expérience" (Gegenstand der Erfahrung), elle-même "considérée comme l'ensemble de toute connaissance où des objets (Objekte) peuvent nous être donnés" (53)? Le sujet du jugement analytique était conçu comme un "tout" dont on pouvait extraire différentes "parties" en s'appuyant sur le principe de contradiction. Dans l'optique du jugement synthétique, qui ne doit pas seulement éclaircir ce qui est déjà pensé dans un concept, mais étendre la connaissance, c'est l'expérience qui devient la totalité, "l'unique expérience qui embrasse tout" (54). Quant au concept du sujet, il "ne constitue qu'une partie de cette expérience." (55)

Il n'en reste pas moins qu'au concept de corps, il correspond quelque chose dans l'expérience. Ce quelque chose, en plus de faire partie de l'expérience en général – ce qui lui permet d'être représenté dans le concept – est lié comme objet aux perceptions qui font partie de la même expérience déterminée. C'est ainsi qu'en dépassant le concept de corps dans le sens de l'objet lui-même, il est possible de découvrir une foule de prédicats non identiques: la coloration, la dureté ou la mollesse, la pesanteur, le repos ou le mouvement, etc. Faut-il immédiatement porter ces nouveaux caractères au compte du concept de l'objet? Mais la question est plutôt de savoir: comment s'effectue la liaison au terme sujet d'un "prédicat qui n'avait pas été pensé en lui et qu'on n'aurait pu en tirer par aucun démembrement" (56)? Cette liaison est "synthétique":

"Je puis à l'avance connaître analytiquement le concept d'un corps par les caractères de l'étendue, de l'impénétrabilité, de la figure, etc., qui tous sont pensés dans ce concept. Mais j'étends maintenant ma connaissance, et, en retournant à l'expérience, d'où j'avais tiré ce concept de corps, je trouve aussi la pesanteur toujours jointe aux concepts précédents, et je l'ajoute synthétiquement à ce concept comme prédicat." (57)

La synthèse s'oppose d'abord à l'analyse en tant que celle-ci signifie diviser, séparer, décomposer et celle-là composer, rassembler, lier. En ce sens des termes analyse et synthèse, on ne peut analyser que ce qui a déjà été compris dans une synthèse: "Avant toute analyse de nos représentations, celles-ci doivent nous être données et aucun concept ne peut naître analytiquement quant à son contenu" (58). Or la synthèse du jugement synthétique a ceci de remarquable que les éléments qu'elle rassemble ne sont pas homogènes. Dans la mesure où le jugement analytique pense le rapport de deux concepts, on peut bien y découvrir une espèce de synthèse (59). Mais dans le jugement synthétique, il ne s'agit pas seulement de penser l'unité de deux concepts dont l'un est implicitement identique à l'autre. Le prédicat n'y est pas tiré du concept du sujet et il affirme plus que celui-ci ne contient. Pour Kant, "le terme de synthèse indique clairement qu'en dehors du concept donné quelque chose doit encore venir en plus, comme substrat, qui me permette d'aller avec mes prédicats au-delà de ce concept" (60). Cette autre chose, ce substrat ou cette raison suffisante (61) des jugements synthétiques empiriques, c'est l'expérience pour l'introduction à la Critique de la raison pure; mais la Réponse à Eberhard nomme plutôt l'intuition. En effet, si ce n'est dans le concept, ce ne peut être que dans l'expérience que sujet et prédicat du jugement synthétique sont liés, mais seule l'intuition nous donne l'objet de l'expérience: ..."des intuitions en général, par lesquelles des objets peuvent nous être donnés, constituent le champ, ou l'objet tout entier, de l'expérience possible." (62)

On peut maintenant préciser en quel sens un concept ne saurait jamais représenter l'expérience complète de l'objet; en tant que connaissance l'expérience requiert, outre le concept, la présence d'un autre élément: l'intuition. Il est également possible d'expliciter la liaison des termes du jugement synthétique. Le prédicat d'un tel jugement, bien qu'"entièrement hors" du terme sujet, est néanmoins "en connexion avec lui", dans la mesure où il est enté sur l'intuition correspondant au concept du sujet. Un exemple. Il ne fait certes pas partie de mon concept de verre en général qu'il soit plein plutôt que vide. Or voici que je me verse un verre d'eau. Jugeant que "le verre est plein", je ne fais que reconnaître au sujet un caractère, appartenant à l'un des objets désignés par le concept. Sans doute, après comme avant le jugement, le plein ne fait pas réellement partie de mon concept de verre, mais il constitue un élément du concept possible en son entier, lequel ne se limite pas aux caractères qui sont déjà pensés dans mon concept (réel) de verre mais comprend également ceux qui s'y ajoutent dans l'intuition empirique.

L'acte de juger synthétiquement s'appuie sur l'unité de l'intuition et du concept qui est au fondement de toute connaissance: "[les jugements synthétiques en général] ne sont pas possibles autrement que sous la condition d'une intuition soumise au concept de leur sujet" (63). Les concepts servent à penser les objets, ce qui signifie ordonner des représentations diverses sous des représentations communes, selon un principe d'unité (64). Cette fonction caractéristique du concept découle de la spontanéité de la pensée, par opposition à la réceptivité des intuitions fondées sur des "affections" sensibles. La pensée est active alors que l'intuition reste passive, réceptive (elle n'a lieu qu'autant que l'objet est donné); mais l'entendement ne crée pas plus ses objets que la sensibilité n'a le pouvoir d'intuitionner l'étant supra-sensible. "Aussi est-il tout autant nécessaire, dit Kant, de rendre sensibles ses concepts (c'est-à-dire de leur joindre l'objet dans l'intuition), que de rendre intelligibles ses intuitions (c'est-à-dire de les soumettre à des concepts)" (65). Et où cette unité de la pensée et de l'intuition pourrait-elle trouver à s'énoncer, si ce n'est dans le jugement synthétique, qui lie au concept du sujet un prédicat acquis sur la base de l'objet correspondant à ce concept?

À considérer les jugements analytiques, où tout se passe au niveau du concept, il n'est pas du tout évident que "je ne connais pas un objet, quel qu'il soit, par cela seul que je pense." (66) Dans les jugements synthétiques, par contre, la relation à l'objet est déterminante. Les concepts qui articulent ce type de jugements ne sont pas exhibés pour eux-mêmes ou pour leur teneur conceptuelle, mais ils ne servent qu'à "[déterminer] une intuition donnée dans la perspective de l'unité de la conscience" (67). Une des thèse de Heidegger concernant Kant est que "toute pensée se tient au service de l'intuition" (68). Elle s'appuie sur le début de l'esthétique transcendantale:

"De quelque manière et par quelque moyen qu'une connaissance puisse se rapporter à des objets, le mode par lequel elle se rapporte immédiatement à des objets, et que toute pensée, à titre de moyen, prend pour fin, est l'intuition." (69)

Pour rendre justice à ce qui constitue proprement le début de la Critique, il ne suffit pas de comprendre la distinction entre jugements analytiques et jugements synthétiques comme une différenciation de propositions où ce qui est dit est fondé ou non sur l'intuition. Car si toutes nos connaissances doivent avoir en définitive un objet, le jugement analytique ne peut être lui-même absolument sans rapport à l'intuition; il fait totalement abstraction de cette relation, mais il la présuppose néanmoins. Or le jugement synthétique ne fait pas simplement que tenir compte de quelque chose que le jugement analytique négligerait. Nous essaierons de le montrer en nous aidant des schémas (simplifiés) que Heidegger propose dans son ouvrage Qu'est-ce qu'une chose? (70)

Dans nos dessins, la ligne courbe inférieure représente le rapport sujet-prédicat. La flèche de gauche indique la relation à l'objet; elle existe pour le jugement analytique comme pour le jugement synthétique, mais dans ce dernier cas on note que la flèche est redoublée. La relation qui désigne le jugement comme analytique est indiquée par une flèche en pointillé reliant le sujet au prédicat du jugement; dans le cas du jugement synthétique, la ligne pointillée va de l'objet au prédicat. Ce qui dans la représentation du jugement synthétique répond à l'identité implicite des concepts du jugement analytique, c'est le mouvement d'aller-retour de l'objet du concept au concept de l'objet (indiqué par la double flèche). Mais on remarque que la flèche de droite du schéma représentant le jugement synthétique n'a pas d'analogue du côté du jugement analytique, où le prédicat est tiré du concept donné et non de l'expérience de l'objet. Le jugement analytique fait intervenir un rapport sujet-prédicat et la relation à l'objet – qui n'entre pas en ligne de compte dans ce type de jugement. Dans le jugement synthétique, il y a tout cela plus une représentation nouvelle de l'objet à partir de la manière déterminée dont il se donne. En ce sens, le jugement synthétique comporte une dimension de plus que le jugement analytique.

Ce qu'il y a de nouveau dans le jugement synthétique, c'est qu'on y tire le prédicat de l'objet et non du concept. Pour ce faire, il a fallu dépasser le concept pour rejoindre un autre donné: "C'est le rôle de la synthèse de rendre l'objet distinct, c'est celui de l'analyse de rendre le concept distinct." (71) On sait que Kant appelait les jugements synthétiques "jugements extensifs", par opposition à ceux dont le prédicat ne dit rien qui n'ait déjà été pensé dans le concept du sujet. Ce qui se trouve élargi, c'est donc le contenu de la connaissance et non pas simplement sa forme. À ce titre, il semblerait d'ailleurs que seuls les jugements synthétiques attribuent vraiment un prédicat au sujet. Car les jugements analytiques, trouvant le prédicat dans le sujet qu'ils se contentent d'expliciter, n'introduisent aucune donnée qui ne se laisse ramener au concept du sujet. Les prédicats des propositions synthétiques étant des "déterminations" plutôt que des "prédicats logiques" (72), on ne peut les soumettre à une telle réduction.

SECTION 2.1: "TOUS LES CORPS SONT PESANTS"

On sait quelle importance Kant accordait à la distinction entre jugements analytiques et jugements synthétiques en général. Non seulement y voyait-il "le premier pas qui [ait] été accompli dans [sa] recherche rationnelle" (73), mais il la jugeait "indispensable à la critique de l'entendement humain, [où elle méritait selon lui] ... d'être classique" (74). Toutefois, on peut se demander ce que signifient les quelques exemples de jugements analytiques et synthétiques que Kant donne volontiers dans ses ouvrages de la période critique? Il s'agit parfois de simples définitions, comme pour "l'or est un métal jaune", jugement analytique (75). Tous les exemples de jugements synthétiques a priori sont importants, naturellement. Mais il est tout aussi naturel de questionner les deux exemples de jugement analytique et de jugement synthétique (a posteriori) les plus fréquents:

"Tous les corps sont étendus" (analytique)

"Tous les corps sont pesants" (synthétique)

En apparence, rien ne les distingue sinon leur prédicat. Par suite, on dirait que c'est l'étendue qui fait le jugement analytique et la pesanteur, le jugement synthétique. Mais pourquoi devrait-il en être ainsi? La pesanteur ou, comme Kant le dit aussi, l'attraction, seraient-elles moins propres aux corps que l'étendue ou la figure, pour que celles-ci appartiennent nécessairement au concept de l'objet, mais qu'on doive attendre de l'expérience – même de la première expérience venue – qu'elle nous confirme que les corps sont lourds? Qu'on pense à un corps, tout à fait en général: on devra lui reconnaître les caractères de l'objet géométrique occupant un espace, doté d'une figure, etc., mais est-ce là ce qu'on appelle un corps? Quel est le sens de la distinction kantienne?

Considérons d'abord le jugement: "tous les corps sont pesants" en tant qu'il est synthétique. Pour reconnaître que la pesanteur est tout à fait en dehors du concept de corps, il suffit d'examiner les deux concepts. On sait déjà que le concept de corps inclut celui d'un corps étendu. Quant au prédicat de pesanteur, Hermann Cohen fait observer qu'y "sont immédiatement pensés deux corps gravitant l'un autour de l'autre." (76) Si le jugement sous examen était analytique la pesanteur devrait, comme la divisibilité ou l'impénétrabilité, faire partie du prédicat d'étendue, lui-même contenu dans le concept de corps. Or il n'en est rien. Pour s'en convaincre, on n'a qu'à chercher en quoi la proposition suivante, où le concept de pesanteur se trouve analysé, a besoin de l'étendue pour s'énoncer: "un corps pesant subit l'attraction d'un autre corps". Le concept de deux corps gravitant l'un autour de l'autre dépasse celui d'un corps étendu en lui ajoutant une dimension nouvelle sur la base de l'expérience, et c'est pourquoi "tout corps est pesant" doit être désigné comme un jugement synthétique. Même le sujet des deux jugements n'est pas identique: dans le jugement analytique, il s'agit du concept de corps alors que le jugement synthétique traite du phénomène, de la matière du concept. À cet égard, la leçon des Prolégomènes, qui dit "tous les corps sont étendus" mais "quelques (einige) corps sont pesants" (77), est préférable à celle de la Critique. Car elle manifeste que le jugement fondé sur l'expérience réelle de l'objet ne saurait jamais avoir l'universalité d'un jugement portant sur l'essence logique des choses. Le jugement analytique présente les caractères de nécessité et de stricte universalité qui distinguent toute connaissance a priori. Mais "l'expérience ne donne jamais à ses jugements une universalité vraie ou rigoureuse, mais seulement supposée ou comparative (par induction) ... L'universalité empirique n'est donc qu'une élévation arbitraire de la valeur; on fait d'une règle valable dans la plupart des cas une loi qui s'applique à tous, comme, par exemple, dans la proposition: Tous les corps sont pesants." (78)

Mais comment concilier "l'universalité seulement comparative" de la dernière proposition avec certain corollaire des Premiers principes métaphysiques de la science de la nature (79), où Kant affirme que "[l'élasticité (80)] et la pesanteur constituent les seuls caractères universels qu'on puisse discerner a priori dans la matière" (81). Selon H. Cohen, qui attire notre attention sur ce passage des Principes (82), lorsque Kant affirme, dans la deuxième édition de la Critique de la raison pure (1787), que la proposition sur la pesanteur des corps vaut a posteriori, il n'entend pas dire que chaque corps doive être soumis à une pesée. Car il est justement celui qui a prouvé que la pesanteur appartient nécessairement au concept de matière. Mais avant les Premiers principes métaphysiques (1786), cela n'a pas encore eu lieu (83). Aussi longtemps qu'il ne l'a pas démontrée de manière transcendantale, Kant serait donc fondé à ne reconnaître à la proposition qu'une universalité empirique (84). Si l'explication de Cohen était justifiée, nous devrions finir par noter un changement dans la présentation de l'exemple. Or en 1793, Kant soutient toujours que "tous les corps sont pesants" n'a qu'une universalité empirique (85). Par ailleurs, dans son Histoire générale de la nature et théorie du ciel (1755) et dans la Monadologie Physique (1756), Kant affirmait déjà que la force d'attraction est essentielle à la matière (86). Et le fait que Kant, dans le paragraphe 19 de la deuxième édition de la déduction transcendantale des catégories, est prêt à reconnaître que l'unité objective et nécessaire de l'aperception peut s'exprimer dans le jugement "les corps sont pesants" n'apporte pas d'eau au moulin de Cohen, puisque Kant continue d'y soutenir que "le jugement [est] lui-même empirique, et par conséquent contingent" (87). Par ailleurs, au chapitre des anticipations de la perception, Kant soutient que "nous ne pouvons, sans porter atteinte à l'unité du système, anticiper sur la physique générale, qui est bâtie sur certaines expériences fondamentales." (88) Au nombre de ces expériences fondamentales, il faudrait compter celle de la force attractive.

Il est clair que "tous les corps sont pesants" est en elle-même une proposition empirique, car son sujet et son prédicat sont des concepts empiriques. Seul le jugement analytique peut se passer du recours à l'expérience, même lorsque ses concepts sont empiriques. Toutefois, plutôt que de "la tirer de l'expérience simplement par l'entendement", on peut obtenir telle ou telle proposition empirique par le raisonnement, c'est-à-dire "un jugement qui est déterminé a priori dans toute l'étendue de sa condition." (89) C'est ainsi que "Caïus est mortel" est dérivée de la proposition générale "tous les hommes sont mortels", indépendamment de l'expérience de la mort de Caïus. De même, on peut savoir à l'avance que la maison dont on aura sapé le fondement va s'écrouler, parce qu'on le déduit de cette autre proposition: "les corps étant pesants, ils tombent lorsqu'on leur retire leur appui". Des propositions comme "Caïus est mortel" et "une maison dont on a sapé le fondement s'écroulera" ne sont plus fondées sur l'expérience, sans être pourtant absolument a priori, "parce que ce n'est pas immédiatement de l'expérience que nous les dérivons, mais d'une règle générale, que nous avons toutefois elle-même empruntée à l'expérience." (90)

Il semble également que la vérité de la proposition: "tous les corps sont pesants" puisse être établie de deux manières différentes. Ou bien nous tirons cette proposition de l'expérience, dans quel cas elle n'est qu'une règle empirique. Ou bien nous la déduisons du principe: "la force d'attraction est requise originellement pour la possibilité même de la matière" (91). Dans ce dernier cas, la proposition peut être prouvée a priori, comme Cohen le soutient (92), mais seulement relativement au principe cité. En effet, si "[l'attraction] appartient tout autant au concept de matière, bien qu'elle ne soit pas contenue dans ce concept" (93), alors tous les corps matériels ont un poids, et il n'est pas nécessaire de les peser un à un pour s'en convaincre. Dans le contexte des Premiers principes métaphysiques de la science de la nature, la proposition "tous les corps sont pesants" se trouve donc valoir a priori, indépendamment de l'expérience. Toutefois, cette proposition générale ne cesse pas d'être en elle-même une simple règle empirique, comme la proposition "tous les hommes sont mortels" continuerait de n'avoir en elle-même qu'une universalité matérielle, si nous pouvions aussi la déduire d'une proposition transcendantale démontrant que la mortalité est un caractère essentiel de l'humanité, bien qu'elle ne soit pas contenue dans ce concept.

SECTION 3: DEUX EXEMPLES DE JUGEMENTS SYNTHÉTIQUES A PRIORI

Ce qui manque à "tous les corps sont lourds" pour être un bon exemple de jugement synthétique a priori, c'est la certitude apodictique qui s'attache uniquement aux jugements énoncés avec la conscience de leur nécessité (94). Pourtant, comme les jugements synthétiques a priori l'ont en commun avec les vérités analytiques (95), on doit renoncer à faire du caractère apodictique la marque sûre de ces jugements.

Les jugements synthétiques a priori sont "synthétiques", sans être à strictement parler des jugements d'expérience (au sens a posteriori), même s'ils peuvent comporter un concept empirique (96), comme c'est le cas pour le concept de ce qui arrive dans "tout ce qui arrive a une cause". Et ils sont "a priori" sans que leur nécessité soit logique, même lorsqu'ils sont immédiatement évidents, à la manière des équations numériques. Dans ces conditions, il n'est pas surprenant que même si les deux prédicats "synthétique" et "a priori" ne sont pas incompatibles, on ait du mal à les voir attribuer ensemble au même type de jugement. S'agit-il de jugements de l'arithmétique ou de la géométrie, on doutera qu'ils soient synthétiques et non pas analytiques (Frege). S'agit-il d'une proposition comme "tout ce qui arrive a une cause", on hésitera à y reconnaître autre chose qu'un jugement généralement admis sur la base de l'expérience (Hume). C'est pourquoi, avant toute tentative de "définir" le jugement synthétique a priori en général, sa signification et sa portée pour l'entendement humain, on fera bien de le décrire in concreto, en s'aidant de quelques exemples de jugements synthétiques a priori que Kant nous propose lui-même, que ce soit pour clarifier sa pensée ou pour la fonder.

SECTION 3.1: LA PROPOSITION ARITHMÉTIQUE

Dans une lettre à Johann Schulß du 25 novembre 1788, Kant combat la thèse selon laquelle l'arithmétique générale comporte uniquement des connaissances analytiques. Après avoir rappelé que l'arithmétique générale (ou algèbre) est si fructueuse que les autres disciplines de la mathesis pure dépendent d'elle dans une large mesure pour leur développement, Kant entreprend d'élucider le caractère synthétique des propositions arithmétiques, ce qui revient à démontrer que leur prédicat n'est pas pensé dans le concept du sujet, même s'il doit nécessairement lui convenir. "3 + 5", "12 - 4", "2 x 4", "23", sont toutes des expressions permettant de déterminer un nombre unique = 8. S'ensuit-il que dans ma pensée de 3 + 5, la pensée de 2 x 4 était déjà contenue? Et si elle ne l'était pas, puisque rien ne m'oblige à penser une manière d'exprimer le nombre plutôt qu'une autre, pourquoi le nombre 8 serait-il déjà présent dans le concept de 3 + 5 (ou dans celui de 2 x 4), lui dont la valeur est la même que ces deux expressions? (97) Il est certain qu'objectivement, le concept de 3 + 5 est identique à celui du nombre 8, comme il l'est aussi aux autres expressions avec lesquelles il peut être mis en équation; mais subjectivement, les concepts sont très différents: dans le jugement "3 + 5 = 8", je dépasse le concept que j'ai de la réunion de 3 et de 5, pour mettre à sa place un autre nombre (plus simple et mieux approprié à la construction), qui détermine cependant l'objet de la même manière. (98)

Les propositions numériques ne sont donc pas des jugements analytiques: je ne pense le nombre 8 ni dans la représentation de 3, ni dans celle de 5, ni même dans celle de la composition des deux (99). En effet, si je dois additionner ces deux nombres, il ne suffit pas de penser le concept d'une grandeur correspondant à la synthèse de 3 et de 5, mais il me faut le construire. Une proposition comme "3 + 5 = 8" est pour Kant l'expression d'un problème: il s'agit de trouver pour les nombres 3 et 5 un troisième nombre = 8, par rapport auquel l'un des deux premiers puisse être regardé comme le complément de l'autre (complementum ad totum) (100). La solution du problème, qui se trouve dans l'acte de produire synthétiquement le nombre 5 (par l'addition successive des unités nécessaires), à la suite du nombre 3, n'a pas besoin de l'analyse pour s'élaborer. Inutile d'analyser les nombres 3 et 5, puisqu'il resterait toujours à additionner les unités résultant de cette opération. La difficulté n'est pas non plus de comprendre 3 et 5 dans un seul nombre au moyen de la décomposition de ce nombre; celui-ci doit être produit, ce qui a lieu synthétiquement lorsque le concept de la composition de 3 et de 5 est représenté dans l'intuition a priori sous forme d'une énumération particulière.

Les grandeurs extensives sont celles où "la représentation des parties rend possible la représentation du tout (et par conséquent la précède nécessairement)." (101) Cela aurait déjà permis de caractériser les propositions numériques comme jugements synthétiques, pour autant que dans ceux-ci, "je procède en partant des éléments et en allant vers le tout" (102). Cependant, dans la construction d'une quantitas, il est fait complètement abstraction de l'objet à penser suivant ce concept de grandeur (103). Si la mathématique pure se réduisait à l'algèbre, toutes ses constructions seraient "symboliques" et il n'y en aurait pas qui soient "ostensives" (104). Dans la construction géométrique par contre, "nous créons les objets mêmes dans l'espace et dans le temps, en les considérant simplement comme des quanta. (105)" Cette dernière proposition signifie que la construction d'un triangle, par exemple, a toujours lieu dans l'intuition pure: comme objet de l'intuition, la figure reproduite (que ce soit sur le papier ou simplement en imagination), est singulière; mais en tant que concept construit, elle est une représentation générale sous laquelle on peut subsumer toutes les représentations particulières de triangles; ce qui revient à dire qu'elle a pour le géomètre valeur de triangle en soi.

Pour Kant, la proposition arithmétique est singulière et n'est possible que d'une seule manière, bien que l'usage en soit ensuite général. En effet, en ce qui a trait à la première chose, on ne comptera pas, dit-il, pour des innovations les propositions nouvelles produites en ajoutant ou en retranchant des quantités égales des deux côtés d'une équation. Et Kant s'intéresse uniquement aux jugements synthétiques a priori que contient la mathématique. Dans la Critique, il appelle une proposition comme "7 + 5 = 12" "formule numérique", pour la distinguer des axiomes de la géométrie, qui sont des propositions véritablement générales, engageant la pure fonction de l'imagination productrice sans la restreindre à une synthèse particulière (106). Toutefois, comme les propositions numériques sont "synthétiquement et immédiatement certaines", on peut les considérer comme des postulats: "L'arithmétique n'a évidemment pas d'axiomes, puisqu'en vérité, son objet n'est pas un quantum, c'est-à-dire un objet de l'intuition comme grandeur, mais simplement la quantité, c'est-à-dire un concept d'une chose en général au moyen d'une détermination de grandeur. Elle a par contre des postulats, qui sont des jugements pratiques immédiatement certains." (107)

SECTION 3.2: "TOUT CE QUI ARRIVE A UNE CAUSE"

La mathématique de l'étendue et celle du nombre ne sont pas seules à faire usage de la grandeur extensive; en posant que "toutes les intuitions sont des grandeurs extensives" (108), le premier principe de la philosophie transcendantale dans sa version critique place ce concept au fondement de toute connaissance synthétique a priori, y compris celle des mathématiques. Tout phénomène, en tant qu'intuition, est une grandeur extensive (c'est-à-dire un volume (109)), puisqu'il ne peut être saisi dans l'appréhension que par une synthèse progressive de partie à partie. Toutefois, on ne peut mesurer les volumes qu'autant qu'ils apparaissent conformément aux conditions de l'espace et du temps, qui sont des quanta, c'est-à-dire des grandeurs continues. S'agissant des phénomènes sensibles, leur caractère de quanta a donc une primauté sur toute application d'une quantitas. Celle-ci est déterminée par la réponse à la question de savoir combien grande est une chose, alors que le quantum est la grandeur infinitésimale, "toujours inférieure à toute grandeur donnée, bien que restant supérieure à 0." (110) La première (quantum discretum), est un agrégat de parties qui n'appartiennent pas nécessairement les unes aux autres (111), alors que l'autre (grandeur continue) n'est appréhendée que comme unité, la multitude des parties restant indéterminée et continue.

"Tout changement (ou tout ce qui arrive) a une cause" est le deuxième exemple kantien de jugement synthétique a priori sous examen. Comme phénomène survenant dans le temps, tout changement est un quantum, ce qui signifie qu'il n'a pas de "parties qui soient les plus petites possibles, et que cependant l'état de la chose, en son changement, parvient à son second état en passant par toutes ces parties, comme par autant d'éléments." (112) La continuité du changement n'empêche pas que la synthèse du divers soit dans ce cas une liaison du divers hétérogène: ..."les phénomènes changent, ils sont toujours en d'autres points du temps avec une durée toujours différente, ils sont donc hétérogènes quant à leur être-là." (113) On ne s'intéressera pas ici à la chose qui change, mais au changement lui-même; celui-ci ne se produit pas tout d'un coup, mais il est graduel. Partant, on peut distinguer un moment A, où le changement n'avait pas encore eu lieu, d'un moment B où il avait déjà pris place. Le changement est donc un phénomène successif, même lorsque je le saisis en un instant, en actionnant un commutateur électrique par exemple. Quant à la cause du changement, seule l'expérience peut nous apprendre au juste quelle elle est; et ce que l'expérience nous montre, c'est simplement un événement qui succède à un autre, sans qu'il y ait lieu d'estimer cette liaison nécessaire. Mais alors, pourquoi parler de causalité? Cette notion ne nous est pas en elle-même d'un bien grand secours, si elle suggère seulement qu'il y a quelque chose qui permet de conclure à l'existence d'autre chose (114). Non seulement cette formulation ne nous permet-elle pas de distinguer la cause et l'effet, mais on se demande bientôt si ce concept de cause a une signification objective.

Vaihinger dénonce dans son Kommentar la confusion possible entre le concept de cause (ou les relations causales particulières) et le principe de causalité (115). Le concept de cause soulève deux types d'interrogations qui sont d'abord celles de Hume: i) Les deux concepts étant entièrement distincts, qu'est-ce qui me permet de lier l'effet à la cause? ii) Qu'est-ce qui me permet de considérer cette liaison comme nécessaire? La première question est celle de savoir comment il est possible de dépasser le contenu d'un concept donné, s'il est vrai que "l'esprit ne peut jamais trouver l'effet dans la cause supposée par l'analyse et l'examen les plus précis. Car l'effet est totalement différent de la cause et, par suite, on ne peut jamais l'y découvrir." (116) Elle questionne également la possibilité pour une cause de trouver son effet déterminé, "car il y a toujours beaucoup d'autres effets qui doivent paraître à la raison aussi pleinement cohérents et naturels." (117) La deuxième question est celle de la connexion inséparable et inviolable qui unit un objet à sa cause: "si le pouvoir ou l'énergie d'une cause pouvait se découvrir par l'esprit, nous pourrions prévoir l'effet, même sans expérience, et nous pourrions, dès l'abord, nous prononcer avec certitude à son sujet, par la seule force de la pensée et du raisonnement." (118)

Le principe kantien de causalité ne prétend pas établir quelque chose concernant l'essence des objets, comme s'il était un principe mathématique constitutif (119), mais il exprime une des règles dynamiques du rapport des états des phénomènes entre eux. Les principes mathématiques énoncent les conditions de l'intuition, les principes dynamiques celles de l'existence d'un phénomène en général; les premiers sont absolument nécessaires, les seconds le sont hypothétiquement, "sous la condition de la pensée empirique dans une expérience, par conséquent d'une manière médiate et indirecte". (120)

Comme nous ne les produisons pas nous-mêmes, l'existence des objets des sens nous est accessible dans la seule perception. Indépendamment de celle-ci, nous pouvons seulement connaître l'existence d'un objet relativement à une autre existence déjà donnée, "comparativement a priori". Or les "analogies de l'expérience", dont fait partie le principe de causalité, sont des règles qui anticipent l'accord de l'objet dont l'existence doit être donnée avec quelque perception réelle, dans une expérience possible. D'origine mathématique, le terme "analogie" signifie une égalité de rapport ou proportion: A est à B comme C est à D. Mais alors que l'analogie mathématique permet de construire réellement le quatrième terme à partir des trois premiers, l'analogie philosophique indique seulement le rapport à un quatrième, sans qu'il soit lui-même présenté. C'est ainsi que la seconde analogie de l'expérience ne sert pas à déterminer quelles sont les causes précises des modifications de l'état des phénomènes, considérées comme effets, mais qu'elle se contente de rapporter tout changement en général à une cause, qui reste indéterminée du point de vue de l'entendement car elle suppose des principes empiriques (121), mais qui n'en doit pas moins exister, si le nouvel état de choses doit être possible comme objet de l'expérience.

Toute la question de la deuxième analogie est celle de savoir comment l'appréhension successive des phénomènes est fondée dans l'objet. Kant raisonne de la manière suivante: La perception d'un changement n'engage pas uniquement les sens et l'intuition, puisque l'imagination relie le moment qui précède le changement à celui qui suit. Or le temps n'étant pas perçu en lui-même, l'imagination peut effectuer sa synthèse indifféremment dans un sens ou dans l'autre, sans cesser de déterminer le sens interne relativement à un rapport de temps, et surtout sans qu'on sache si ce qu'on place avant est bien tel objectivement. Mais une synthèse des phénomènes ne convient à l'entendement que si elle est objectivement nécessaire. Or déjà, la progression d'un temps donné à celui qui suit est nécessaire, cependant que le moment présent se rapporte seulement à un moment antérieur quelconque. Il s'agit donc de "transfére[r] l'ordre du temps aux phénomènes et à leur existence, en assignant à chacun d'eux, considéré comme conséquence, une place déterminée a priori dans le temps, par rapport aux phénomènes précédents, sans laquelle il ne s'accorderait pas avec le temps lui-même, qui détermine a priori leur place à toutes ses parties." (122) Cette règle, qui est justement celle de la loi de la liaison nécessaire de la cause et de l'effet, détermine les phénomènes uniquement selon une "analogie" avec la catégorie de cause. En tant qu'elle a son fondement uniquement dans l'entendement, cette notion exige que l'effet ne fasse pas que s'ajouter à la cause, mais qu'il soit posé par elle et qu'il en dérive nécessairement selon une règle absolument universelle (123). L'analogie de l'expérience se distingue de la pure notion de cause en ce qu'elle n'est pas une synthèse par concepts seulement, qui dépasse toutes les possibilités de l'expérience, mais une règle de l'unité synthétique de l'aperception de tous les phénomènes dans le temps. En effet, le temps est la condition formelle a priori de tous les phénomènes et à ce titre, il ne manque jamais d'objets; mais on ne voit pas clairement a priori pourquoi les phénomènes devraient se conformer aux conditions de la pensée d'un objet en général. Une manière pour l'entendement de s'assurer d'avoir des objets serait donc de se lier avec la forme pure de l'intuition sensible, et c'est ce qui a lieu dans les analogies kantiennes, qui sont des "déterminations générales du temps" (124) auxquelles même les déterminations empiriques du temps doivent être soumises.

Au début du paragraphe précédent, le problème était de transformer un simple rapport de succession en rapport objectif de cause à effet. Par la suite, il s'avère que cela doit se faire précisément en déterminant le temps. Comment faut-il le comprendre? (125) Dans le premier cas, on parle de la successivité empirique qui n'est pas le temps mais, au mieux, une détermination empirique du temps qui a lieu d'après des concepts; dans le second cas, seule l'intuition pure du temps est à considérer (126). Quant à la question de savoir pourquoi cette détermination du temps a lieu à l'intérieur des analogies de l'expérience, on peut remarquer deux choses: i) La détermination du temps ne saurait qu'être "analogique", puisque le temps n'est pas perçu en lui-même – non pas comme dans le cas d'une matière magnétique pénétrant tous les corps, en raison du manque de finesse de nos sens (127), mais parce que le temps n'existe absolument pas en soi (128); ii) Le temps étant la forme pure de tout déterminable, en un sens il est donc tout ce qui est à déterminer (129), et ce qui est manifeste dans les schèmes catégoriaux (concernant la série du temps, le contenu du temps, l'ordre du temps et l'ensemble du temps), doit trouver son expression jusque dans les principes de l'entendement pur, qui seraient donc tous énoncés en regard du temps. Suivant la disposition des schèmes catégoriaux, les analogies de l'expérience déterminent l'ordre du temps. Mais le temps que l'on ordonne ainsi a déjà été produit comme série et rempli par la sensation. Finalement, si les analogies sont plus particulièrement les "déterminations générales du temps", c'est qu'en tant que lois de l'enchaînement empirique des phénomènes, elles fondent notre expérience du temps: "nous ne pouvons connaître empiriquement cette continuité dans l'enchaînement des temps que dans les phénomènes." (130)

Le concept de cause doit-il toujours être soigneusement distingué du principe de causalité, comme le prétend Vaihinger, pour qui Kant les confond de façon notoire? Vaihinger ne manque pas de souligner que le concept a trait à la nécessité interne de la liaison existant entre chaque cause particulière et son effet déterminé, tandis que le principe exprime la nécessité externe, pour tous les événements, d'avoir une cause (131). Mais est-il vrai, comme il va de soi pour Vaihinger, que les liaisons causales particulières relèvent directement du concept de cause? La cause est une catégorie, c'est-à-dire un concept pur de l'entendement, dont l'application aux phénomènes soulève des difficultés: "les concepts purs de l'entendement, comparés aux intuitions empiriques (ou même en général sensibles), sont tout à fait hétérogènes et ne peuvent jamais se trouver dans quelque intuition (...) puisque personne ne dira que cette catégorie, par exemple la causalité, peut être aussi intuitionnée par les sens, et qu'elle est contenue dans le phénomène" (132). Les concepts empiriques eux-mêmes, qui sont "homogènes" au contenu qu'ils déterminent, ne sont pourtant pas référés directement à l'objet mais "à une règle de la détermination de notre intuition, conformément à un certain concept général." (133) Car les concepts, même lorsqu'ils sont tirés de l'expérience, restent toujours des représentations générales de ce qui est commun à plusieurs choses, alors que les intuitions sont des représentations singulières.

Produit par l'imagination (qui garde toujours quelque chose de sensible, à la différence de l'entendement dans sa synthèse intellectuelle), tout en ayant le caractère d'une règle, d'une méthode ou d'un procédé, le schème sert à procurer aux concepts les images qui leur conviennent. S'agissant des concepts purs, qu'ils soient sensibles ou intellectuels, nulle image particulière ne saurait leur être adéquate mais les premiers (concepts géométriques purs), ont un schème qui ne peut exister ailleurs que dans la pensée, alors que les seconds (catégories) ont pour schème "l'image pure (...) de tous les objets des sens en général", le temps (134). Le schème transcendantal est une représentation mitoyenne entre la catégorie et les phénomènes auxquels elle doit s'appliquer, homogène à la première en tant qu'il repose sur une unité régulatrice d'une part, et homogène aux seconds, qui ont le temps pour condition formelle a priori, comme "détermination transcendantale de temps", d'autre part. C'est ainsi que Kant donne le réel (das Reale) comme schème de la cause et de la causalité d'une chose en général, indiquant par là l'aperception du réel conforme au mode du temps déterminé en relation avec ces notions: ..."le réel, auquel, une fois qu'il est posé arbitrairement, succède toujours quelque chose d'autre." (135) Or c'est là justement la matière du principe de causalité, tel qu'il est interprété à l'intérieur de la deuxième analogie de l'expérience. La question est donc la suivante: Kant confond-il un concept et un principe (136), ou s'il ne démontre pas plutôt que seule la catégorie schématisée a une portée objective, ce qui est énoncé au niveau du principe ne traitant pas d'autre chose que la catégorie, puisqu'il ne fait que la rapporter aux conditions de son usage empirique légitime? Quant à la relation unissant tel événement (l'administration d'un médicament), à tel autre (la guérison), il faut la comprendre dans le contexte de l'interprétation kantienne du principe de causalité et non pas directement à partir de la catégorie. Celle-ci voudrait que le malade guérisse si et seulement s'il a pris son médicament; or c'est là plus que l'expérience ne saurait jamais nous permettre d'affirmer. Par contre, on peut bien dire que la guérison, en tant que passage d'un état à un autre, doit avoir une cause délimitée dans le temps. Ce n'est pas là établir entre deux faits contingents un lien indissoluble que rien ne saurait venir confirmer; ni prétendre décider à l'aide du seul entendement de la causalité d'un changement en général; mais on reconnaît dans ce qui arrive un phénomène soumis aux lois de l'aperception de tous les phénomènes dans le temps, pour autant que la succession temporelle elle-même n'est pas autre chose que cette liaison de phénomènes suivant le schème de la catégorie de cause, à savoir le "réel".

Finalement, Hume aurait-il pu s'estimer satisfait du traitement kantien de la causalité? Kant parle volontiers des lois empiriques de la causalité (137), et il souligne le fait que les analogies de l'expérience sont des principes de la liaison empirique des perceptions (138), mais cela ne fait pas de "tout ce qui arrive a une cause" un jugement empirique, puisque "c'est bien plutôt ce principe qui nous montre comment nous pouvons tout d'abord avoir de ce qui arrive un concept d'expérience déterminé." (139) Hume ne niait pas l'utilité et la pertinence de la relation causale, assurant que tous nos raisonnements sur les faits la prennent pour fondement; mais à la question de savoir sur quoi s'appuient tous nos raisonnements et conclusions au sujet de cette relation, il répondait d'un seul mot: "expérience". Et lorsque la question rebondissait de nouveau en "quel est le fondement de toutes les conclusions tirées de l'expérience?" (140), Hume écartait la possibilité qu'elles soient attribuables à un progrès de l'entendement, et proposait de les expliquer simplement par l'accoutumance:

..."pourquoi tirons-nous de mille cas une conclusion que nous étions incapables de tirer d'un seul cas, qui ne diffère à aucun égard des précédents. La raison est incapable de varier de pareille manière. Les conclusions qu'elle tire de la considération d'un cercle sont les mêmes que celles qu'elle formerait à l'examen de tous les cercles de l'univers. Mais si l'on n'a vu qu'un seul corps se mouvoir sous l'impulsion d'un autre, personne n'inférerait que tout autre corps se mouvra sous une impulsion analogue. Toutes les conclusions tirées de l'expérience sont donc des effets de l'accoutumance et non des effets du raisonnement." (141)

Kant ne veut pas de la solution humienne au problème soulevé par le concept de cause, parce qu'elle n'est pas générale et qu'elle fait appel à un principe qui est plutôt subjectif qu'objectif (142). Mais Hume aurait-il pu lui-même accepter le principe kantien de la possibilité de l'expérience? (143) Tout dépend de la signification qu'on accorde au principe. S'il n'exprimait pas autre chose que le primat de l'aperception transcendantale comprise comme subjectivité pure (144), ce serait comme si Kant, après avoir admis la justesse de la critique humienne de la pensée et du raisonnement, finissait par leur remettre le pouvoir de produire et d'expliquer à eux seuls la synthèse causale. Certes, on peut identifier possibilité de l'expérience et unité de l'expérience chez Kant, et l'"unité" en question n'est pas tirée des objets mêmes qui lui sont au contraire soumis. Mais Kant dit bien que "tout ce que l'entendement tire de lui-même, sans l'emprunter à l'expérience, n'a pourtant d'autre destination que le seul usage de l'expérience" (145), celle-ci fournissant la matière de l'unité. L'identité à retenir est donc celle entre les conditions de possibilité de l'expérience en général et les conditions de possibilité des objets de l'expérience, puisqu'elle est seule à pouvoir procurer une réalité objective à tous nos jugements synthétiques a priori (146). Quant à savoir si de tels jugements sont nécessaires, étant donné le sens qu'ils ont chez Kant, les rejeter équivaudrait à nier l'expérience elle-même, puisqu'alors le rapport de la connaissance à l'objet "serait bien une intuition vide de pensée, mais jamais une connaissance, et qu'ainsi il serait pour nous comme s'il n'était pas." (147) Est-ce dans le même esprit que Hume affirme qu'"il semble évident que, si toutes les scènes de la nature changeaient continuellement de telle manière qu'il n'y ait aucune ressemblance entre deux événements, et qu'au contraire tout objet soit entièrement nouveau, sans aucune analogie à tout ce qu'on avait vu auparavant, nous n'aurions jamais atteint dans ce cas, la moindre idée de nécessité ou de connexion entre ces objets"? (148)

SECTION 3.2.1: ÉVALUATION DU CARACTÈRE SYNTHÉTIQUE A PRIORI DU JUGEMENT DE CAUSALITÉ

L'explication kantienne du principe de causalité fait surgir deux questions: i) Si le principe de causalité n'est qu'un principe empirique, comme Kant le soutient avec Hume (149), comment peut-il être "en même temps" nécessaire a priori? ii) À la question de savoir comment le principe de causalité est possible, Kant répond dans la deuxième analogie de l'expérience en l'interprétant en termes temporels. Comment pourrait-il dès lors s'agir d'un principe de l'entendement pur? Ces deux questions sont étroitement liées. Car c'est en se liant avec le temps, qui est la forme nécessaire de l'intuition de tous les phénomènes, que le principe de causalité réussit à se rapporter aux phénomènes en général. En soi, rien n'oblige à comprendre la succession des phénomènes comme liaison causale. Par contre, un phénomène ne saurait survenir à partir de rien mais uniquement comme changement, c'est-à-dire de manière progressive. En s'assimilant à la nécessité pour tout phénomène d'avoir été précédé par quelque chose, la causalité reçoit un contenu dans l'expérience. Inversement, étant donné que la succession dans la représentation n'est pas forcément objective (Kant donne comme exemple la perception d'une maison, qui peut commencer au faîte pour se terminer à la base, ou de toute autre manière), l'intuition empirique du temps profite elle-même de ce mariage avec la causalité. Dorénavant, il suffit qu'une perception quelconque se laisse ramener sous la catégorie de cause pour qu'on soit en droit de considérer qu'elle précède objectivement et non pas seulement subjectivement celle qui la suit. Toutefois, la "subsomption du phénomène sous la catégorie" ne se fait pas mécaniquement, mais elle requiert un acte de la spontanéité de l'esprit. Celui-ci doit être à même de juger que le divers d'une maison n'est pas nécessairement successif, cependant que celui d'une embarcation qui descend le cours d'un fleuve l'est. (150)

Notre première question demande comment il est possible que le principe de causalité soit à la fois nécessaire et empirique. Si on admet qu'il est nécessaire en tant qu'il se rapporte à la forme nécessaire de l'intuition des phénomènes et qu'il sert à déterminer l'intuition temporelle, ne pouvant elle-même être donnée que dans les phénomènes (puisque le temps n'est rien en soi), une nouvelle difficulté surgit: le caractère nécessaire et universel du principe de causalité n'est-il pas trop dépendant du temps? En effet, on peut se demander si la solution du problème du principe de causalité telle que présentée dans la seconde analogie de l'expérience ne manifeste pas la nécessité de l'intuition pure plus que celle de la causalité, qui paraît dépendre totalement de la première. Une manière de répondre à cette objection serait de dire que la causalité doit être indépendante de toute application sensible: le temps constitue sans doute la condition suffisante de l'application du principe de causalité à l'expérience, mais la catégorie de cause/effet est la condition nécessaire du principe en tant que tel. Pourtant, que peut être le principe de causalité, avant toute application possible à l'expérience, ce qui se fait avec le concours du schème transcendantal du temps? Uniquement un jugement analytique touchant le contenu du concept de cause et non les événements, "ce qui arrive". Notre deuxième question demande si le principe de causalité est bien un principe de l'entendement pur, à l'exclusion de toute sensibilité. On vient de voir en quel sens il ne saurait l'être, au risque de se retrouver comme un simple jugement analytique. Il n'en reste pas moins qu'on exige qu'un principe de l'entendement pur ne soit pas soumis aux conditions de la sensibilité, même pure. Une manière de déplacer le problème serait de s'enquérir de l'expérience possible, pour voir si la condition sensible est suffisante à cet égard. Or si le temps est bien, chez Kant, avec l'espace, une condition nécessaire de la manifestation de l'ensemble des phénomènes, il ne suffirait pas à rendre compte de l'existence de la connaissance synthétique en général, qui a besoin des catégories et des principes, lesquels se retrouvent donc dans la position de conditions suffisantes de l'expérience en général, l'intuition pure du temps n'étant (à son tour) qu'une condition nécessaire de l'expérience possible. À lui seul, le temps ne rend donc pas plus l'expérience possible que n'y réussit la causalité à elle seule.

Plusieurs commentateurs ont remarqué que chez Kant, l'expérience a deux sens, un sens subjectif et un sens objectif, que l'auteur n'éprouve pas le besoin de distinguer clairement par deux termes techniques rapportés qui au sujet et qui à l'objet. Car il croyait avoir clairement démontré que l'expérience en général et l'objet de l'expérience ont les mêmes conditions de possibilité. Il s'agit là d'un approfondissement de la vérité-correspondance: avant comme après la révolution critique, la connaissance s'identifie à son objet, mais elle se demande maintenant comment la chose est possible? Et contrairement à ce qu'on pourrait croire, cette question ne réclame pas une "explication causale". Kant admettait qu'il ne connaissait ni les fondements derniers de l'espace et du temps ni ceux des catégories. Mais il n'en soutenait pas moins que ces purs produits de nos facultés subjectives occupent une position fondamentale au sein de notre connaissance. À ce propos, la question la plus naturelle semble être: comment pouvait-il le savoir? Et naturellement, Kant ne prétendait pas le savoir absolument mais uniquement dans le contexte d'une "explication transcendantale" qui n'a pas uniquement le sens d'une mise au jour des conditions de possibilité d'une chose, mais également ce qu'on peut appeler, suivant H. Putnam (qui s'inspire de Husserl), un sens parenthétisé (151). L'explication transcendantale est une explication causale parenthétisée: tout se passe comme si la catégorie de cause/effet, par exemple, contenait la condition unique sous laquelle quelque chose peut être déterminé objectivement, comme événement survenant dans le temps (et dans l'espace); dans les faits, il est certain que toutes sortes de phénomènes peuvent se produire, qu'il est impossible de soumettre à la loi de causalité (152). Mais cette règle dynamique n'en constitue pas moins, selon Kant, un principe régulateur grâce auquel le sujet connaissant réussit à concrétiser son idéal d'unité.

Ce qu'on demande, c'est finalement en quel sens il est possible de dire que le principe de causalité "rend l'expérience possible", suivant l'expression kantienne. On a vu que ce n'est pas strictement à titre de principe de l'entendement pur que la causalité gouverne l'expérience, puisque le temps est impliqué dans l'application de la catégorie au phénomène. Mais il y a plus, car les propositions transcendantales, dont le principe de causalité fait partie, doivent rendre possible leur propre preuve, à savoir l'expérience (153). Cette exigence paradoxale de Kant ne signifie pas qu'il soutenait que l'expérience, à laquelle il n'a reconnu qu'une généralité matérielle, fonde le principe de causalité, mais plutôt que ce principe a uniquement un usage immanent. L'usage dit "immanent" diffère de l'usage empirique courant; il prend l'expérience pour objet tout en restant a priori (154), dans la mesure où le principe n'est en lui-même rien de plus qu'une règle de l'usage de l'entendement. Mais si c'est l'expérience possible qui donne ainsi son sens à la règle, voire si c'est elle qui la caractérise comme proposition synthétique, alors la loi de causalité est après tout confirmée par l'expérience et on ne peut plus la dire absolument a priori. Elle ne l'est, pour reprendre une terminologie utilisée précédemment, que relativement à l'expérience, le mot "relativement" signifiant un rapport interne plutôt qu'un lien externe ou causal, paradoxalement (155). Car le principe de causalité est synthétique a priori en relation avec l'expérience plutôt qu'en opposition avec elle.

SECTION 4: LA SOLUTION DU PROBLÈME DES JUGEMENTS SYNTHÉTIQUES a priori:
UNE NOUVELLE DÉFINITION DU JUGEMENT

Une des questions soulevées dans les sections précédentes était notamment: Les définitions de jugements analytiques et synthétiques qui apparaissent dans l'introduction à la Critique ne sont-elles pas dépassées par la nouvelle définition du jugement? Celle-ci apparaît au paragraphe 19 de la deuxième édition de la déduction transcendantale des catégories, et elle est reprise dans une note de la préface aux Premiers principes métaphysiques de la science de la nature:

..."un jugement n'est rien d'autre que la manière d'amener des connaissances données à l'unité objective de l'aperception." (156)

..."la définition exactement précisée d'un jugement en général (l'opération par laquelle les représentations données arrivent à devenir connaissances d'un objet)." (157)

On peut combiner les deux formulations et dire qu'un jugement est la manière de transformer des représentations données (intuitions) en connaissances objectives (concepts), au moyen de l'unité d'aperception, ce qui nous rapproche de la définition que donnent les Prolégomènes du jugement objectif d'expérience (nécessaire et universel), par opposition au jugement perceptif (dont la vérité est accidentelle, et la validité limitée au sujet) (158). Ces différentes définitions surgissent au cours de la période qui sépare les deux premières éditions de la Critique de la raison pure, à une époque où Kant croit pouvoir clarifier sa pensée et contribuer ainsi à écarter certains malentendus concernant la forme d'idéalisme qu'il préconise. Leur trait commun consiste à faire porter l'accent sur l'objectivité du jugement plutôt que sur sa forme logique (159). En conséquence, elles se présentent comme des définitions réelles du jugement et non plus seulement comme des définitions nominales, destinées à expliciter le contenu de cette notion sans la justifier. Et si la définition réelle du jugement du § 19 était en même temps celle du jugement synthétique a priori?

Dans Qu'est-ce qu'un chose?, Heidegger souligne l'importance de la nouvelle définition kantienne du jugement, qu'il met en rapport avec la distinction analytique/synthétique:

..."lorsque Kant fait ressortir de manière répétée la signification principielle de la distinction nouvellement établie par lui entre jugements analytiques et jugements synthétiques, cela n'exprime rien d'autre que ceci: l'essence du jugement en général reçoit une détermination nouvelle. La distinction entre les jugements n'est qu'une suite nécessaire de cette détermination d'essence, et c'est par là qu'elle montre en même temps, après coup, une manière de caractériser l'essence nouvellement conçue du jugement." (160)

Ce texte résume à lui seul l'impulsion qui a rendu possible le travail contenu dans ce premier chapitre, de manière positive aussi bien que négative. L'aspect négatif du rapprochement de la distinction analytique/synthétique avec la nouvelle définition du jugement donnée dans le paragraphe 19 de la deuxième édition de la Critique a été souligné dès l'introduction: les définitions de jugement analytique et de jugement synthétique données dans la section IV de l'introduction à la Critique sont rétrogrades par rapport à la nouvelle définition du jugement. Mais il s'agissait là d'un défi plutôt que d'une limitation. La nouvelle définition du jugement est l'aune à partir de laquelle fut mesurée la distinction entre jugements analytiques et jugements synthétiques, et il est de bonne guerre de reconnaître que c'est Heidegger qui a orienté la lecture de Kant en ce sens. À partir de là, le problème (toujours celui de la possibilité des jugements synthétiques a priori!) s'est précisé comme celui de justifier la définition à partir de cas concrets. Une fois de plus, Kant brouillait apparemment les cartes en jetant dans les pattes de son lecteur l'exemple "tous les corps sont pesants".

Concernant cette proposition, Kant affirme deux choses: i) Les représentations qu'elle lie ne se rapportent pas nécessairement les unes aux autres dans l'intuition empirique. ii) Ces représentations se rapportent les unes aux autres grâce à l'unité nécessaire de l'aperception. Le premier point désigne la proposition empirique comme fondée sur l'intuition empirique, tout en admettant que les représentations n'y sont pas nécessairement liées entre elles. Le second point présuppose, en revanche, que ces représentations se rapportent nécessairement à l'unité d'aperception, ou qu'elles sont nécessairement liées en regard de celle-ci. Cette liaison est décrite comme un acte de l'entendement et non de la sensibilité. (161)

L'unité nécessaire de la conscience entrecroise les notions de jugement analytique et de jugement synthétique. La proposition suivante: ..."toute conscience empirique [doit] être liée en une seule conscience de soi-même" (162) est synthétique, mais ce qu'elle dit ne peut être vrai que si "toutes mes représentations...[sont] soumises à la condition sous laquelle seulement je peux les attribuer comme mes représentations au moi identique" (163). Quant à cette dernière proposition, elle est au contraire un jugement analytique réclamant une synthèse. Finalement, l'unité de la conscience est tout à la fois une identité parfaite et le produit d'une synthèse: d'un côté, l'entendement ne peut saisir son identité de "je pense" sans prendre conscience de son acte de lier le divers de l'intuition; d'un autre côté, la synthèse elle-même a besoin d'être rapportée à l'unité objective de l'aperception, pour que l'entendement puisse s'approprier l'acte de synthèse de l'imagination et en garantir l'objectivité.

Kant reconnaît, dans la note de la préface aux Premiers principes métaphysiques de la science de la nature citée plus haut, ne pas avoir expliqué de manière complètement satisfaisante comment l'expérience devient possible en vertu de principes qui fondent a priori la possibilité de la pensée elle-même (164). Au même endroit, il affirme être désormais capable d'obtenir la déduction transcendantale à partir d'une seule conséquence tirée de la définition du jugement. Pour savoir de quelle conséquence il s'agit, il suffit de comparer la définition kantienne avec la définition traditionnelle du jugement comme "rapport entre deux concepts". C'est parce que la nouvelle définition est déjà rapportée à l'objet par le canal de l'unité nécessaire de l'aperception qu'il est si facile d'en tirer ensuite la possibilité de l'expérience. Encore une fois, Kant aurait pu dire que nous nous contentons d'en extraire (analyse) ce que nous y avons mis nous-mêmes (165) (synthèse). En effet, l'expression soulignée ne saurait désigner que l'unité de l'aperception de toutes les représentations, en tant qu'elles doivent être liées dans une conscience. Si, en outre, l'unité de la conscience est "synthétique", l'expérience est obligatoirement présente à elle comme source inépuisable d'intuitions empiriques (ou perceptions). Néanmoins, la relation immédiate de la conscience à l'expérience reste une relation à l'expérience seulement possible. Quant à l'expérience réelle, on peut bien dire qu'elle est rendue possible (analytiquement a posteriori) par l'entendement et ses principes mais non pas, directement, que l'entendement rend possible (synthétiquement a priori) l'expérience réelle.

On peut résumer les différentes formulations de la nouvelle définition kantienne du jugement en utilisant celle-ci de préférence: "un jugement, c'est-à-dire un rapport qui est objectivement valable" (166). En quoi consiste au juste le rapport objectif qui définit le jugement? Reprenons l'exemple de Kant: "les corps sont pesants". Pour classifier cette proposition, il ne suffit pas d'examiner le rapport entre les concepts du sujet et du prédicat, mais il faut déterminer le rapport de ces représentations à telle ou telle faculté de connaissance: si c'est par l'imagination reproductive que les représentations sont liées, on a un jugement synthétique a posteriori, si elles le sont par l'unité objective de l'aperception, on peut avoir un jugement d'expérience au sens fort (ce qui est un jugement synthétique a priori selon Kant). La nouvelle définition du jugement requiert donc une "réflexion transcendantale", puisque celle-ci consiste à déterminer sous les auspices de quelle faculté de connaissance – si c'est par l'entendement ou par la sensibilité – les représentations données sont liées (167). Mais on remarque aussi qu'au paragraphe 19 de la Critique, la liaison intellectuelle est privilégiée aux dépens de la liaison sensible, alors que dans l'appendice de l'analytique transcendantale sur l'amphibolie des concepts de la réflexion, où Kant distingue l'usage empirique de l'entendement (seul valable) de son usage transcendantal, c'est l'inverse qui se produit. Dans le contexte de la déduction transcendantale, la proposition "les corps sont pesants" est objectivement valable en tant qu'elle est pensée vraie avant de l'être pour des motifs empiriques. En effet, la proposition où l'entendement a un usage strictement empirique reste subjective, comme jugement de perception, et ne m'autorise à faire état que d'une impression de pesanteur, quand je porte un corps. Mais le jugement objectif ne saurait limiter son propos à une subjectivité particulière lorsqu'il affirme que "lui-même, ce corps (er, der Körper), est pesant".

Au lieu de faire surgir un nouvel antagonisme kantien (entre la nouvelle définition du jugement, qui relève de l'entendement, et le fait que la définition réelle du jugement ne saurait être fondée uniquement sur l'unité objective de l'aperception), on a préféré considérer les diverses tendances non pas comme complémentaires (ce qui serait l'excès contraire, dans lequel Kant aurait pu tomber), mais comme contemporaines l'une de l'autre (même si Kant ne les a pas pensées en même temps). Il était normal de privilégier la nouvelle définition du jugement dans un ouvrage sur le jugement. Mais comme le jugement en question est synthétique a priori, on est nécessairement renvoyée aux "sources" subjectives des jugements synthétiques a priori.

SECTION 4.1: LE CONFLIT DES FACULTÉS

L'intuition est la seule chose qui puisse distinguer le rapport des représentations données à l'aperception pure, qui définit le jugement, d'un simple rapport logique entre concepts. Non que l'intuition apparaisse explicitement comme une condition objective de la connaissance à l'intérieur de la nouvelle définition kantienne du jugement: les "représentations données" y sont directement soumises à l'unité nécessaire de l'aperception, qui draine toute l'objectivité. En outre, l'unité synthétique de l'aperception n'est pas liée à l'intuition sensible, mais elle se rapporte à l'intuition en général (qui peut être sensible ou intellectuelle). Comme représentation singulière, l'intuition pure est un tout comprenant en soi une synopsis du divers a priori, ce qui autorise Kant à lui attribuer une unité qui précède l'entendement (168). Mais l'unité de l'aperception récupère sous son aile l'unité de l'intuition.

L'imagination pure est la seule faculté à être directement qualifiée de transcendantale. Cela signifie qu'elle est, antérieurement à l'intuition et à l'aperception pures, "le fondement de la possibilité de toute connaissance, particulièrement de l'expérience." (169) Dans ces conditions, on peut se demander comment il se fait qu'au paragraphe 19 de la déduction transcendantale des catégories, où le jugement est défini à neuf, il ne soit fait état que de la synthèse reproductive (empirique) de l'imagination, la plus subjective de toutes. L'aperception pure se serait-elle approprié la synthèse productive de l'imagination? L'assimilation est visible dès la première édition de la déduction transcendantale, qui accorde pourtant une plus grande place que la seconde à l'imagination et à ses synthèses: ..."l'affinité (proche ou éloignée) de tous les phénomènes est une conséquence nécessaire d'une synthèse dans l'imagination, qui est fondée a priori sur des règles." (170) Une synthèse fondée a priori sur des règles appartient à l'entendement, pouvoir des règles, et non à l'imagination. Pourtant, on cite au début de ce paragraphe un texte où Kant ne manque pas de soumettre le principe suprême de l'aperception lui-même à la synthèse pure de l'imagination transcendantale. Or cette synthèse originaire ne comprend pas en soi l'unité nécessaire de l'aperception pure, mais c'est celle-ci qui est "en même temps" synthétique, de la même manière que le temps est "au fond" imagination transcendantale selon Heidegger. (171)

On ne peut démontrer hors de tout doute que l'imagination transcendantale est la racine des deux autres sources de la connaissance, mais la notion de "synthèse" (qui relève de l'imagination comme le concept relève de l'entendement, l'intuition de la sensibilité) est essentielle pour exprimer les relations de l'intuition et de la pensée. C'est ainsi que l'intuition, si elle doit être déterminée, renvoie au concept et que celui-ci a besoin de l'intuition pour pouvoir se rapporter à quelque chose; mais pour que ces diverses attentes soient comblées, une synthèse est nécessaire, c'est-à-dire un "acte" qui implique la spontanéité de l'entendement et qui est de plus "originaire", ce qui évoque aussi bien la forme pure de tous les phénomènes sensibles, le temps, que le "je pense" de l'aperception originaire (172).

L'entendement est celle de nos facultés subjectives qui a le plus grand besoin de la synthèse, qui supplée à l'intuition dont elle est dépourvue. Kant dit bien que l'esthétique transcendantale est un "organon", alors que la logique transcendantale et plus particulièrement l'analytique n'est qu'un "canon". Autrement dit, seule la logique transcendantale présuppose l'esthétique transcendantale; comme organon, celle-ci est déjà complète en elle-même. Et puisque Kant affirme qu'un entendement intuitif penserait directement par intuitions, sans avoir à passer par les concepts (173), est-ce à dire que l'intuition est tout ce qui manque à notre entendement discursif pour ne pas être une faculté subjective? Pourtant, l'intuition sensible n'est pas moins subjective que la pensée finie. Elle donne bien un objet, ce dont l'entendement est incapable, mais cet objet n'est pas "objectif" avant d'avoir été parcouru, lié et finalement pensé par l'entendement. Mais est-ce bien là le travail de l'entendement? Dans la première édition de la Critique, Kant semble prêt à reconnaître que c'est à l'imagination qu'incombe la tâche de comprendre le divers sensible, la part de l'entendement se limitant à apposer son sceau sur les résultats auxquels elle parvient. La fonction de l'imagination restant toujours sensible, il serait nécessaire de lui ajouter la fonction intellectuelle (174). Mais on peut aussi se demander s'il ne s'agit pas là d'une réminiscence de la période pré-critique, alors que Kant acceptait encore la thèse suivant laquelle la sensibilité nous présente les choses telles qu'elles apparaissent, cependant que l'entendement les voit telles qu'elles sont (175).

Pour qui a sillonné la Critique de la raison pure de Kant, où le caractère insigne de la sensibilité et surtout de l'intuition est constamment souligné, certaines de ses affirmations concernant l'entendement sont étonnantes. Ainsi, comment l'entendement peut-il être objectif de par son propre pouvoir et donc indépendamment de toute intuition, tout en étant dépendant de l'intuition pour le contenu de ses concepts? Le renversement copernicien effectué par Kant a consisté pour une bonne part à revaloriser la sensibilité, voire à sensibiliser l'entendement. Or l'auteur soutient au coeur de la déduction transcendantale une conception de l'entendement qui ressemble à celle de la Dissertation pré-critique. Déjà, dans la Dissertation, la conception de l'entendement paraît rétrograde si on la compare à la conception renouvelée de la sensibilité. On y distingue un "usage logique" et un "usage réel" de l'entendement, mais le second est tourné vers le noumène au lieu de l'être vers le phénomène qui est pourtant, Kant le reconnaît dès 1770, le seul qui soit accessible à notre entendement non intuitif (176). Et quelle est la situation dans la Critique de la raison pure en général? Kant y manifeste un égal souci de séparer sensibilité et entendement. Cependant, la tâche principale n'est plus tant d'empêcher que la sensibilité "influence" l'entendement, que de maintenir l'extension de celui-ci à l'intérieur des limites de l'expérience (qui est le champ de la sensibilité et le territoire de l'entendement). Pour la Critique, "tout ce que l'entendement tire de lui-même, sans l'emprunter à l'expérience, n'a pourtant d'autre destination que le seul usage de l'expérience".

La synthèse productive de l'imagination pure est ce que la Critique de la raison pure apporte en sus des éléments réellement ou potentiellement disponibles dès la Dissertation de 1770. Il s'agit là d'une troisième voie par rapport à celles de la sensibilité et de l'entendement, puisque la synthèse relève d'une troisième faculté, l'imagination. Celle-ci, toutefois, ne manifeste aucune autonomie par rapport aux deux premières, car elle appartient à la sensibilité d'une part (177), et se trouve récupérée par l'entendement d'autre part ("L'unité de l'aperception relativement à la synthèse de l'imagination est l'entendement, et cette même unité, relativement cette fois à la synthèse transcendantale de l'imagination, est l'entendement pur.") (178). À vrai dire, le problème auquel la synthèse pure de l'imagination apporte une solution n'est pas un problème pour l'imagination mais pour la sensibilité et l'entendement.

On connaît maintenant les défectuosités de l'entendement: coupés de l'intuition, ses concepts les plus purs sont vides de sens; bien qu'il ne soit en lui-même rien de plus qu'une faculté logique, l'entendement a tendance à s'approprier les résultats du travail de l'imagination transcendantale. Pourtant, une fois qu'on a reconnu que cette faculté n'a pas plus de pouvoir réel que les autres, l'entendement n'en continue pas moins d'exercer sur nous une espèce de fascination. Dans ce qui suit, on cherchera à dégager la portée critique du primat de l'entendement, sans pour autant réaffirmer ce qui a été justement contesté.

SECTION 4.2: LA PORTÉE CRITIQUE DU PRIMAT DE L'ENTENDEMENT

Kant devait imposer la signification critique de la vérité idéaliste, en dépit de la relative justesse du point de vue empiriste. À l'époque de la Dissertation, il ne saisissait sans doute pas encore la nature exacte des rapports entre sensibilité et entendement. À la suite de toute une tradition de professeurs, il voyait dans la sensibilité un entendement confus tout en lui refusant la moindre contribution à la connaissance réelle, ce qui était déjà contradictoire. La situation est différente dans la Critique de la raison pure, où sensibilité et entendement apparaissent comme deux pouvoirs opposés et complémentaires: les sens ne jugent pas, mais ils fournissent ce qui est à connaître; l'entendement est dépourvu d'intuition, quoiqu'il n'y ait pas d'objet des sens qui puisse être connu sans lui.

Dans un premier temps, la sensibilité critique apparaît comme "idéaliste" et l'entendement, comme "empiriste". En effet, l'intuition pure, pure modification de l'esprit s'affectant lui-même, est au fondement des phénomènes. Les phénomènes étant tout ce qui peut être connu, l'entendement est donc au service de l'intuition dans la connaissance empirique, où il s'oriente vers l'objet donné; mais la matière à laquelle cette connaissance s'applique a déjà perdu toute réalité en soi du fait de l'idéalisme d'une sensibilité uniquement réceptive. Comment la connaissance sensible ne serait-elle pas condamnée au subjectivisme? Paradoxalement, l'entendement doit accéder à l'idéalisme pour sauver l'objectivité de la connaissance empirique. Naturellement, il ne saurait plus s'agir d'un idéalisme essentialiste. L'objet se conformant nécessairement aux catégories de l'entendement sera le même que l'objet donné dans l'intuition empirique. Enfin, il sera le même et il sera autre, puisque c'est maintenant l'entendement qui le rend possible. Et ce que l'entendement "rend possible" existe déjà sous forme d'une perception qui doit être transformée en connaissance. Il a déjà été question à plusieurs reprises de la différence entre jugement empirique de perception et jugement d'expérience. Ce qui distingue les deux propositions suivantes:

i) il semble que la pierre soit lourde;

ii) la pierre est lourde,

c'est que dans le premier cas, je peux m'imaginer qu'il en est ainsi alors que dans le second cas, je sais. Mais ne puis-je m'imaginer que je sais? C'est ici qu'intervient l'unité objective de l'aperception. L'acte d'y rapporter une perception en elle-même toujours subjective transforme le jugement en connaissance objective. En d'autres termes, le jugement objectif est "pensé vrai". (179)

En français, il est facile de confondre "la perception" et "l'aperception" (180). Voilà qui pourrait nous inciter à définir l'aperception comme une perception objective. Mais comment établir l'objectivité de cette dernière, sinon par une nouvelle perception objective, et ainsi de suite? En tant que principe subjectif (181), l'aperception n'est pas en elle-même "objective" mais seule l'est son unité (182). La perception nous fait voir plusieurs facteurs indépendants comme la couleur, la forme, le mouvement, mais c'est l'entendement qui les attribue à un objet unique (183). On peut tenter un rapprochement avec Quine. De même que pour celui-ci, il n'y a "point d'entité sans identité" (184), on peut résumer la pensée de Kant dans l'analytique transcendantale en disant que pour lui, il n'y a pas d'objet sans unité. Si Kant et Quine disaient simplement qu'il n'y a pas d'objet au sens fort, mais uniquement des modes d'unité ou des critères d'identification et des mécanismes de quantification, il n'y aurait aucune raison de parler d'objets; car ce que l'on prend pour tel seraient en fait de purs produits de nos schèmes conceptuels. En un sens, il en va bien ainsi, mais cela signifie uniquement la fin de la croyance naïve aux choses en soi: on ne peut plus penser que l'objet, même l'objet physique durable et récurrent, existe à l'état sauvage. L'objectivité de l'unité objective de l'aperception chez Kant, ou le caractère individuant des mécanismes d'identification et de quantification chez Quine, ne sont pas du même ordre que l'objectivité perdue de la chose en soi. Celle-ci était une objectivité pour soi, l'autre est un pouvoir d'objectivation (Kant), ou un mécanisme objectifiant (Quine), c'est-à-dire qu'elle est une objectivité au service de ce qui peut (sens formel) se présenter comme un objet.

On sait que l'unité d'aperception peut être objective en raison de la limitation de la connaissance finie aux phénomènes. C'est là une condition nécessaire (et négative, l'objet étant d'autant plus "objectif" qu'il n'est rien en soi), mais non suffisante de la soumission des phénomènes aux catégories en tant que "modes d'unité" (185). Cela signifie que l'unité analytique de l'expérience (l'identité formelle de toutes les représentations, en tant qu'elles appartiennent à une même conscience), n'est pas le dernier mot de la Critique, qui anticipe également l'unité synthétique de l'expérience. Il est vrai que Kant peut affirmer, dans une note de la Première introduction à la critique de la faculté de juger, n'avoir établi dans la première Critique que l'unité analytique de l'expérience (186). Mais ce qui compte comme unité analytique en regard de l'expérience réelle, eu égard à sa diversité, a d'abord compté comme unité synthétique en regard de l'expérience possible. Dans la première Critique, l'unité analytique de l'expérience "n'est possible que sous la supposition de quelque unité synthétique" (187), à savoir l'unité synthétique de l'aperception (188). Bien que cette expression puisse désigner la pensée, elle vise uniquement le principe de la possibilité de l'expérience réelle.

Deux tendances se laissent nettement distinguer à l'intérieur de la première philosophie transcendantale de Kant. D'un côté les catégories, en tant que concepts purs de l'entendement, doivent être dérivées de la seule unité objective de l'aperception; d'un autre côté, elles sont liées à l'intuition sensible, qui est seule apte à fournir la condition sensible sans laquelle il ne peut y avoir jugement (189). Tout se passe comme si dans la démonstration des principes de l'entendement pur, Kant avait cherché à opérer la synthèse de ces deux tendances appartenant respectivement à la sensibilité et à l'entendement. D'où l'aspect chaotique des développements liés aux principes, qui tantôt interprètent l'intuition pure suivant telle catégorie, tantôt luttent pour obtenir la possibilité de l'expérience par la seule force du raisonnement.

SECTION 4.3: CONCLUSION

Deux tendances se laissent distinguer au sein de la théorie kantienne des jugements analytiques et des jugements synthétiques: celle des définitions et celle des trois sources de connaissance a priori. En conséquence, il semble que le problème de la possibilité des jugements synthétiques a priori puisse être résolu de deux manières: par une nouvelle définition du jugement, ou par la mise au jour des sources de la connaissance synthétique a priori. On peut qualifier la première tendance d'"analytique" et l'associer à la seconde édition de la Critique, la deuxième tendance "synthétique" étant associée à la première édition. Mais si les jugements synthétiques a priori, qui sont le fruit de la distinction entre jugements analytiques et jugements synthétiques, sont justifiés par une nouvelle distinction analytique/synthétique, le problème soulevé par Kant ne reste-t-il pas entier? Faudra-t-il trancher entre le jugement de Kant qui affirme que la déduction transcendantale nécessaire aux jugements synthétiques a priori peut s'obtenir à partir d'une définition, et la démonstration effective de la possibilité de ces jugements dans le jeu de langage de l'intuition pure, de l'imagination transcendantale et de l'unité objective de l'aperception? Il est certain que Kant lui-même se représentait ces différentes tendances comme complémentaires: car c'est précisément dans le jugement que s'unissent les différents "éléments" de la connaissance a priori. Quant au jugement lui-même, il peut être analytique tout en présentant une nouvelle définition du jugement en termes synthétiques a priori. Pour Kant, une proposition analytique réclamant une synthèse a priori n'a rien d'impossible. Toutefois, en anticipant quelque peu sur les développements liés à Wittgenstein, on peut se demander si Kant aurait pu faire autrement. La nouvelle définition du jugement pouvait-elle être autre chose qu'une remarque grammaticale de la part de son auteur? Tout ce qu'on peut reprocher à Kant, d'un point de vue wittgensteinien, c'est de ne pas souligner le caractère incontournable de la proposition grammaticale. Kant reconnaît le caractère analytique de la proposition qui définit le jugement synthétique a priori, sans s'y arrêter. Il s'intéresse plus à ce que la proposition dit concernant l'unité synthétique qu'à la proposition elle-même. Mais si la proposition est analytique, comment pourrait-elle dire quelque chose?

De toute évidence, Kant n'a pas démontré que l'on pouvait produire des jugements synthétiques a priori en philosophie au moyen de sa nouvelle définition du jugement. Mais attention! Kant se serait estimé satisfait si sa définition avait eu pour conséquence des jugements synthétiques a priori, même si elle ne constituait elle-même qu'une proposition identique. Toutefois, on ne fait alors que déplacer le problème: si on ne peut pas dire qu'un jugement est synthétique a priori par définition, il va falloir le démontrer. C'est ainsi que Kant combine l'intuition pure, le schème transcendantal et la catégorie pour appuyer le caractère synthétique a priori de "tout ce qui arrive a une cause", ou qu'il soumet l'impression sensible à l'unité objective de l'aperception pure dans "le corps lui-même est pesant", par exemple.

Dans ces conditions, un jugement est synthétique a priori lorsqu'il est accompagné de sa preuve dans le contexte de l'expérience possible, c'est-à-dire lorsqu'il constitue une proposition transcendantale et la nouvelle définition du jugement, comme Kant le remarque lui-même, n'a de sens que si on suppose la déduction transcendantale du type de connaissance dont il est question dans cette définition. Kant est certainement cohérent en ne se contentant pas de définir les jugements synthétiques a priori, pour ensuite les déterminer ainsi "d'après" la définition. Mais est-ce que tout le travail concernant les sources a priori de la connaissance n'est pas peine perdue? Aucune de ces "sources" n'a plus la moindre incidence sur la solution d'un problème - si ce problème existe toujours - qui regarde le jugement. En tant qu'il fait partie d'un langage, tout jugement est soumis à sa grammaire, et les "conditions de possibilité" des jugements synthétiques a priori ne sauraient plus s'identifier à la manière dont nous pouvons les produire subjectivement a priori, mais à la manière dont nous appliquons ces jugements dans un jeu de langage. Pourtant, en un sens, la question demeure la même qu'à l'époque de Kant: les remarques grammaticales ont-elles des conséquences synthétiques dans le jeu de langage? Car il ne faut pas s'y tromper: une proposition grammaticale qui n'a pas d'usage dans le jeu de langage ne compte pour rien; elle est assimilée aux vieilles absurdités métaphysiques du genre "le beau est identique".

À la question de savoir ce qui rend possibles les remarques grammaticales, Wittgenstein ne peut répondre que ceci: l'usage des concepts dans le langage (language in use). Mais n'obtient-on pas ainsi la possibilité des remarques grammaticales à partir d'une simple conséquence tirée de l'expérience du langage, en restant juste assez cohérent pour ne voir dans les remarques grammaticales rien d'autre que des jugements analytiques? Le problème est que la pensée de Wittgenstein ne se limite pas aux seuls jugements analytiques. Et si la distinction empiriste entre propositions analytiques et propositions synthétiques n'a plus grand sens dans les Recherches philosophiques, où l'opposition dynamique est plutôt celle de la grammaire et des jeux de langage, que celle des propositions grammaticales versus les propositions empiriques, la question de savoir comment les propositions transcendantales de Wittgenstein sont possibles comme jugements est une question qui n'intéresse pas seulement le Tractatus.

notes du chapitre I

1) Ak. III, 33; A 6-7 B 10; CRP, p. 37.
2) Ak. IX, 105; Logique, § 24, p. 115.
3) Ak. IX, 107; Logique, § 29, p. 117.
4) Ak. IX, 108; Logique, § 29, p. 118.
5) Ak. III, 113; B 140; CRP, p. 118.
6) Dans un article des Kantstudien, J. Vuillemin estime cependant que "la logique de Kant en son entier est dominée par la philosophie critique." ("Reflexionen über Kants Logik", in Kantstudien, vol. 52, no 3 (1960-1961), p. 310-335. Cité par L. Guillermit, traducteur de la Logique, au début de ses "Notes", p. 163).
7) Ak. III, 479; A 730 B 758; CRP, p. 503.
8) Ak. II, 283; Recherche sur l'évidence des principes de la théologie naturelle et de la morale, p. 39-40.
9) Ak. IV, 263; Prolégomènes à toute métaphysique future, introduction, p. 17.
10) Ak. IV, 274; Prolégomènes, § 4, p. 32.
11) Ak. III, 114; B 141; CRP, p. 118-119.
12) W.V.O. Quine, "Two Dogmas of Empiricism" [1951], in From a Logical Point of View, Harper & Row, New York & Evanston, 1963, p. 20-21.
13) Ak. IV, 266; Prolégomènes, § 2a, p. 21.
14) Ce concept réel (wirkliche) est ce qu'on appelle le "concept donné", a priori ou a posteriori; il s'oppose au "concept factice" (gemachte), lequel est formé arbitrairement, a priori ou a posteriori (Ak. IX, 93; Logique, § 4, p. 101-102). En tant qu'il s'agit du concept que j'ai avant même d'énoncer mon jugement (Ak. III, 34; B 11; CRP, p. 38), on peut également opposer au concept donné le concept possible, lequel comprend, outre le premier, tout ce qui peut s'y ajouter sur la base de l'expérience.
15) Ak. III, 33; A 8 B 10; CRP, p. 37.
16) Ak. XX. 232; Les progrès de la métaphysique en Allemagne depuis Leibniz et Wolf, projet III, section I, p. 87. 17) Ak. IX, III; Logique, § 37, p. 122. 18) Ak. IX, III; Logique, § 36, p. 121. 19) Ak. III, 33; A 6 B 10; CRP, p. 37 et Ak. IX, III; Logique, § 36, p. 122.
20) Ak. IX, 142; A 151 B 190-191; CRP, p. 158.
21) Ak. IV, 267; Prolégomènes, § 2b, p. 21.
22) Ak. III, 28-29; B 3; CRP, p. 33.
23) Ak. VIII, 235; Réponse à Eberhard, section II, p. 88.
24) Ak. VIII, 235; Réponse à Eberhard, section II, p. 88.
25) Ak. IV, 267; Prolégomènes, § 26, p. 22. Voir début de la section 2.1.
26) Ak. III, 34; B 12; CRP, p. 38 et Ak. IV, 268; Prolégomènes, § 2c, p. 22-23.
27) Ak. IV, 267; Prolégomènes, § 2b, p. 22.
28) Ak. III, 142; A 151 B 190; CRP, p. 158.
29) Ak. III, 33-34; A 7 B I1; CRP, p. 37.
30) H. Cohen, Kants Theorie der Erfahrung, Dümmler, Berlin, troisième édition, 1918, § 14, p. 501.
31) Ak. III, 478; A 729 B 757; CRP, p. 502.
32) Ak. IX, 143; Logique, § 106, p. 153. Le passage cité est au pluriel dans le texte de Kant.
33) Ak. IX, 142; Logique, § 104, p. 152.
34) Ak. III, 478; A 729 B 757; CRP, p. 502.
35) Johann August Eberhard, Philosophisches Magazin, t. 1, Halle, 1789, p. 315-316. Cité par I. Kant, Ak. VIII, 230; Réponse à Eberhard, section II, p. 82.
36) Au sujet de l'usage des termes "jugement" et/ou "proposition", voir Ak. VIII, 193-194; Réponse à Eberhard, section 1a, p. 37-38: "La Critique a remarqué la différence qui est entre les jugements problématiques et les jugements assertoriques. Un jugement assertorique est une proposition. Les logiciens ont tort quand ils définissent la proposition comme un jugement exprimé par des mots. Car dans la pensée, nous devons également nous servir de mots que nous ne donnons pas pour des propositions. Dans la proposition conditionnelle: Si un corps est simple, alors il est inaltérable, il y a un rapport de deux jugements, dont aucun n'est une proposition, mais c'est seulement le fait que le second (le conséquent) s'ensuive du premier (antécédent) qui constitue la proposition. " Voir également Ak. IX, 109; Logique, § 30, p. 119.
37) Ak. VIII, 228-229; Réponse à Eberhard, section II, p. 80.
38) Les propositions empiriques ne renferment quant à elles que des caractères extra-essentiels et contingents, pouvant être séparés du concept de la chose. Ces caractères contingents sont internes (modi), se rapportant au concept du sujet comme tel, ou externes (relationes), exprimant le rapport du sujet à d'autres concepts (Ak. 1X, 61; Logique, introduction VIII, p. 67). Vaihinger propose comme exemples "l'or est dilatable" (modus) et "l'or a une densité de 19,5" (relatio). (H. Vaihinger, Kommenrar zur Kritik der reinen Vernunft, t. I, Union Deutsche Verlagsgesellschaft, Stuttgart, deuxième édition, 1922, p. 263).
39) Kant s'exprime ici d'une manière qui est très proche de celle de Quine, lorsqu'il refuse tour à tour les différents critères de l'analyticité. Voir le chapitre 2.
40) Ak. VIII, 229; Réponse à Eberhard, section II, p. 81.
41) Ak. VIII, 229; Réponse à Eberhard, section II, p. 82.
42) Réponse à Eberhard, p. 85. Il existe entre les traductions de R. Kempf et de A J.-L. Delamarre une différence assez importante pour être notée. Je cite la première, malgré son obscurité, car la seconde est erronée sur un point essentiel. Elle se lit comme suit: ..."cela relève de la déduction de la possibilité de la connaissance des choses par une telle espèce de jugements, déduction qui doit apparaître pour la première fois après la définition." Si on se réfère au texte original de Kant (... "das gehört zut Deduktion der Möglichkeit der Erkenntnis der Dinge durch solche Art Urteile, die allerst nach der Definition erscheinen muß"), il paraît incorrect de rapporter l'article "die" à "Deduktion" plutôt qu'à "Urteile". Même si dans les faits, la déduction transcendantale suit les définitions nominales de l'introduction, elle ne saurait en dépendre à la façon dont les démonstrations mathématiques peuvent dépendre de leurs définitions factices. D'ailleurs, il est remarquable que dans l'introduction à la Critique, le jugement synthétique a priori est présenté comme un problème plutôt qu'il n'est défini. Comme ce sera le cas pour la catégorie, Kant n'est pas pressé de définir le jugement synthétique a priori (voir Ak. IV, 158; A 241; CRP, p. 219).
43) Ak. III, 143; A 154 B 193; CRP, p. 159.
44) Ak. III, 77; A 55 B 79; CRP, p. 79.
45) Ak. III, 78; A 57 B 81; CRP, p. 80.
46) Ak. VIII, 228; Réponse à Eberhard, section II, p. 80.
47) Ak. III, 77; A 55 B 80; CRP, p. 79.
48) Ak. VIII, 242; Réponse à Eberhard, section II, p. 97.
49) Ak. III, 81; A 62 B 87; CRP, p. 83.
50) Voir infra, section 3.2.
51) Ak. III, 164; A 184 B 227; CRP, p. 179.
52) Ak. IX, III; Logique, § 36, p. 121.
53) Ak. III, 203; A 237 B 296; CRP, p. 217.
54) Ak. III, 391; A 582 B 610; CRP, p. 420.
55) Ak. III, 34; A 8 B 12; CRP, p. 39.
56) Ak. III, 34; A 7 B 11; CRP, p. 37.
57) Ak. III, 35; B 12; CRP, p. 38.
58) Ak. III, 91; A 77 B 103; CRP, p. 92.
59) De même, dans la mesure où le jugement synthétique réunit deux termes distincts, il comprend en lui une analyse. C'est ainsi que du point de vue logique (où l'on considère seulement le rapport entre les représentations du sujet et du prédicat), tout jugement est à la fois analytique et synthétique. Mais ce n'est pas là le point de vue qu'adopte Kant; celui-ci ne se demande pas comment le rapport du terme sujet au terme prédicat est réalisé, mais il se questionne sur la possibilité d'un tel rapport. Il ne faut donc accorder qu'une valeur limitée à l'opinion selon laquelle "il n'existe (...) pas de jugements proprement analytiques, et il n'existe pas de jugements proprement synthétiques, dans la rigueur des mots." (Ch. Renouvier, Traité de logique générale et de logique formelle, t. I, A. Colin, Paris, troisième édition, 1912, § XXVII, p. 149).
60) Ak. VIII, 245; Réponse à Eberhard, section II, p. 101.
61) L'acte d'ajouter synthétiquement un prédicat au concept du sujet, puisqu'il est une liaison pensée sans identité, a besoin d'une raison suffisante. Mais cela ne fait pas du principe de raison suffisante - qui reste ici analytique - le principe des jugements synthétiques. Car le fait d'avoir besoin d'une justification n'est pas la justification même: "je me moquerais, dit Kant, de celui qui me dirait que cette proposition: Je dois outre mon concept, avoir encore quelque fondement pour dire plus que ce qui est en lui, est le principe ou cette proposition de fondement elle-même, qui suffit déjà à cette extension" (Ak. VIII, 239; Réponse à Eberhard, section II, p. 93).
62) Ak. III, 75; A 95; CRP, p. 107.
63) Ak. VIII, 241; Réponse à Eberhard; section II, p. 96.
64) Ak. III, 85; A 68 B 93; CRP, p. 87.
65) Ak. III, 75; A 51 B 75; CRP, p. 77.
66) Ak. III, 267; B 406; CRP, p. 282.
67) Ak. III, 267; B 406; CRP, p. 282.
68) M. Heidegger, Interprétation phénoménologique de la "Critique de la raison pure" de Kant (1927-1928), trad. E. Martineau, Gallimard, Paris, 1982, § 5, p. 95. Voir également, du même auteur, Kant et le problème de la métaphysique (1929), trad. A. de Waelhens et W. Biemel, Gallimard, Paris, 1953, § 4, p. 83.
69) Ak. III, 49; A 19 B 33; CRP, p. 53.
70) M. Heidegger, Qu'est-ce qu'une chose? {1935-1936), trad. J. Reboul et J. Taminiaux, Gallimard, Paris, 1972, p. 172.
71) Ak. IX, 64; Logique, introduction VIII, p. 71.
72) Ak. IX, III; Logique, § 37, p. 122.
73) Ak. XX, 265; Les progrès de la métaphysique en Allemagne depuis Leibniz et Wolf, projet I, section I, p. 17.
74) Ak. IV, 270; Prolégomènes à toute métaphysique future, § 3, p. 25.
75) On aimerait faire deux remarques sur les jugements analytiques et les définitions: 1) D'abord, tous les jugements analytiques ne sont pas des définitions et inversement, toutes les définitions ne sont pas des jugements analytiques. En ce qui concerne le premier point, "tout corps est étendu" n'est pas la définition du concept de corps: l'étendue est bien un caractère essentiel du concept de corps (dans "X est étendu" la valeur de X ne peut désigner qu'un objet matériel), mais non pas un caractère suffisamment distinct et précis pour la définition (voir Ak. IX, 140; Logique, § 99, p. 150). On ne peut pas dire non plus que toutes les définitions sont des jugements analytiques. À propos de la définition du concept de l'or, justement, Kant remarque qu'"outre le poids, la couleur, la ténacité, celui-ci peut penser encore cette propriété qu'a l'or de ne pas se rouiller, tandis que celui-là n'en sait peut-être rien" (Ak. III, 477; A 729 B 756; CRP, p. 501). Or n'est-il pas évident que la résistance de l'or à l'oxydation ne peut qu'être observée et non pas immédiatement déduite du concept? 2) "L'or est un métal jaune" est un jugement analytique car même si l'or est un concept empirique, une fois que celui-ci m'est donné, je n'ai pas besoin du secours de l'expérience pour me représenter l'or comme un métal jaune et brillant (Ak. IV, 267; Prolégomènes à toute métaphysique future, § 26, p. 22). Lorsqu'on affirme que la proposition est aussi une simple définition, on n'entend pas une définition parfaite (on l'a vu, celle-ci n'existe pas pour les concepts donnés empiriquement ou même a priori), ou précise (le laiton n'est-il pas lui aussi un métal jaune et brillant?). On veut seulement indiquer la manière dont est obtenue la proposition analytique: alors que "tous les corps sont étendus" est le résultat de la décomposition du concept de corps, j'obtiens la proposition "l'or est un métal jaune" en "définissant" mon concept de l'or, c'est-à-dire en explicitant ce que j'entends par là.
76) H. Cohen, Kants Theorie der Erfahrung, chap. 11, § 18, p. 512.
77) Ak. IV, 266; Prolégomènes, § 2a, p. 21.
78) Ak. III, 29; B 3-4; CRP, p. 33.
79) Il s'agit du deuxième corollaire du théorème 8 de la Dynamique: "La force attractive primitive sur laquelle repose la possibilité de la matière comme telle, s'étend de manière immédiate à l'infini d'une partie à l'autre de cette matière dans l'espace de l'univers." (Ak. IV, 516; Premiers principes métaphysiques de la science de la nature, chap. II, p. 80.)
80) Ou la faculté d'extension de la matière.
81) Ak. IV, 518; Premiers principes métaphysiques de la science de la nature, chap. II, p. 84.
82) H. Cohen, Kants Theorie der Erfahrung, chap. 11, § 13, p. 498.
83) C'est pourtant la caractérisation du jugement qui s'appuie sur l'expérience comme jugement a posteriori qui vient en second lieu. Cette confusion suggère que Jean Grondin n'a peut-être pas complètement tort lorsqu'il affirme que la distinction des Prolégomènes entre jugement de perception et jugement objectif est fondée sur une confusion entre savoir a priori et savoir a posteriori (voir Kant et le problème de la philosophie: L'a priori, Vrin, Paris, 1989, p. 76-81). Mais voir également infra, section 4.
84) H. Cohen, Kants Theorie der Erfahrung, p. 498-499.
85) Ak. XX, 323; Les progrès de la métaphysique en Allemagne depuis Leibniz et Wolf, projet III, section I, p. 88.
86) Ak. I, 30; Monadologie physique, section II, proposition X, p. 46. F. Marty, traducteur de l'Histoire générale de la nature et théorie du ciel (in E. Kant, Oeuvres Philosophiques, t. I, p. 47, note 1), remarque qu'en ceci, Kant s'opposait déjà à Newton, lequel hésitait à dire que la force d'attraction est essentielle aux corps (Principia, III, 3e des Regulae philosophandi). Il n'en reste pas moins qu'à cette époque, le concept kantien de l'attraction est identique à celui de Newton. Toutefois, J. Vuillemin (in Physique et métaphysique kantiennes, PUF, Paris, 1955, p. 111), voit dans la désignation de l'attraction comme force élémentaire universelle de la matière, qui agit sans choc, l'origine d'une distinction qui opposera Kant à l'orthodoxie newtonnienne dans les Premiers principes métaphysiques de la science de la nature: il s'agit de la distinction essentielle aux Principes entre forces superficielles, agissant au contact, et forces pénétrantes, agissant immédiatement à distance (Ak. IV, 516; Premiers principes, chap. II, p. 83).
87) Ak. III, 114; B 142; CRP, p. 119.
88) Ak. III, 155; A 171-172 B 213; CRP, p. 171.
89) Ak. III, 251; A 321-322 B 378; CRP, p. 267.
90) Ak. III, 28; B 2; CRP, p. 32.
91) Ak. IV, 509; Premiers principes métaphysiques de la science de la nature, chap. II, p. 72.
92) H. Cohen, Kanrs Théorie der Erfahrung, chap. 11, § 18, p. 513.
93) Ak. IV, 509; Premiers principes, chap. II, p. 72.
94) Ak. IX, 108; Logique, § 30, p. 119.
95) Voire avec certains jugements d'expérience, comme on l'a vu dans la section précédente.
96) Le "jugement d'expérience" examiné dans la section précédente ne comportait que des concepts empiriques, alors que le principe se doit de rapporter l'intuition empirique au concept pur.
97) Ak. X, 529.
98) Ak. X, 528-529.
99) Ak. III, 150; A 164 B 205; CRP, p. 166.
100) Ak. X, 529.
101) Ak. III, 149; A 162 B 203; CRP, p. 165.
102) Ak. IX, 63; Logique, p. 71.
103) Ak. I1I, 471; A 717 B 745; CRP, p. 495.
104) Ak. I1I, 471; A 717 B 745; CRP, p. 496.
105) Ak. III, 475; A 723 B 751; CRP, p. 499.
106) Ak. III, 150; A 164 B 205; CRP, p. 166. Concernant la distinction faite par Kant entre "l'usage général" des propositions de l'arithmétique et le caractère général de celles de la géométrie, on peut remarquer que dans la construction d'un triangle quelconque, la généralité ne tient pas simplement aux dimensions variables d'une figure particulière, mais le triangle peut être isocèle, rectangle, etc. Alors que si je dis 7 pommes ou 7 prunes, ou même seulement si j'utilise le nombre 7 dans différents contextes mathématiques, il ne s'agit jamais que d'applications diverses de la même synthèse d'unités.
107) Ak. X, 529.
108) Bien que cet énoncé présente des airs de famille avec le jugement analytique "tous les corps sont étendus", il appartient à une autre catégorie dans la grammaire profonde des énoncés.
109) Ak. III, 156; A 173 B 215; CRP, p. 172.
110) F. Marty, co-traducteur de la Critique de la raison pure, in E. Kant, Oeuvres philosophiques, t. 1, p. 908, note 1.
111) Ak. III, 148; A 162 B 201; CRP, p. 164, note.
112) Ak. III, 179; A 209 B 254; CRP, p. 194.
113) M. Heidegger, Qu'est-ce qu'une chose?, p. 232.
114) Ak. III, 206; A 243 B 301; CRP, p. 220.
115) H. Vaihinger, Kommentar zut Kants Kritik der reinen Vernunft, t. 1, p. 345-348.
116) D. Hume, Enquête sur l'entendement humain, trad. A. Roy, Aubier, Éditions Montaigne, Paris, 1947, section IV, p. 74.
117) D. Hume, Enquête, p. 75.
118) D. Hume, op. cit., p. 110. Pour exprimer la position de Kant d'une manière aussi simple, il faudrait dire que pour lui, seul le principe de causalité est "découvert" par l'esprit; mais ni la cause ni l'effet particuliers ne sont connus indépendamment de toute expérience. Pas plus chez Kant que chez Wittgenstein, la philosophie a-t-elle pour tâche de faire des "prédictions". Ce qui est anticipé est uniquement la forme de l'expérience possible et non pas le contenu de l'expérience réelle.
119) Kant distingue dans les principes de l'entendement pur ceux qui sont mathématiques et constitutifs (les deux premiers) et ceux qui sont dynamiques et régulateurs (les deux derniers, dont fait partie le principe de causalité). Voir Ak. III, 232; A 179 B 222; CRP, p. 175-176.
120) Ak. III, 147; A 160 B 199-200; CRP, p. 163.
121) Ak. III, 155; A 171 B 213; CRP, p. 171.
122) Ak. III, 173-174; A 199-200 B 244-245; CRP, p. 189.
123) Ak. III, 103; A 91 B 124; CRP, p. 104.
124) Ak. III, 150; A 178 B 220; CRP, p. 175.
125) Présentons tout de suite la réponse de Kant, qui sera commentée par la suite: "Nos analogies présentent donc proprement l'unité de la nature dans l'enchaînement de tous les phénomènes sous certains exposants, qui n'expriment rien d'autre que le rapport du temps (en tant qu'il prend en lui toute existence) à l'unité de l'aperception, qui ne peut avoir lieu que dans la synthèse suivant des règles." Ak. VIII, 184; A 216 B 263; CRP, p. 99. Italique ajouté.
126) La conception kantienne du temps est tout sauf linéaire: "Tous les phénomènes sont dans le temps, et c'est en lui seulement, comme substrat (comme forme permanente de l'intuition intérieure), que l'on peut se représenter la simultanéité aussi bien que la succession. Le temps donc, dans lequel doit être pensé tout changement des phénomènes, demeure et ne change pas... En effet, le changement ne concerne pas le temps lui-même, mais seulement les phénomènes dans le temps." Ak. III, 162-163; A 182-183 B 224-226; CRP, p. 177-78.
127) Ak. III, 191; A 226 B 273; CRP, p. 204.
128) Ak. III, 59; A 32-33 B 49; CRP, p. 63.
129) Voir Ak. III, 123; B 157-158; CRP, p. 136, note.
130) Ak. II1, 173; A 199 B 244; CRP, p. 188.
131) H. Vaihinger, Kommentar zut Kritik der reinen Vernunft, I, p. 214.
132) Ak. III, 134; A 137 B 176; CRP, p. 150-151.
133) Ak. III, 136; A 141 B 180; CRP, p. 153.
134) Ak. III, 137; A 142 B 182; CRP, p. 153.
135) Ak. III, 138; A 144 B 183; CRP, p. 154.
136) H. Vaihinger, Kommentar..., p. 348 et suivantes.
137) Ak. III, 194; A 227 B 280; CRP, p. 208.
138) Ak. III, 190; A 226 B 274; CRP, p. 204.
139) Ak. III, 239; A 301 B 357; CRP, p. 255.
140) D. Hume, Enquête, p. 77.
141) D. Hume, Enquête, p. 89-90.
142) Ak. IV, 51; Critique de la raison pratique, p. 51 et suivantes.
143) La subtilité de Kant par rapport à Hume consiste à soutenir que si les jugements synthétiques a priori ne peuvent pas être fondés sur l'expérience réelle, ils peuvent fort bien l'être sur l'expérience possible (voir Ak. III, 499-500; A 765-766; CRP. p. 521-522).
144) Une critique fréquemment lancée à l'endroit de Kant. Voir par ex. M. Malherbe, Kant ou Hume, Vrin, Paris, 1976, p. 26.
145) Ak. III, 203; A 236 B 295; CRP, p. 216.
146) Ak. III,145; A 157-158 B 196-197; CRP, p. 161-162.
147) Ak. IV, 84; A 111; CRP, p. 124.
148) D. Hume, Enquête, p. 130.
149) Sans doute, Kant n'est pas empiriste à la manière de Hume, puisqu'il transfère le point focal de l'expérience réelle à l'expérience possible et à la condition transcendantale du temps, ce qui ferait de lui un "Hume intériorisé", suivant une expression de Jacques Poulain.
150) Ak. III, 169-170; A 192-193; B 237-238; CRP, p. 184-185.
151) Voir H. Putnam, Raison, Vérité, Histoire, trad. A. Gerschenfeld, Les Éditions de Minuit, Paris, 1984, p. 39: "...le procédé de la mise entre parenthèses suspend certaines implications de l'expression ordinaire de la croyance (toutes les implications qui font référence au monde extérieur, ou à ce qui est extérieur à l'esprit du penseur)." Même si elle se limite à la croyance, cette explication apparaît plus acceptable que celle de Strawson, qui considère que le modèle des "objets qui se conforment à nos modes de représentation", c.-à-d. à la constitution de notre sensibilité et aux règles de l'entendement, est métaphysique et incohérent (voir The Bounds of Sense, Methuen & Co Ltd, London, 1966, p. 43).
152) Cette affirmation pourrait interroger ceux qui voient dans le principe de causalité un principe constitutif de l'expérience réelle (plutôt qu'un principe régulateur) qui doit passer ou casser, comme on dit, et qui finit par s'effondrer sur lui-même.
153) Ak. III, 483; A 737 B 766; CRP, p. 507.
154) Au lieu d'appeler "transcendantal" cet usage immanent, Kant préfère l'appeler "empirique", réservant la première appellation pour l'usage incorrect des principes de l'entendement pur (alors qu'il aurait tout aussi bien pu employer le mot "transcendant" dans ce cas).
155) C'est ici que la confusion du concept de cause et du principe de causalité dénoncée par Vaihinger est évidente.
156) Ak. III, 114; B 140; CRP, p. 119.
157) Ak. IV, 475; Premiers principes métaphysiques de la science de la nature, p. 18, note.
158) Voir Prolégomènes, § 18.
159) On peut également remarquer que la nouvelle définition du jugement est la plus proche de préoccupations liées au langage des différentes conceptions que Kant a élaborées dans le contexte de son problème de la possibilité de la connaissance synthétique a priori.
160) M. Heidegger, Qu'est-ce qu'une chose?, p. 161.
161) Ak. III, 107; B 129-130; CRP, p. 107.
162) Ak. IV, 88; A 118; CRP, p. 131, note.
163) Ak. III, 112; B 138; CRP, p. 116.
164) Ak. IV, 476; Premiers principes métaphysiques de la science de la nature, p. 19, note.
165) Ak. III, 13; B XVIII; CRP, p. 19. Cette proposition jette une lumière sur l'étroite parenté qui existe entre les notions de jugement analytique et de jugement synthétique a priori.
166) Ak. III, 114; B 142; CRP, p. 120.
167) Ak. III, 215; A 261 B 317; CRP, p. 232.
168) Voir Ak. III, 111; B 137; CRP, p. 114 et Ak. III, 125; B 160-161; CRP, p. 138.
169) Ak. IV, 88; A 118; CRP, p. 132.
170) Ak. IV, 91; A 123; CRP, p. 137-138. Italique ajouté.
171) M. Heidegger, Kant et le problème de la métaphysique, op. cit., § 31, p. 229-230. 172) Heidegger repère deux auto-positions dans la spontanéité kantienne: "Cette spontanéité du moi (des Selbst) est aussi originairement aperception pure et pure auto-affection, pur je pense et temps." Die Frage nach der Wahrheit (1925-1926], Frankfurt, Klosterman, 1976, p. 342.
173) Ak. III, 116; B 145; CRP, p. 122-123.
174) Ak. IV, 91; A 124; CRP, p. 139.
175) Voir Ak. 11, 392; Dissertation de 1770, § 4, p. 37.
176) Ak. II, 396; Dissertation, § 10, p. 47.
177) Ak. III, 120; B 151; CRP, p. 129.
178) Ak. IV, 88; A 119; CRP, p. 133.
179) Voir le chapitre 4.
180) C'est ce qui arrive à Tremesaygues et Pacaud dans leur traduction de la Critique de la raison pure, p. 284. 181) Ak. IV, 85; A 114; CRP, p. 128.
182) En tant qu'elle est "synthétique", cette unité n'est pas une simple identité mais le fruit d'une analyse (celle du "je pense") qui présuppose une synthèse (dans l'espace et le temps).
183) Même si on parvenait à démontrer que la perception de couleur est, comme disait Helmoltz, un "acte de jugement et non de perception" (S. Zéki, "La construction des images dans le cerveau ", in La Recherche, no 222, juin 1990, p. 714).
184) W.V.O. Quine, "Parler d'objets" (1957), in Relativité de l'ontologie et autres essais (1969), trad. J. Largeault, Aubier Montaigne, 1977, p. 35.
185) L'expression est de M. Heidegger dans son Introduction phénoménologique à la "Critique de la raison pure" de Kant, p. 230. Pour lui, les catégories ont une double origine: en tant que notions, elles proviennent des "fonctions d'union" (les "modes de juger"); mais du fait de la médiateté de l'entendement, il faut également supposer que les catégories appartiennent à l'image pure de la sensibilité, le temps.
186) Ak. XX, 204; Première introduction à la critique de la faculté de juger, p. 22, note.
187) Ak. III, 109-110; B 133; CRP, p. 111.
188) C'est donc uniquement l'unité analytique de l'expérience que la note des Premiers principes métaphysiques de la science de la nature déduit avec autant de facilité de la définition du jugement.
189) On peut remarquer que cette position est déjà atteinte à l'intérieur de l'esthétique transcendantale. Ainsi, bien qu'on ne puisse dire, absolument parlant, que toutes les choses sont dans l'espace (ou le temps), "si nous joignons la limitation d'un jugement au concept du sujet ("les choses" étant comprises comme phénomènes), alors le jugement vaut de façon inconditionnée" (Ak. III, 56; A 27 B 43; CRP, p. 59).

CHAPITRE II: ÉTUDE COMPARATIVE DE KANT ET DE WITTGENSTEIN

La différence entre jugements analytiques et synthétiques reste le leitmotiv de ce chapitre comme du précédent. Après avoir réussi à dégager le sens de cette opposition chez Kant, on tentera de l'évaluer. Dans quelle mesure le jeu de langage des jugements analytiques et des jugements synthétiques est-il viable? Posée de cette manière, l'interrogation dissimule l'enjeu de la question kantienne de la possibilité des jugements synthétiques a priori. Il convient donc de commencer par restaurer cette question dans le contexte wittgensteinien. Kant affirmait que si on rejetait sa notion de jugement synthétique a priori, la question les concernant resurgirait inévitablement à propos des jugements analytiques: "Comment l'extension de la connaissance au moyen de jugements analytiques est-elle possible"? (1) Effectivement, on peut considérer que dans le Tracratus, Wittgenstein a tenté de répondre à la question: "Comment les propositions de la logique (qu'il désignait comme les propositions analytiques (2)) sont-elles possibles?" et qu'il a opposé une fin de non recevoir à cette question, puisqu'il rejette toutes ses propositions à la fin du Tractatus. Pour sa part, Kant ne dit pas ce qu'il pense de la question transcendantale appliquée au jugement analytique. L'aurait-il refusée à la manière de Wittgenstein (qui considère que la question mérite tout de même d'être posée)? Dans la lettre qu'il envoie à Schulß en novembre 1788, Kant se contente de reformuler le problème des jugements synthétiques a priori en l'appliquant aux jugements analytiques. On peut penser qu'il aurait répondu par la négative à la question de savoir comment l'extension de la connaissance au moyen des jugements analytiques est possible, puisqu'il estimait les jugements synthétiques a priori nécessaires à cette fin. Quant à lui, Wittgenstein ne se détourne pas de la proposition analytique après en avoir constaté les limites. D'une manière très souple, il lui restera toujours fidèle; elle se trouvera enrichie d'empiricité dans le passage à la notion de "règle", sans perdre pour autant son caractère formel.

SECTION 1: LA QUESTION TRANSCENDANTALE EN CONTEXTE WITTGENSTEINIEN

Dans ses conversations avec Waismann et occasionnellement avec les membres du Cercle de Vienne (3), Wittgenstein scinde la proposition synthétique a priori en deux, comme si on avait là le produit logique de deux sortes de propositions, l'une empirique et l'autre a priori, et que ce produit était une contradiction. On sait depuis Kant que les deux distinctions entre jugements a priori ou a posteriori, et jugements analytiques ou synthétiques, peuvent être combinées pour produire quatre classes de jugements (4). Or Wittgenstein refuse les jugements synthétiques a priori, alors qu'il finira bien par accepter que des jugements puissent être à la fois analytiques et empiriques (5) (ce qui semble impliquer qu'ils sont contingents, même si l'expression de "jugements analytiques contingents" a toutes les apparences d'une contradictio in adjecto (6).

Concernant la comparaison Kant/Wittgenstein, la première chose à reconnaître est que Wittgenstein diverge de Kant en ce qui concerne la possibilité des jugements synthétiques a priori: les propositions qui décrivent des faits ne sauraient être a priori; les propositions a priori ne représentent rien (7). On peut également prendre les deux énoncés de Wittgenstein séparément, et conclure à une opposition encore plus radicale avec Kant: pour celui-ci, même la proposition empirique n'est pas une description de la réalité, mais uniquement des phénomènes, qui sont des "objets pour nous". Et si Wittgenstein veut soutenir comme Leibniz que toutes les propositions a priori sont analytiques, aussi bien dire qu'il n'y a pas de propositions qui soient véritablement a priori, ce prédicat "épistémologique" n'ayant de sens que par rapport à l'expérience, un rapport dont la proposition analytique fait complètement abstraction.

Si on pouvait traduire la question kantienne en contexte wittgensteinien, elle commencerait par résonner ainsi: "Comment la logique est-elle possible?" En supposant que Wittgenstein pose cette question, il le fait parce qu'il y voit une difficulté. La métaphysique dont Kant s'est occupé durait depuis l'époque grecque, même si la cible de ses attaques fut plus souvent qu'autrement le système leibnizo-wolffien. Quant à Wittgenstein, la logique de Frege et de Russell a d'abord fortement stimulé sa réflexion théorique. Par la suite, il n'a cessé d'élargir et d'approfondir sa conception de la logique, sans retourner en-deçà du tournant formaliste en logique (la logique ne sera jamais pour lui un "art de penser"). Or si le jeune Wittgenstein est emballé par le projet de ses aînés, il remarque mille petites difficultés techniques à la réalisation. À force de regarder ce qu'elle fait, il finit par se demander si la logique est si parfaite qu'elle en a l'air. "La logique est-elle pure?" La question peut paraître naïve. Elle demande: "la logique prend-elle soin d'elle-même?" (8) Si Russell, par exemple, est obligé de dire ce que ses symboles signifient, c'est que ceux-ci pourraient aussi bien signifier autre chose. Car s'il est une chose qui devrait être évidente, c'est le sens qu'ils ont (autrement, il ne s'agit pas de symboles) (9). Voilà un problème parmi tant d'autres que Wittgenstein fait surgir. Tous ensemble, ils finissent par forcer les défenses de la jeune logique symbolique.

Comme Kant, Wittgenstein commence par poser son problème dans les termes d'un type de propositions, qui seront dans son cas les propositions de la logique. On sait que chez Kant, la différence des jugements analytiques et des jugements synthétiques sert d'abord et avant tout à introduire la notion de jugement synthétique a priori. Chez Wittgenstein, qui ne reconnaît qu'une division duale (10), les propositions qui se contentent de décrire des faits sont globalement aussi importantes que celles de la logique. Non seulement la logique symbolique présuppose-t-elle les symboles pourvus de sens, dans la mesure où elle ne fait que les combiner en vue de produire une tautologie (11) mais, plus fondamentalement, la logique, qui se limite à précéder le "comment" des choses, présuppose que quelque chose soit, auquel elle puisse s'appliquer (12). Pour Wittgenstein, les propositions de la logique représentent un cas limite par rapport aux propositions pourvues de sens: elles ne sont pas absurdes et pourtant elles sont vides de sens (13). Voilà pourquoi il n'y a pas différents "types" de propositions (14): les tautologies ne sont pas de vraies "propositions". Par contre, les propositions de la logique sont certainement a priori pour le jeune Wittgenstein (15). Ce sont même toutes les propositions a priori qu'il y a, au sens suivant: la tautologie n'est pas seulement "vraie" (ce qui signifie possiblement fausse, dans d'autres circonstances), elle est créée vraie (16).

Pour Wittgenstein, la difficulté est d'accepter quelque chose comme le jugement synthétique a priori de Kant alors que pour celui-ci, c'est la réduction des propositions a priori aux propositions de la logique qui reste problématique. Kant aurait certainement soulevé à Wittgenstein le cas des mathématiques, comme il l'a fait pour Hume, à qui il reprochait de n'avoir pas vu que les mathématiques ne comportent pas que des jugements analytiques (17). À l'époque du Tractarus, Wittgenstein considère la proposition mathématique sous son aspect d'équation et d'opération (18). En tant qu'équation, la proposition mathématique se ramène à l'identité et à la tautologie. En tant qu'opération, elle se rapproche de la "construction" kantienne, mais la réduction des mathématiques à la logique, qui fait partie du projet logiciste, est définitivement inacceptable pour Kant (19). Pour lui, le problème se pose donc comme suit: si toutes les propositions a priori se ramènent à la logique, sur quoi sont fondées les autres sciences, celles qui sont considérées comme pouvant faire progresser la connaissance et non pas seulement consister en analyses de ce que nous connaissons déjà? On ne peut pas se contenter de dire qu'elles sont fondées sur la logique, s'il est vrai que celle-ci "vient avant le Comment, non avant le Quoi." (20)

Il existe chez le jeune Wittgenstein une distinction comparable à celle de Kant entre logique générale et logique transcendantale même si, pour lui, c'est encore la logique générale qui est "transcendantale". Apparemment, Wittgenstein parle toujours de la logique générale moderne, mais certaines de ses affirmations ne peuvent tout simplement pas s'appliquer à elle seule. "La logique est transcendantale" (21) est la plus frappante d'entre elles. Comment une science qui ne comporte que des propositions analytiques pourrait-elle être dite transcendantale? Mais tout dépend de ce qu'on entend par "proposition analytique" (22). Or c'est la tautologie, celle du calcul propositionnel ou même celle du langage ordinaire: "il pleut ou il ne pleut pas" (23). Pour la logique, la tautologie est le signe propositionnel dont la valeur de vérité est toujours "V"; lui fait face la contradiction, dont la valeur de vérité est toujours "F". On peut dire que la tautologie est basée sur le principe d'identité (l'identité de la valeur de vérité), alors que la contradiction s'appuie sur le principe de contradiction. En plus de s'intéresser aux tautologies et aux contradictions, la logique s'intéresse à l'analyse des propositions, dans le but de parvenir aux simples non combinés. De par sa fin, cette tâche n'est plus exclusivement logique, même si son intention et ses moyens le sont. Les simples non analysables représentent pour la logique une limite, puisqu'elle s'applique uniquement à ce qui est complexe. On ne peut donc pas dire l'existence des objets, car cette existence précède la proposition, laquelle est seule susceptible d'avoir un sens (24). C'est donc dans un contexte privatif que la question transcendantale surgit chez Wittgenstein. On pourrait également citer un passage des Remarques mêlées: "La limite du langage se montre dans l'impossibilité de décrire le fait qui correspond à la proposition (qui est sa traduction) sans répéter la proposition" (25). La limite est tracée de l'intérieur de la pensée et du discours: "ce dont on ne peut parler, il faut le taire" (26). Ce qui n'empêche pas, en principe, d'essayer de l'exprimer par d'autres moyens que ceux de la proposition décrivant un fait. Ce qui, chez Wittgenstein, accapare le rôle de la proposition transcendantale est une proposition qui montre au lieu de dire: dans le Tractarus, la tautologie ne "dit" rien mais elle "montre" l'échafaudage du monde en montrant la manière dont les symboles pourvus de sens peuvent être reliés en vue de produire une combinaison qui sera toujours valide, quoi qu'il arrive (27).

Kant a nommé les principes subjectifs de ses jugements synthétiques a priori: l'intuition pure, l'imagination transcendantale et l'unité originairement synthétique de l'aperception. Tout en remarquant qu'il s'agit là de simples facultés subjectives, il les place à la source de toutes nos connaissances synthétiques a priori, ce que Wittgenstein ne ferait pas. Pour lui, les fondements ultimes des tautologies du Tractatus ne se situent pas du côté du sujet mais des "objets" (28) auxquels devrait aboutir l'analyse des propositions. Ces objets forment la "substance" du monde (29); on ne peut empiéter sur l'application de la logique pour dire ce qu'ils sont, mais leur existence se laisse déduire de celle de la logique: dans (Ex) fx, on met de côté tous les objets particuliers, mais sans faire abstraction du fait qu'il doit y avoir des objets pour que fa ait un sens. La proposition transcendantale de Wittgenstein est donc reliée à une ontologie (30), là où celle de Kant l'était à un ensemble de facultés de connaissance, ce qui pourrait suggérer que le jeune Wittgenstein n'avait qu'une conception pré-critique de la philosophie, en dépit de ses accointances avec Schopenhauer. Il n'en reste pas moins que les jugements synthétiques a priori de Kant ne se justifient pas au sens réflexif de l'auteur du Tracratus. En effet, si on distingue les jugements synthétiques a priori en général (ceux des sciences ou les principes de l'entendement pur, considérés en eux-mêmes), et les propositions par lesquelles Kant affirme l'existence de l'intuition pure, le caractère inconnaissable de la chose en soi, la soumission des phénomènes aux catégories, etc., on ne peut pas dire que les propositions de la deuxième sorte, qui sont les véritables propositions transcendantales de la Critique, soient fondées sur l'intuition, l'imagination et l'aperception pures, puisque c'est justement ce dont elles traitent. Toutefois, le même argument est valable dans le sens inverse, de Kant à Wittgenstein: les "élucidations" de l'auteur du Tractatus auraient pu être des propositions transcendantales, suivant l'acception kantienne (31).

On retrouve chez Wittgenstein, sur le plan analytique, le pendant de la distinction kantienne entre jugement synthétique a priori et proposition transcendantale (32). Les propositions de l'auteur du Tractatus ne devaient pas être de simples tautologies, mais des explicitations ou des élucidations. Le mot allemand "Erläuterungen" est le même que Kant emploie pour qualifier les jugements analytiques comme jugements explicatifs. Les jugements explicatifs de Wittgenstein, toutefois, ne sont pas identiques à ceux de Kant: il est vrai qu'il s'agit surtout pour eux de clarifier la nature des signes primitifs (33), mais Wittgenstein y voit également la seule forme de jugements possibles pour la philosophie (34). On sait que Kant reconnaissait dans sa proposition transcendantale, par exemple celle qui affirme que toutes les représentations sont soumises à une conscience unique, une "proposition analytique" (35). Il n'en est pas moins clair qu'il range le jugement philosophique du côté "synthétique a priori". Pour Wittgenstein, la proposition qui se prétendrait synthétique a priori serait en fait "métaphysique", au sens péjoratif de la dialectique transcendantale.

Toutefois, l'imperfection de la notion kantienne de jugement synthétique a priori n'empêcherait pas la question transcendantale de se poser, comme Kant l'affirmait déjà en 1788. En quoi cette fameuse question transcendantale consiste-t-elle? D'aucuns mettent l'accent sur la possibilisation de la chose concernée: ainsi, les conditions transcendantales de la connaissance seraient tout simplement celles qui la rendent possible. Mais il ne faut pas confondre conditions empiriques et conditions transcendantales (36). Kant rattache toujours le terme "transcendantal" à la connaissance a priori, en dépit de la distinction qu'il fait entre connaissances a priori et connaissances transcendantales. On peut même dire que pour lui, l'un ne va pas sans l'autre. Or chez Wittgenstein, la question transcendantale est celle des limites de la pensée et du discours. Il se peut donc que la connaissance synthétique a priori représente une impossibilité logique et sémantique pour lui, comme il se peut que la limitation de la pensée au langage n'ait pas beaucoup de sens pour Kant, dans la mesure où c'est là une limite que nous transgressons continuellement lorsque nous énonçons des propositions pourvues de sens. Néanmoins, "transcendantal" et "transcendant" sont proches parents: les propositions transcendantales traitent de ce qui est transcendant (37), au sens où elles disent uniquement ce qui en peut être dit (rien de plus). Pour atteindre une telle fin, vaut-il mieux se servir d'une proposition analytique ou d'un jugement synthétique a priori?

L'objet de cette section était de situer la question transcendantale dans le contexte wittgensteinien. Personne ne doute de la présence d'une problématique transcendantale chez Wittgenstein. Cependant, il est clair que le caractère transcendantal de la logique dans le Tracratus ne peut être identifié à celui de la logique transcendantale de Kant. Il se pourrait même que chez Wittgenstein, les questions transcendantales (ou "questions de fondement"), soient plus proches des préoccupations de l'esthétique transcendantale que de celles de la logique transcendantale. De plus, dans la mesure où la logique partage ce caractère transcendantal avec l'éthique et l'esthétique (38), on peut supposer qu'il n'est pas lié à l'aspect "formel" de la logique mais plutôt à son "autonomie" ou à son indépendance à l'égard des faits. En contexte wittgensteinien, la question transcendantale ne perd rien de son acuité. Peut-être change-t-elle de signe dans la mesure où elle s'exprime de façon plus négative que positive, mais cette négativité est également présente chez Kant: on peut repérer un usage du terme "transcendantal", subordonné à l'opposition transcendantal/ empirique, par lequel ce mot se trouve restreindre l'application du prédicat avec lequel il est employé; c'est ainsi que la logique transcendantale n'est pas une logique formelle (39), ou que les conditions transcendantales de la connaissance n'en sont pas les conditions au sens "causal" (empirique) du terme. Chez Wittgenstein, les disciplines transcendantales sont taxées d'impossibilité: elles outrepassent toutes les limites du sens, même la logique, qui se fait forte de tracer ces limites à l'intérieur du langage. Il n'en reste pas moins que la logique, pour ne rien dire des autres, s'impose à nous, et c'est dans ce sens que le propos de Wittgenstein est plus proche de celui de Kant dans l'Esthétique que dans la Logique: "la logique est transcendantale" signifie pour lui qu'elle est inévitable.

SECTION 2: ÉVALUATION DE LA DISTINCTION ENTRE JUGEMENTS ANALYTIQUES ET SYNTHÉTIQUES

Les philosophies de Kant et de Wittgenstein ne se prêtent pas au jeu de la confrontation sans ambiguité: sans doute Wittgenstein rejette-t-il explicitement la notion de jugement synthétique a priori, mais ses "remarques grammaticales" peuvent être interprétées comme des propositions transcendantales; sans doute Kant récuse-t-il le primat du langage et des propositions analytiques sur la pensée et les jugements synthétiques a priori, mais il formule le problème principal de la raison pure dans les termes d'une différence entre jugements, et d'un type particulier de jugements ne devant rien à l'expérience. Le but de cette étude reste de montrer que ces philosophies présentent ce que Wittgenstein a appelé des "ressemblances de famille". Pour ce faire, quoi de mieux que de les appliquer à un objet qui leur est jusqu'à un certain point extérieur? Cet objet privilégié est la distinction entre propositions analytiques et synthétiques telle qu'elle s'est transmise dans la tradition de la philosophie analytique. Le mot "tradition" voudrait souligner le fait qu'on s'entend habituellement pour dire qu'il existe un usage assez constant en ce qui a trait à la signification de la proposition analytique et à celle de la proposition synthétique: la première étant la proposition logique, comme Wittgenstein l'a indiqué dans le Tractatus, et la seconde étant la proposition empirique ou "proposition ordinaire".

Qu'est-ce que Kant aurait pensé de ce qu'on appelle couramment la distinction analytique/synthétique? Comment Wittgenstein la jugeait-il? C'est le genre de questions auxquelles on tentera d'apporter une réponse dans les sections suivantes. Toutefois, qu'on ne s'attende pas à voir tourner les gros canons de Kant et de Wittgenstein contre une position que la philosophie analytique a fini par délaisser presque complètement, après s'être rendue compte qu'elle était difficilement tenable et finalement peu profitable (40). Ce qui est l'objet d'une critique, c'est la différence entre jugement analytique et jugement synthétique, qu'elle se trouve chez Kant, chez Wittgenstein ou chez les philosophes analytiques. On ne peut pourtant préjuger ainsi d'une uniformité de sens qui ne résisterait pas à un examen en profondeur. La distinction analytique/synthétique, où qu'elle se trouve, est un objet de comparaison entre Kant et Wittgenstein: ce que l'un aurait dit en telle occasion, ce que l'autre aurait répondu, voilà ce qui nous intéresse, dans la mesure où notre but véritable est de permettre un dialogue entre les deux.

SECTION 2.1: Y A-T-IL DES JUGEMENTS ANALYTIQUES?

Quine a peut-être été le premier à poser ouvertement la question. Il l'a fait sur la base d'une définition de la proposition analytique qui n'est ni tout à fait celle de Kant, ni tout à fait celle de Wittgenstein. Suivant Quine, une proposition analytique devrait en être une dont la validité dépend uniquement de la signification des termes, et pas du tout de l'existence de la chose concernée: "un énoncé est analytique lorsqu'il est vrai en vertu des significations et indépendamment du fait" (41). La première partie de cette définition appelle le "critère de synonymie" alors que la seconde appelle le "principe de l'interchangeabilité salva veritate". Je voudrais tester le critère de synonymie sur la conception kantienne et le principe d'interchangeabilité sur la conception wittgensteinienne (42).

L'exemple privilégié de Quine est "no bachelor is married", qu'il tire facilement de "no unmarried man is married" en mettant un synonyme à la place du premier terme. La seconde proposition est une vérité logique comme "p ou non p" (même si elle devait être symbolisée de manière plus complexe dans le calcul des prédicats). Elle se situe uniquement au niveau syntaxique, alors que le passage à la première proposition implique qu'on prenne en considération la signification des termes "bachelor" et "unmarried man". Or du point de vue de l'usage, le premier terme n'est pas un strict synonyme du second, car les expressions "bachelor of Arts", bachelor au sens de bachelier ou de garçonnière ne signifient pas un célibataire (43). Quine veut bien oublier cette synonymie générale et limiter son propos à la synonymie "cognitive". Mais comme celle-ci n'a de sens qu'à l'intérieur d'un langage extensionnel et que celui-ci n'est pas apte à fournir la signification cognitive recherchée (qui est de l'ordre de l'"intension"), on se trouve ramené à la case départ. Pourquoi notre critique lie-t-il l'analyticité à la synonymie? Quine se réfère à Carnap (44), mais c'est Kant qu'il nomme en premier lieu. Pour lui (Kant), le concept du prédicat est compris implicitement dans le concept du sujet; cela ne revient-il pas à dire qu'ils ont la même signification et donc qu'ils sont synonymes (dirait Quine)? Pourtant, si on reprend les deux exemples kantiens de jugement analytique et de jugement synthétique:

"Tous les corps sont étendus",

"Tous les corps sont pesants"

il est frappant que l'étendue est encore moins un synonyme du concept de corps que la pesanteur ne peut l'être. Comprise au sens géométrique et cartésien, l'étendue a deux dimensions seulement, comme le plan. Une troisième dimension est fournie en sortant du plan; en ce qui concerne les corps sur cette planète, le moment de la pesanteur est cette troisième dimension. En ce sens, la pesanteur est plus proche que l'étendue de la signification du mot corps, même si on ne peut pas la considérer littéralement comme un synonyme.

Quine reconnaîtrait sans doute que lorsque Kant subordonne le prédicat d'étendue au concept de corps, il ne le fait pas sur la base d'une expérience de l'usage des mots. Mais il demande encore si on peut parler, sinon de synonymie au sens linguistique, de "synonymie cognitive"? Pour Quine, "bachelor" et "unmarried man" sont des synonymes cognitifs si et seulement si: "All and only bachelors are unmarried men". Si on accepte que "bachelors" ne désigne ici que les célibataires masculins, les deux expressions ont exactement la même extension; mais rien ne prouve qu'elles sont toutes deux vraies en vertu des significations: "créatures ayant un coeur" et "créatures ayant des reins" (45) ont la même extension, ce qui n'empêche pas que (i) "Toutes les créatures avec un coeur sont des créatures avec un coeur" n'est pas connu à partir des faits, ce qui est pourtant le cas de (ii) "Toutes les créatures avec des reins sont des créatures avec un coeur". Les deux expressions ne sont donc pas des synonymes cognitifs (46). Quine reconnaît la distinction entre propositions analytiques (ou logiques) et propositions synthétiques (ou empiriques), puisqu'il s'en sert pour déjouer son adversaire. Ce qu'il nie, c'est qu'il existe dans le langage courant ou dans les "langages artificiels" d'autres propositions analytiques que les propositions logiques (47).

Quine évoque le principe de non contradiction, mais il ne s'y arrête pas car pour lui, dire qu'une proposition analytique en est une dont la contradictoire est impossible est futile, à moins de disposer déjà de la nécessité analytique 48. L'impossibilité de la contredire serait donc plus un trait de la proposition analytique qu'une définition. Mais Kant entend son principe de contradiction d'une autre manière:

... "le contraire de ce qui se trouve déjà comme concept et qui est pensé dans la connaissance de l'objet, est toujours nié avec raison, tandis que le concept lui-même doit en être nécessairement affirmé, puisque son contraire contredirait l'objet." (48)

Il est question dans ce passage de la connaissance de l'objet et non d'une propriété extraordinaire des propositions analytiques. Si cette connaissance est possible, les jugements analytiques sont possibles, puisqu'ils ne font que prendre acte de l'identité de la connaissance à l'objet. Mais Quine ne reconnaît pas la dimension épistémologique des jugements analytiques. Pour lui comme pour Wittgenstein dans le Tractatus, les questions épistémologiques sont synthétiques, voire psychologiques (49).

Le principe de l'interchangeabilité salva veritate n'a pas les inconvénients du critère de synonymie ou ceux du principe de contradiction, mais il ne s'applique qu'aux langages extensionnels. Dans un langage logique, "deux prédicats qui ont la même extension (c'est-à-dire qu'ils sont vrais des mêmes objets), sont interchangeables salva veritate" (51). Le principe d'interchangeabilité n'est pas suffisant pour garantir la synonymie cognitive, mais il l'est pour les besoins de la logique extensionnelle. N'est-ce pas là justement ce que Wittgenstein affirme, en disant que les propositions de la logique sont (les seules) propositions analytiques? Or ce ne sont pas là, rajoute Quine, les propositions analytiques recherchées mais seulement des vérités logiques. D'ailleurs, Quine a également une manière de miner complètement la position de Wittgenstein dans le Tractatus et non pas seulement celle de Kant dans l'introduction à la Critique de la raison pure:

... "aussi longtemps que l'on considère qu'il y a en général un sens à parler de la confirmation ou de la réfutation d'un énoncé, il semble qu'il soit aussi sensé de parler du cas limite de l'énoncé qui est confirmé dans le vide, quoi qu'il arrive; et un tel énoncé est analytique." (52)

Juste avant le passage cité, Quine a laissé un indice concernant la façon de sortir de l'impasse: cessons de considérer que les énoncés peuvent être vérifiés tour à tour, chacun pour soi; c'est en bloc qu'ils font face à la réalité et non pas de manière individuelle. À l'époque du Tractatus, Wittgenstein ne dispose pas encore de la notion de "système", qui lui permettra de soutenir que la proposition n'est pas comparée à la réalité de manière isolée: "J'ai écrit un jour: La proposition est apposée le long de la réalité comme une règle graduée, seuls les points extrêmes touchent l'objet à mesurer. Maintenant je préférerais dire: un système propositionnel est apposé le long de la réalité comme une règle graduée." (53). Cette conception renouvelée des relations sémantiques de la proposition avec la réalité n'entraîne-t-elle pas l'abandon de la distinction entre propositions analytiques et synthétiques? Quine n'hésite pas à l'affirmer. Plus précisément, il rejette: i) le clivage entre énoncés analytiques et énoncés synthétiques, censé refléter la différence fondamentale entre les composantes linguistiques de la vérité de l'énoncé et ses composantes factuelles; ii) l'affirmation suivant laquelle il existerait des énoncés qui sont absolument analytiques (ou synthétiques). En ce qui concerne le deuxième point, il est clair que Quine préfère l'envisager du point de vue de l'expérience: Y a-t-il des énoncés qui ne peuvent absolument pas être remis en question? Pour Quine, tout énoncé peut être remis en question, si on est prêt à faire les ajustements qui s'imposent, même si à la longue le conservatisme et le pragmatisme l'emportent (54). Dans ces conditions, la différence entre vérité et fausseté (ou entre les énoncés que nous tenons pour vrais et leur abandon pur et simple par la communauté scientifique, linguistique ou autre), est une affaire de degré, et les jugements analytiques ne peuvent pas être plus vrais que la vérité elle-même. En tant qu'énoncés, les jugements analytiques et les jugements synthétiques peuvent supporter d'être ainsi liés à l'intérieur d'un système plus vaste; cela ne détruit aucunement leur opposition. Mais il y a plus grave si cette différence entre jugements présuppose que "la vérité d'un énoncé est d'une manière ou d'une autre réductible (analysable) en un composant linguistique et un composant factuel" (55). Car cette seconde opposition ne s'accommode pas aussi facilement d'une différence de degré: on ne mange pas avec le mot "fourchette".

Quine considère (avec Strawson et les autres), que la notion d'usage permet à l'empirisme de dépasser le réductionnisme de l'enfance. Wittgenstein faisait déjà remarquer que "A" est le même signe que "A" (56). Dans ses Remarques mêlées, il avouera qu'on ne peut dire la différence entre la proposition et le fait qu'elle énonce. Or ce qu'on ne peut dire au moyen d'une proposition ordinaire, un empiriste n'essaiera pas de le dire au moyen d'un jugement synthétique a priori. Il abordera plutôt la question sous un autre angle: quel est l'usage de tel ou tel énoncé, quelle est sa place à l'intérieur du système de tous nos énoncés? dans quelles conditions serions-nous prêts à le falsifier? Encore une fois, on remarque que la baisse d'intérêt pour une vérité-vraie (une fois pour toutes), entraîne l'abandon d'une différence absolue entre jugements analytiques et jugements synthétiques. Mais il s'agit là uniquement de châteaux de cartes, aurait dit Wittgenstein. Pour le Wittgenstein de la maturité comme pour Heidegger (57), la vérité n'est plus simple correspondance; elle est "humaine, trop humaine".

Quine retrace l'origine de la notion d'usage jusque dans le concept russellien de symbole incomplet (58). Dans sa théorie du jugement finalement publiée, Russell soutient que la proposition est "un symbole incomplet, c'est-à-dire qu'un contexte est nécessaire pour que la phrase exprimant une proposition acquière une signification complète" (59). On ne peut dire qu'un énoncé est analytique (ou synthétique) sans présupposer un sens complet que l'énoncé n'a pas hors du contexte de l'usage. Or le concept d'usage courant n'est pas plus apte à fonder la nécessité analytique que ne l'était le concept d'expérience chez Kant. Pendant un moment, on a pu croire que les systèmes sémantiques de Carnap fourniraient le cadre recherché; l'inconvénient, suivant la ligne de raisonnement suivie par Quine, c'est que les règles sémantiques identifiant les énoncés analytiques doivent contenir le mot "analytique": "Nous comprenons à quelles expressions les règles attribuent l'analyticité, mais nous ne comprenons pas ce que ces règles attribuent à ces expressions" (60). Nous voici à nouveau ramenés au point de départ. Ce que Quine a contre la notion d'"analyticité" est-il plus clair? On peut résumer sa position en disant qu'il accepte l'existence des vérités logiques mais qu'il récuse leurs prétendus synonymes, les propositions analytiques. Celles-ci sont d'ordre sémantique, comme les synonymes, alors que les premières sont limitées aux langages extensionnels. "Les vérités logiques ne sont pas engagées ontologiquement au-delà des valeurs de leurs variables". Comme l'indique le mot souligné, et d'autant plus qu'on parle de variables liées (61), elles ne sont tenues à rien en ce qui concerne la signification des termes. Il ne reste donc rien à "analyser" ou à "expliciter" au sens que Kant donnait à ces termes. D'un autre côté, on ne peut pas non plus définir la proposition analytique en termes linguistiques, comme Wittgenstein a tendance à le faire, car il n'y a pas à proprement parler de facteur linguistique s'opposant à un facteur fait.

SECTION 2.2: LA RÉPONSE DE WITTGENSTEIN

On peut concéder que la critique de Quine ébranle la distinction kantienne entre jugements analytiques et jugements synthétiques, et qu'elle rend problématique la manière qu'a Wittgenstein de distinguer les propositions logiques de toutes les autres. Par ailleurs, une réponse kantienne aux objections de Quine pourrait certainement se trouver (voir ci-dessus, chap. I, section 1.1), mais elle ne saurait être donnée sans tenir compte de la possibilité des jugements synthétiques a priori, auxquels Quine ne croit pas. Comme Wittgenstein est grosso modo du même avis que Quine sur la question de leur existence et comme il se place d'emblée sur le plan des jugements analytiques et de la logique, c'est uniquement sa réponse potentielle que nous envisagerons, sans chercher pour l'instant ce qu'on pourrait trouver chez Kant à opposer aux doutes sceptiques de Quine.

On peut considérer que Wittgenstein a répondu affirmativement à la question de savoir s'il y a des jugements analytiques, même s'il est plus douteux qu'il ait jamais défendu l'existence d'une distinction identique à celle de Kant entre jugements analytiques et jugements synthétiques (62). Il n'en reste pas moins que dans le Tractatus, Wittgenstein oppose les propositions logiques ou propositions analytiques aux propositions pourvues de sens ou propositions tout court (63) (sans employer l'expression "propositions synthétiques", comme nous le ferons pour les besoins de la comparaison); par contre, il soutient que les propositions logiques sont "vides de sens", ce qui fait d'elles ni plus ni moins que des propositions identiques, annulant le souci que Kant croyait devoir prendre de distinguer la proposition analytique de la proposition identique. En dépit de ces réserves, la reconnaissance par Wittgenstein du caractère tautologique des propositions de la logique et du fait que ses propres propositions comme celles de la philosophie sont de simples élucidations, est suffisamment claire pour autoriser un rapprochement avec Kant au niveau des propositions analytiques et un rapprochement avec Quine au niveau des propositions logiques.

Même s'ils sont très bien étayés, ce que Quine exprime au sujet de la distinction analytique/synthétique en général et des propositions analytiques en particulier, ce sont essentiellement des doutes: il ne doute pas que les jugements analytiques soient "possibles" (qu'on puisse imaginer un monde où de telles propositions se laissent énoncer), mais il doute de l'existence actuelle de tels jugements. Or Wittgenstein désigne la proposition logique comme proposition analytique. Étant tautologique, sa proposition analytique n'a pas le défaut de celle de Kant: puisqu'elle ne dit rien, elle ne saurait parler de la signification des termes. D'un autre côté, la proposition logique n'est pas inutile comme Kant estimait que la tautologie l'était, puisqu'elle montre quelque chose. Ce qui amène à formuler deux questions: i) les propositions analytiques de Wittgenstein sont-elles authentiques? ii) le concept de monstration est-il acceptable en regard de la critique quinéenne? Concernant i), il faut reconnaître que la proposition analytique de Wittgenstein est sûrement plus proche des conceptions de Frege et de Russell que du jugement analytique kantien. Si elle est "analytique", c'est parce qu'elle pratique l'analyse des propositions sur les symboles et non parce qu'un de ses "concepts" se trouve inclus dans l'autre. On pourrait d'ailleurs poursuivre la liste des oppositions entre les deux visions de la proposition analytique en rappelant que dans la Critique de la raison pure, le jugement analytique sert essentiellement: i) à faire valoir le jugement synthétique a priori; ii) à dénoncer les jugements qui ont l'apparence de faire progresser la connaissance. Alors que les propositions logiques ont un statut privilégié à l'intérieur du Tracratus et que c'est plutôt la présence des propositions synthétiques (celles qui "disent" quelque chose), que Wittgenstein dénonce dans les écrits de Frege et de Russell (64).

Wittgenstein considérait les différences comme aussi intéressantes que les ressemblances. Prenons la proposition: "les sensations sont privées" (65). C'est là pour lui une remarque grammaticale, voire une proposition analysant le concept de sensation, mais si on voulait la construire comme un jugement analytique au strict sens kantien, on se heurterait à des difficultés insurmontables. L'essentiel de ce que Wittgenstein a à dire n'est-il pas justement que le concept "privé" est tout à fait en dehors du concept de "sensation"? La remarque de Wittgenstein serait donc plus proche du jugement synthétique a priori que du jugement analytique, car elle établit une connexion nécessaire entre des concepts différents, même s'il est évident qu'elle ne peut être synthétique a priori au sens kantien: le caractère privé est à la sensation pour Wittgenstein ce que le caractère singulier est à l'intuition ou ce que la généralité est au concept pour Kant, c'est un terme ayant une signification simplement logique et non une intuition a priori ou un concept synthétique (66) exprimant les conditions formelles d'une expérience en général.

La question portant sur l'authenticité de la proposition analytique de Wittgenstein n'a pas d'intention dogmatique, elle ne présuppose pas que la conception wittgensteinienne est recevable si et seulement si elle est réductible, en tout ou en partie, à la conception kantienne. On demande seulement si la proposition logique de Wittgenstein est une authentique proposition analytique. Il est aisé de voir qu'elle ne correspond pas exactement au jugement analytique de Kant. Par ailleurs, Quine a formulé des objections contre la possibilité des énoncés analytiques. Ses critiques détruisent-elles la position logique de Wittgenstein? Si la proposition logique n'est qu'une tautologie vide de sens, il faut répondre par la négative. Mais s'agit-il encore là d'une proposition analytique? En identifiant propositions logiques et tautologies, Wittgenstein affirme-t-il qu'au fond, il n'y a pas de véritables propositions analytiques? La situation est plutôt la suivante: à l'intérieur du Tractatus, les propositions analytiques ne sont ni plus ni moins que les propositions de la logique. Les auteurs des Principia Mathematica ou celui des Fondements de l'arithmétique ont pu croire, dans la foulée de leur revalorisation de la proposition analytique (67), que celle-ci pouvait dire quelque chose, ou nous apprendre quelque chose de nouveau, mais ils ont confondu une possibilité logique avec une possibilité réelle. On ne peut pas dire que deux choses sont identiques, on peut seulement le rendre manifeste par l'emploi du même symbole (68). Dans la proposition analytique, ce n'est pas nous qui nous exprimons, c'est "la nature inévitable des signes qui parle d'elle-même (69).

La proposition logique n'est donc pas un "jugement", si on entend par là un acte de l'entendement. Non que la sensibilité ou l'imagination s'y trouvent mêlées: la proposition logique n'est tout simplement pas rendue possible par l'une ou l'autre des facultés de connaissance définies par Kant. La thèse de Wittgenstein est que la logique prend soin d'elle-même. Ce n'est pas le logicien, Frege ou un autre, qui met au point la logique; il ne fait que combiner des signes en eux-mêmes arbitraires, de manière à montrer la logique des propositions. Celle-ci ne dépend pas de nous, mais de la "nature inévitable des signes". Pour nous, les signes sont chose arbitraire et conventionnelle. Mais la logique exprime ce qu'elle a de nécessaire à travers eux. Ici, la logique de Wittgenstein ne prend pas la place des facultés kantiennes, sinon au sens où elles étaient vues comme de simples facultés subjectives; la logique ne se laisse pas dire comme un fait par une proposition pourvue de sens, elle est donc "transcendantale". Le renversement copernicien s'opérait des choses aux facultés de connaissance. Celui qu'effectue Wittgenstein va des "significations" aux signes (70). Kant soutenait que ce ne sont pas nos concepts, intuitions, etc., qui doivent s'orienter vers la chose en soi, mais que celle-ci n'est qu'un (épi)phénomène de la connaissance. Wittgenstein soutient que ce n'est pas nous qui décidons ce que les signes doivent signifier, mais que nous ne faisons que les combiner.

La notion d'usage est ce qui correspond chez le second Wittgenstein (71) – du moins en importance – à l'espace et au temps chez Kant. De même qu'il n'y a pas de connaissance empirique possible hors de ces pures intuitions, l'usage est ce qui confère à une proposition son sens et sa vérité. Dans ce contexte, la proposition analytique se laisse déterminer négativement comme celle qui fait abstraction de l'usage (ou des conditions de l'espace et du temps), pour ne retenir que la signification des termes, ce qu'ils "représentent" (72). La preuve que Wittgenstein n'a jamais endossé totalement la philosophie empirico-logique de son temps est qu'il décelait dans les propositions logiques une impossibilité: celle-ci peut être exprimée en terme d'absence d'usage pour la proposition analytique, du fait qu'elle est "créée vraie" alors que de toute évidence, nous ne créons pas la logique. Il est vrai que l'essentiel de ce que Grice et Strawson avaient à dire pour la défense des énoncés analytiques est justement qu'ils ont un "usage", voire une "tradition"(73). Mais cet usage-là ne suffit même pas à fonder une proposition ordinaire: mainte proposition, par exemple "la terre est plate" a pu circuler pendant longtemps, même si elle était erronée. (On pourrait trouver de nombreux exemples du côté des maximes morales.)

On a dit que la notion d'usage occupait chez Wittgenstein la position de l'espace et du temps dans la Critique de la raison pure; on peut également constater que cette notion prend, dans la pensée de la maturité de Wittgenstein, la place du concept de sens dans le Tractatus. Dire que la proposition analytique fait abstraction de l'usage est donc une autre manière de dire qu'elle est "vide de sens" (sinnlos). Les tautologies et les contradictions du Tractatus ne sont pas dépourvues de sens (unsinnig), mais elles "montrent qu'elles ne disent rien"(74). De même, les propositions analytiques ont bien un "usage" en tant qu'elles sont énoncées dans un langage compréhensible et dans certains contextes sensés mais à y regarder de près, leur usage est justement de n'en pas avoir au sens courant du terme: ne sont-elles pas indifférentes au fait d'être énoncées par un locuteur plutôt que par un autre?

Chez Wittgenstein, la proposition analytique est authentique en se niant elle-même comme proposition pourvue de sens. Mais avant de disparaître, elle nous révèle que "les limites de mon langage signifient les limites de mon monde" (75). Comment concilier cette affirmation avec le fait que les tautologies ne sauraient nous fournir aucune information? Il faut d'abord remarquer que ce n'est pas là une information qu'une proposition ordinaire pourrait fournir, car elle ne pourrait tracer la limite qu'en se plaçant à l'extérieur du champ délimité par elle. Lorsque Wittgenstein demande: "lorsque je dis ce que je sais, comment ce que je dis est-il ce que je sais?" (76), il formule une question comparable à celle qui amène Kant à développer successivement ses trois synthèses de l'appréhension dans l'intuition, de la reproduction dans l'imagination et de la recognition dans le concept (77). Ce ne sont pas là des questions objectives mais subjectives, voire psychologiques; on ne saurait y répondre en restant à l'intérieur de la logique. La proposition 5.6 du Tractatus n'étant pas tautologique, ne fait donc pas partie des propositions de la logique. Pourtant, c'est la logique qui permet à Wittgenstein de l'énoncer, comme s'il s'agissait d'un fait. Les limites de la logique et du langage ne font que signifier (bedeuten) les limites du monde; elles les reflètent en présentant clairement leurs propres limites. La proposition logique est-elle vide de sens? La proposition stricto sensu sera pourvue de sens. La première est-elle nécessairement vraie? La seconde devra pouvoir être vraie ou fausse, etc. La situation du langage est à cet égard la même que celle de la logique: les limites de la proposition élémentaire – qu'elle soit composée de noms immédiatement liés – sont en même temps les limites de son sens: l'état de choses n'est lui-même qu'une concaténation d'objets (78).

À ce point, Kant aurait certainement exigé une déduction, car ce n'est pas sans preuve à l'appui (quelle que soit leur nature subjective ou objective), qu'il se permit d'affirmer que les limites de la connaissance signifient les limites de l'objet de la connaissance. On soupçonne que Wittgenstein n'estimait pas possible une telle déduction. Non qu'il l'ait dit explicitement mais sa "déduction", si elle existait, serait sans doute plus proche des preuves négatives de Gödel que de la déduction transcendantale de Kant. Appliquons le raisonnement de Wittgenstein au matériau kantien: si vraiment la connaissance est en son fond subjective et finie, si l'objet n'est jamais que l'objet de la connaissance sensible, cela ne saurait faire l'objet d'une connaissance objective: on ne peut pas le savoir car "le savoir" au sens où on l'entendait initialement n'existe plus. De même, Wittgenstein ne peut que biffer ses propres propositions dans le Tractatus: non seulement se présentent-elles comme "vérités objectives" en des domaines où il n'y a que très peu de vérité objective à glaner (79), mais elles sont obligées de dire que certaines "vérités" ne se laissent pas dire mais seulement montrer, ce qui est absurde suivant les canons de l'ouvrage (78). Dans ces conditions, la proposition 5.6 du Tractatus montre quelque chose plus qu'elle n'affirme ce qu'elle dit. Elle montre les limites du discours plus que celles du "monde", dont elle ne sait rien à proprement parler, comme Kant affirmait ne rien savoir de l'existence des choses en soi, sinon que la manifestation (Erscheinung) suppose logiquement une chose manifestée (78).

Une fois démontrée l'authenticité particulière de la proposition analytique de Wittgenstein, il reste à considérer si la monstration sur laquelle elle repose est ou n'est pas du même ordre que la synonymie repérée par Quine comme fondement de l'analyticité, puis récusée par lui. Quine démontre que l'existence de la synonymie ne va pas de soi, que si on cherche à en préciser le concept, il devient clair qu'elle présuppose ce qui justement est à démontrer, à savoir l'existence d'une identité de signification. Or si on ne peut pas dire ce qui se montre chez Wittgenstein, on ne peut pas dire non plus que cela est de l'ordre des significations (meanings), que Quine récuse. D'un autre côté, les vérités montrées (indicibles) ne se disqualifient-elles pas d'elles-mêmes?

Cette thèse paraît compatible avec les réserves de Quine concernant les notions d'analyticité et de synonymie. Quine ne nie pas l'existence de la logique et de ses énoncés, pas plus qu'il ne nie l'existence des synonymes, mais il refuse toute pseudo-science. Sous le couvert de la rigueur, l'empirisme logique a mis en circulation une notion parasitaire: il y a bien quelque chose dans le langage courant expliquant l'apparition de l'analyticité, à savoir la synonymie mise en évidence dans une proposition comme "tous les célibataires sont non mariés", mais la synonymie ne se justifie pas "cognitivement" (Kant aurait dit "a priori").

Pourquoi avoir voulu introduire des "énoncés analytiques", sinon pour fixer les significations une fois pour toutes, pour mettre certaines propositions à l'abri de toute réfutation, etc.? Quine serait en accord avec Kant, s'il soutient que la proposition analytique n'existe pas uniquement pour elle-même, échappant par décret ou en vertu de la propriété d'"analyticité" aux lois auxquelles sont soumis les autres énoncés. Quant à Wittgenstein, il n'est pas attaché à l'expérience comme le sont Kant et Quine, mais la notion d'usage à l'intérieur du langage ou "jeu de langage" reçoit chez lui un rôle comparable à celui du concept d'expérience réelle ou possible pour la science et la philosophie théorique. Or les énoncés analytiques ont bien un usage, comme le soulignent Grice et Strawson, mais ils sont séparés de l'usage courant. Ils n'ont donc pas d'usage à l'intérieur du langage ou s'ils en ont un, il est beaucoup moins reluisant que celui auquel les destinait Carnap, par exemple. Ils ne sont pas là pour révéler les possibilités ultimes de la logique et du langage, sinon de manière négative, par leur silence chez Wittgenstein, par l'impossibilité où ils sont de nous communiquer autre chose que ce que nous savions déjà sans le savoir explicitement, chez Kant et pourquoi pas, par leur absurdité foncière chez Quine. Car la critique à laquelle celui-ci soumet les énoncés analytiques s'avère beaucoup plus profitable que les nombreuses tentatives faites pour les fonder, alors que ces énoncés se présentent justement comme dénués de tout fondement (séparés de l'expérience et de ses principes chez Kant, ou "autonomes" chez Wittgenstein).

SECTION 2.3: QUELS SONT LES JUGEMENTS SYNTHETIQUES?

Avant que Quine ne remette en question l'existence des énoncés analytiques, Frege avait déjà contesté la justesse de l'emploi de l'expression "synthétique a priori" pour décrire les mathématiques. La critique fregéenne de Kant prend le contre-pied de celle de Kant à l'endroit de Hume. De même que son manque de connaissance des mathématiques avait amené Hume à méconnaître leur caractère synthétique a priori, une conception désuète de la logique serait responsable chez Kant d'une sous-estimation de l'importance des jugements analytiques et par suite de la nécessité d'introduire une troisième catégorie pour rendre compte des mathématiques (82).

Dans le Tractarus, Wittgenstein identifie les propositions mathématiques aux équations, qui sont des pseudo-propositions, comme les tautologies (83), même s'il n'éprouve pas le besoin d'y voir des jugements analytiques. Pourtant, la proposition arithmétique étant une équation, elle ne saurait être étrangère au principe d'identité (84). Mais c'est à l'épistémologie et non pas à la logique de répondre à la question de savoir comment elle est produite. Pour la logique, la proposition mathématique est donnée "ainsi" (85), on n'a pas à la "qualifier". Elle n'est donc pas synthétique a priori, si on entend par là un jugement énoncé en pleine conscience de ses propres présupposés, ou une proposition transcendantale explicitant comment est possible une connaissance a priori.

On a vu que Kant faisait une distinction entre ce qui est a priori d'une part et ce qui est transcendantal de l'autre. Les propositions mathématiques ne sont pas considérées par lui comme étant transcendantales. En outre, sa conception des jugements synthétiques a priori ne dépend pas des mathématiques. Même si on parvenait à prouver que celles-ci sont analytiques, la question kantienne resterait en principe pertinente. À tout le moins pour la philosophie. Car on ne peut pas décrire les propositions mathématiques comme propositions identiques, en se servant uniquement... de propositions identiques. Cela est peut-être faisable avec une proposition comme "A est A", mais la moindre proposition mathématique est beaucoup plus complexe. "3 + 5 = 8" ne dit pas seulement que "8 = 8", même si Kant doit reconnaître que les concepts sont identiques (86).

La conception kantienne des propositions synthétiques tourne autour de l'intuition. Dans le cas des mathématiques, cette intuition est la pure succession, le temps. Naturellement, ce n'est pas le temps lui-même qui est à la base des mathématiques, mais le schème de la quantité. D'une certaine manière, celle-ci suppose toujours une quantité continue (87). La mathématique de Kant est donc une mathématique du continu plutôt que du discontinu. Les propositions mathématiques sont synthétiques parce qu'elles sont fondées sur l'intuition pure du temps, ce qui ne nous empêche pas de les considérer également comme "intemporelles" (88). Une manière de réconcilier Wittgenstein avec la conception kantienne serait de l'interpréter en termes intuitionnistes. Mais l'intuitionnisme de Wittgenstein est-il comparable à celui de Kant? Est-il seulement d'obédience mathématique? Kant comme Wittgenstein insistent sur la séparation entre mathématique et philosophie. Leur "intuitionnisme" est donc philosophique avant d'être mathématique. Pratiquement, cela veut dire que leur conception des mathématiques est subordonnée à une vision d'ensemble qui n'est pas plus mathématique que... géographique. Kant est intuitionniste en donnant la primauté à l'intuition sur le concept; Wittgenstein l'est en considérant les mathématiques comme données, comme le langage est donné, sans explication. On pourrait également tenter de rapprocher nos deux auteurs sous l'aspect du "finitisme". Mais ce serait uniquement pour remarquer que Wittgenstein n'est pas finitiste, si on entend par là le rejet des mathématiques transfinies (89); et si la proposition mathématique de Kant peut être dite finie, c'est uniquement parce qu'elle table sur les conditions sensibles pures: espace et temps, deux "grandeurs infinies données" (90).

La philosophie wittgensteinienne des mathématiques se laisse résumer ainsi: ne faisons pas comme si on pouvait faire des mathématiques d'une façon qui serait impraticable pour toute autre activité humaine. Kant n'aurait pu qu'approuver cette maxime (91). On peut même dire qu'il se passe pour la confrontation des visions kantienne et wittgensteinienne de la proposition mathématique quelque chose d'analogue à ce qu'on a rencontré lors de l'examen de la proposition transcendantale de Kant et de Wittgenstein: le premier pouvait la désigner comme proposition synthétique a priori, le second comme proposition analytique, sans qu'on puisse nier que Wittgenstein ait saisi l'essentiel de la notion kantienne de "transcendantal", alors que Kant aurait dû accepter ses affirmations sur le caractère analytique de la proposition transcendantale. De même, Wittgenstein peut sembler s'opposer radicalement à Kant en caractérisant la proposition arithmétique comme l'analogue d'une tautologie, tout en partageant ses vues sur la nature essentielle de la proposition mathématique. Il ne suffira peut-être pas de rappeler quelques propositions du Tractarus pour s'en convaincre:

"6.2 (...) Les propositions de la mathématique sont des équations, donc des pseudo-propositions."

"6.232 Frege dit que les deux expressions ont la même référence (Bedeutung) mais un sens (Sinn) différent. L'essentiel de l'équation est cependant qu'elle n'est pas nécessaire pour montrer que les deux expressions unies par le signe d'identité ont la même signification (Bedeutung), la chose étant visible à partir des deux expressions elles-mêmes."

"6.2323 L'équation désigne seulement le point de vue à partir duquel je considère les deux expressions, à savoir celui de leur identité de signification (Bedeucungsgleichheit)."

On peut emprunter à ces passages l'interprétation suivante: la proposition mathématique est tautologique en tant qu'équation, sans que l'équation soit toute la proposition mathématique (comme la tautologie est toute la proposition logique). L'équation est une pseudo-proposition, mais l'opération mathématique est bien réelle et n'a pas absolument besoin de s'exprimer au moyen de l'identité. Là où Frege dit que les deux expressions ont la même référence mais des sens différents, Kant aurait plutôt dit, à la limite, qu'elles sont identiques quant au concept et différentes quant à l'intuition. Et Wittgenstein nous fait remarquer que ce qui importe est que la proposition mathématique puisse véritablement montrer (dans un calcul par exemple), ce qu'elle paraît dire comme pseudo-proposition. Or c'est là un argument en faveur du caractère synthétique des mathématiques. En ce qui a trait aux mathématiques, le premier chapitre s'est limité à l'étude chez Kant de propositions aussi simples que "7 + 5 = 12". De même, dans le deuxième chapitre, l'examen de la philosophie mathématique de Wittgenstein se limite à la conception du Tractatus et à ce qui la touche de près, sans essayer de suivre l'évolution de la pensée wittgensteinienne sur les mathématiques (92). La conception du Tractatus paraît assez simple. On a déjà repéré les termes clefs: "équation" , "opération" et surtout "tautologie" ou plutôt "pseudo-proposition". Celle-ci est définie dans les Carnets de 1914-1916 comme une "combinaison de signes qui donne l'illusion d'exprimer ce qui ne peut être que montré" (93). Dans le cas de la tautologie du calcul propositionnel, Wittgenstein exprime son caractère de pseudo-proposition comme suit: "p" est vrai n'énonce rien d'autre que p. "P" est vrai n'est par conséquent qu'une pseudo-proposition... (94)

Dans une conversation avec Waismann où il oppose "Gleichung und Tautologie" , Wittgenstein souligne que la tautologie n'est pas l'expression de l'équation arithmétique (95), ce qui paraît contredire la thèse attribuée au Tractatus. En réalité, celui-ci reconnaissait déjà la priorité du calcul sur la tautologie ou l'équation. En 6.02, Wittgenstein n'écrit: "0 + 1 = 1 Déf..", qu'après avoir défini et présenté les opérations mathématiques pertinentes. Il ne suffit donc pas de placer le signe d'égalité entre deux expressions numériques pour produire une équation. Mais ce qui est vrai de la proposition mathématique est également vrai de la proposition logique: "si le langage ne nous montrait déjà tout ce qui est logique, la tautologie elle-même ne pourrait rien nous apprendre" (96). L'équation et la tautologie présupposent une forme de calcul ou de langage, qui ne peut avoir lieu dans leur sein (97). Comment sont-elles possibles? Tenter de répondre à cette question, c'est inévitablement dépasser le cadre des propositions analytiques, qui ne disent rien. Comme Wittgenstein ne se serait pas laissé entraîner dans le débat, on peut conclure que pour lui, la tautologie et l'équation sont également des pseudo-propositions, même si l'équation n'est pas une simple tautologie.

À la différence de la proposition mathématique, qui reste "analytique" pour Wittgenstein même si on pourrait être tenté de la dire "synthétique a priori quant à l'intention" , en raison de l'accent mis sur l'opération de calcul, la proposition pourvue de sens peut apparaître comme une candidate au-dessus de tout soupçon au titre de proposition synthétique. Là où Kant parlait de la nécessité pour le concept du prédicat de se trouver en dehors du concept du sujet, Wittgenstein parle de l'extériorité du sens de la proposition (98): le fait qu'elle décrit et qui la rend vraie ou fausse se trouve à l'extérieur de la proposition, qui est elle-même un fait (99). Toutefois, les faits arrivent dans le monde sans que le sujet transcendantal n'intervienne (100). Là où on avait chez Kant une unité de l'expérience et de la pensée ainsi que des facultés humaines, on trouve chez Wittgenstein le redoublement du fait et le solipsisme méthodologique.

La manière dont Wittgenstein caractérise la proposition élémentaire et l'état de choses "atomique" – une concaténation de noms immédiatement liés à une concaténation d'objets – rebute la comparaison avec le jugement synthétique kantien. Pourtant, quant à la forme, la proposition est vue par Wittgenstein comme un "tableau vivant" de l'état de choses" (101). Il souligne également que la proposition doit nous communiquer un nouveau sens, ce qui est en accord avec la caractérisation des jugements synthétiques comme jugements extensifs (102). Mais qu'est-ce qui donne vie au signe propositionnel? La réponse du Tractatus, dictée par les impératifs de la logique, diffère de celle de la maturité, donnée en termes d'usages et de pratiques existant au sein d'une communauté linguistique autonome. Dans le Tractatus, les lignes de projection qui relient la proposition au monde sont ce qui donne vie au signe propositionnel. La proposition et le fait qu'elle dépeint ont la même forme logique (103), ce qui permet à la première d'exhiber sa forme de dépiction: "La proposition dit en somme: cette image peut de cette manière représenter un état de choses (ou n'en représenter aucun)." (104)

Le terme le plus fréquemment employé par Wittgenstein pour "représenter" est darstellen et non vorstellen. La proposition-tableau n'est pas tant une "image" qu'une mise en image de quelque chose, ce qui implique une construction logique. Encore une fois, Wittgenstein est plus proche de l'esthétique kantienne que de la logique: c'est au sujet des mathématiques que Kant parle de présentation (Darstellung) et de construction (105). Et l'"intuition du symbole" dont Wittgenstein veut bien admettre qu'elle se trouve à la base des mathématiques, est également à l'oeuvre dans le langage en général (106). Chez Wittgenstein, la proposition donne des choses à voir (107): on peut voir, à l'examen du symbole seul, que la proposition logique ne dit plus rien; on peut également voir que la proposition pourvue de sens n'est pas vraie (ou fausse) à partir du symbole seul (108). Chez Kant, l'intuition est sensible sans être liée aux cinq sens (c'est plutôt l'inverse qui est vrai); chez Wittgenstein, elle est symbolique, sans être finie: l'intuition du symbole n'est pas finie mais symbolique, il n'y a donc rien d'autre à faire que de "décrire".

La proposition pourvue de sens de Wittgenstein peut-elle être dite a priori ou a posteriori? La première option est à écarter, en raison de l'absurdité de l'idée d'un tableau vrai a priori (109). La proposition pourvue de sens n'est pas non plus énoncée uniquement a posteriori, comme le jugement de perception, car elle dit l'existence de l'état de choses. Chez Kant, le mot "est" constituait la différence visible entre jugement de perception ("le corps semble pesant") et jugement objectif d'expérience ("le corps lui-même est pesant"). Kant désignait le "est" comme copule, mais il est clair qu'il n'entendait pas uniquement par là un lien logique entre concepts (synthèse prédicative) mais que le sens de l'existence, la synthèse véritative (110) était également présent à son esprit, ne serait-ce que dans la reconnaissance de la vérité empirique et accidentelle du jugement. Dans le Tractatus, le fait que chaque proposition pourvue de sens soit en même temps, au niveau de la proposition élémentaire, une proposition d'existence (111), est ce qui la distingue une fois pour toutes de toute pseudo-proposition. Et dire la non existence d'un état de choses, c'est encore dire quelque chose qui a trait à son existence (possible).

La proposition pourvue de sens de Wittgenstein est-elle, comme le jugement d'expérience kantien, nécessaire et objective? Serait-il empirique et contingent, le jugement kantien exprime la liaison nécessaire des connaissances données... à l'unité nécessaire de l'aperception, même si les représentations sont d'abord reçues par les sens "qui ne jugent pas du tout", comme dit Kant. La proposition pourvue de sens de Wittgenstein dit-elle l'existence de façon nécessaire? On peut l'affirmer, à l'intérieur de certaines limites. Chez Kant, le jugement d'existence est un jugement synthétique spécial, car le prédicat n'y ajoute rien au sujet (112). Non que le prédicat soit déjà contenu dans le sujet, comme dans le jugement analytique, car on n'a pas réellement affaire à un prédicat mais à une intuition. De manière semblable, chez Wittgenstein, l'apparence est d'abord que l'existence de l'état de choses n'ajoute rien au simple fait. Il suffit que celui-ci arrive pour que la proposition soit vraie. Point n'est besoin ici de considération d'existence: même une hallucination est un fait; on peut aussi étudier des "faits mentaux", etc. Pourtant, pour que la proposition pourvue de sens puisse être vraie, il faut que l'état de choses existe. Or dans le Tractatus, "pouvoir être vrai" = "avoir un sens". On peut en conclure que pour Wittgenstein à cette époque, le sens a quelque chose à voir avec l'existence de l'état de choses (113).

Par la suite, la situation se modifie et la notion de sens est soumise à une critique sévère. "Le sens d'une proposition est sa méthode de vérification" (114). Autrement dit, la subordination de la vérité et de la fausseté au sens est abandonnée au profit de l'examen de la manière dont une proposition est vraie ou fausse à l'intérieur d'un système" (115). D'autre part, c'est la notion de vie qui prend la place de celle d'existence: Wittgenstein était convaincu, comme Renan, que "les langues se placent décidément dans la catégorie des choses vivantes" (De l'origine du langage, p. 115) et ne peuvent naître et évoluer que de la même façon spontanée que les êtres vivants" (116). Ce concept est à l'oeuvre aussi bien dans les Remarques de Wittgenstein sur le "Rameau d'or" de Frazer, que dans les Recherches philosophiques. La vie est ce qui ne se laisse pas expliquer, mais seulement décrire. Elle est une espèce de "finalité sans fin" qui rend superflue toute explication causale: "c'est ainsi", dit Wittgenstein. Mais la "vie" ne saurait être tout à la fois un concept inanalysable et la seule réponse possible aux problèmes concernant la finalité des jeux de langage. Les jeux de langage ont-ils un sens anthropobiologique? Qu'est-ce que l'homme qui élabore son rapport au monde en termes de "jeux de langage", ce qu'un simple animal ne saurait faire sans risquer de périr?

Wittgenstein a-t-il succombé à la philosophie paresseuse, comme Bertrand Russell l'a soutenu à la fin de sa vie (117)? Russell ne comprenait pas que "Wittgenstein II" abandonne et stigmatise la tâche fondamentale de "comprendre le monde aussi bien que possible, et de séparer ce qui peut être compté comme savoir de ce qui doit être rejeté comme opinion sans fondement. N'eut-été Wittgenstein II, je n'aurais pas cru qu'il valait la peine de préciser ce but dont j'aurais supposé qu'on pouvait le considérer comme allant de soi" (118). On a vu que Wittgenstein s'était montré plus méticuleux que ses maîtres dans les questions de logique (119). Est-ce un excès de prudence qui l'a amené à traiter le langage comme forme de vie? Dans les Investigations (ou Recherches Logiques), Wittgenstein ne tente plus de dire ce qui ne peut que se montrer; il prend ainsi le risque d'occulter ce que précisément il veut amener à se manifester, mais il semble qu'il considérait ce risque comme nécessaire. Ainsi, dans sa discussion avec le béhaviorisme, Wittgenstein ne craint pas d'aller jusqu'à affirmer que la meilleure prophylaxie contre l'identité psycho-physique "réside dans l'idée que je ne sais pas du tout si les humains avec lesquels je suis en relation ont effectivement un système nerveux" (120). Ici, le danger est de croire que Wittgenstein ne fait qu'énoncer une proposition empiriquement fausse, comme lorsqu'il affirme qu'il est impossible à l'homme d'aller sur la lune (121). D'un autre côté, le simple bon sens nous contraint d'admettre que si une proposition est fausse, il ne sert à rien de chercher à la maintenir comme "proposition grammaticale" ou comme "remarque conceptuelle" (il ne faut pas non plus sous-estimer l'importance du facteur humoristique chez Wittgenstein).

Voilà qui pourrait nous inciter à revendiquer pour les propositions grammaticales le caractère "analytique a posteriori" (122). Mais lequel des deux prédicats "analytique" ou "a posteriori" l'emporte sur l'autre? Si c'est le premier, la proposition est malgré tout énoncée a priori, même si c'est sur la base de l'expérience que nous la vérifions, comme par ex. dans le cas d'un calcul que nous vérifions au moyen d'une calculatrice. Si c'est le caractère "a posteriori" qui l'emporte, la proposition est récusée lorsqu'elle est réfutée par l'expérience; comment croire qu'elle puisse encore être fondée comme "proposition analytique"? La manière la plus simple de trancher le dilemme est apparemment d'accorder qu'il puisse y avoir des propositions grammaticales qui soient fausses. Wittgenstein n'exigeait plus que ses propositions soient toujours vraies, comme s'il s'agissait de propositions logiques, puisqu'il rejetait ce modèle de vérité a priori: "Nous n'avons pas d'intérêt pour les faits empiriques concernant le langage. Nous nous intéressons seulement à la description de ce qui arrive et ce n'est pas la vérité mais la forme de la description qui nous concerne. Ce qui arrive considéré comme jeu". (123). À la lumière de cette citation, ce qui distingue l'expression "analytique a posteriori" de celles qu'utilise Kripke est son absence d'intérêt pour la connaissance. D'où l'absurdité apparente de certaines remarques de Wittgenstein.

Y a-t-il des jugements synthétiques chez Wittgenstein? S'il y en a, ils sont intriqués dans les jeux de langage, puisqu'ils sont seuls à pouvoir constituer la "forme de vie" (124). Cette expression comporte deux termes complémentaires; elle est donc synthétique. On se rappelle que chez Kant, la synthèse avait toujours lieu par rapport à un troisième terme, qui médiatisait les deux concepts à réunir; ce qui était remarquable était que ce "moyen" ne faisait pas partie de la proposition comme telle et ne pouvait donc être saisi à partir des ressources de la seule logique. Chez Wittgenstein, la synthèse est plutôt de l'ordre de l'osmose; ce qui n'empêche pas les termes de "forme" et de "vie", ou de "jeu" et de "langage" d'être différents, comme Kant l'exigeait pour les concepts du jugement synthétique. Pour Wittgenstein, "le critère c'est le jeu de langage" (125), ce qui signifie qu'on n'a pas besoin d'une autre justification. La philosophie grammaticale prend acte des différentes situations, contextes, etc., sans tenter de les modifier dans un sens ou dans un autre (certains en ont tiré motif pour conclure au conservatisme de Wittgenstein, mais sa forme de pensée évoque tout aussi bien le non-agir taoïste (126). Conscient de ses limites, il reste proche du philosophe transcendantal qui n'osait pas conclure à l'existence des choses en soi, abstraction faite de la manière dont nous les rencontrons: "Aucune hypothèse ne me paraît plus naturelle que de dire qu'il n'y a pas dans le cerveau de processus corrélatif à l'association ou à la pensée (...) Il est donc tout à fait possible que certains phénomènes psychologiques ne puissent pas faire l'objet d'une investigation physiologique, parce que rien de physiologique ne leur correspond. J'ai vu cet homme il y a des années; je le vois de nouveau, je le reconnais, je me souviens de son nom. Pourquoi faut-il qu'il y ait une cause à ce souvenir dans mon système nerveux? (...) Pourquoi n'y aurait-il pas une légitimité psychologique à laquelle ne correspond aucune légitimité physiologique? S'il y a là de quoi bouleverser notre concept de causalité, c'est qu'il est grand temps de le bouleverser (127)."

Chez Kant, le jugement synthétique était caractérisé par deux traits principaux: i) l'extériorité et ii) l'extension. Le jeu de langage de Wittgenstein a pour trait caractéristique de ne pas se réduire aux mots mais de toujours être lié, de façon actuelle ou potentielle, à une action (volontaire par exemple) ou à des activités (pratiquement n'importe lesquelles). Il se caractérise également par sa double propriété d'être complet en lui-même tout en faisant partie d'un tout. Il ne manque rien au jeu de langage du maçon et de son tâcheron (128), même s'il est évident qu'il ne pourrait exister sans l'association humaine, le besoin de construire des maisons, etc. Les deux traits principaux d'un jeu de langage sont: i) l'autonomie (129) et ii) la polarité. Déjà à l'époque du Tractarus, Wittgenstein exigeait que la proposition ait un sens complet (130). Il reconnut ensuite que ce n'est pas la proposition seule qui est accolée à la réalité, mais tout le système auquel elle appartient; telle couleur, le rouge par exemple, n'est pas perçue indépendamment du système des couleurs (131). La polarité a toujours été une priorité pour Wittgenstein, qui considérait que la proposition positive présuppose la négative, et inversement (132). Mais la polarité des jeux de langage va plus loin puisqu'elle peut s'orienter dans plus d'une direction: la proposition peut seulement être vraie ou fausse, le jeu de langage doit pouvoir être "joué" (133);, ce qui signifie qu'il peut se développer dans un plus grand nombre de directions. Pourtant, les jeux de langage ne suivent-ils pas des règles précises? Là encore, il faut reconnaître que c'est tout le jeu de langage qui exprime la règle et non pas une portion du jeu de langage, serait-ce la plus remarquable (les mots utilisés par exemple; ou le fait de construire quelque chose dans le jeu de langage du maçon et de son apprenti). Comme dit Wittgenstein, "ce que nous appelons suivre une règle dans un environnement complexe, nous ne l'appellerions certainement pas ainsi s'il était isolé (134). C'est dans ce contexte que le jeu de langage peut être qualifié de "forme de vie" et non pas simplement de "forme de langage".

On peut suggérer que les jeux de langage sont comparables aux jugements synthétiques, sans oublier que les jeux de langage ne sont pas à proprement parler des jugements (135) ou propositions, même s'ils peuvent évidemment en contenir. Par contre, ce qui dans les jugements synthétiques de Kant n'est pas que concept et jugement (le jeu des facultés, l'intuition entendue comme pure réceptivité, l'imagination productrice et l'entendement régulateur) pourrait être de nature à éclairer quelques remarques sibyllines de Wittgenstein. Ainsi, comment comprendre que le jeu de langage soit bien articulé tout en étant totalement imprévisible (136), comme s'il n'était soumis à aucune règle? Une interprétation s'offre si on fait intervenir la notion kantienne d'entendement régulateur sans être constitutif. Posons d'abord le problème. Comme les Hintikka l'affirment, "le jeu de langage est antérieur à ses règles" (137). Si cela impliquait que les règles ne s'appliquent qu'a posteriori, on pourrait se demander si l'expression humienne de "régularité accidentelle" ne conviendrait finalement pas mieux pour décrire le peu qu'il nous est loisible de prévoir concernant les jeux de langage. Or chez Kant, le "principe régulateur sans être constitutif" est valable pour les phénomènes sans l'être absolument pour l'intuition ou la chose en soi, il est valide formellement sans l'être matériellement (138). Kant ne se borne pas à subordonner le principe régulateur au principe constitutif, mais il reconnaît toujours que le premier n'est pas moins indubitablement certain que l'autre (139). La "règle" de Wittgenstein ressemble au "principe régulateur" de Kant: elle ne contraint pas au-delà d'une certaine limite. Est-elle moins certaine pour cela?

Il est possible que Wittgenstein exagère lorsqu'il soutient que si telle proposition est fausse, alors on n'a plus qu'à se dire: "je suis fou". Cette soi-disant exagération a au moins l'avantage de montrer que même si la proposition est empirique, il peut se faire qu'elle ne puisse pas être remise en question. Cette acception du verbe pouvoir (le sens "logique"), nous renvoie au concept de règle. Non pas celui d'une règle générale sous laquelle on subsumerait des cas particuliers, mais une règle grammaticale se tenant au service du jeu de langage. Car les règles grammaticales peuvent bien être ce qui constitue le jeu comme jeu, elles n'expliquent rien par elles-mêmes. La marche suit des règles précises; pourtant elle n'est pas un jeu, ce qu'est l'habitude qu'ont les enfants de sautiller en marchant. Plutôt que d'abandonner l'usage du concept de "règle" (typique de la période de transition entre le Tractatus et les Investigations – et soumis pour cette raison aux mêmes critiques (140) que la notion de calcul ou celle de jeu au sens étroit – mais auquel Wittgenstein ne renoncera jamais, contrairement à ce que Hintikka donne à entendre), ce qui nous livre sans merci au scepticisme et au relativisme, à moins qu'on ne propose une nouvelle "théorie", mieux vaut abandonner une conception peut-être trop rigide de la règle. On ne saurait toucher à son caractère analytique, au fait qu'elle ordonne et qu'il faut lui obéir. Mais on peut remettre en question le fait qu'elle précède le jeu de langage et qu'elle suffise à elle seule à le modeler dans ce qu'il a d'unique: "la règle ne saurait contenir l'acte qui s'accorde avec elle" (141). Il n'y a pas de règle qui précède le jeu de langage du maçon et de son aide; au contraire, la règle que l'on peut exprimer est uniquement descriptive. Dans le conte de Saint Exupéry intitulé: Le Petit Prince, il est question d'un monarque absolu ayant trouvé le moyen de se faire obéir en toute occasion. Son jeune visiteur baille-t-il devant lui, ce qui est contraire à l'étiquette, il s'empresse de lui ordonner de bailler. Cesse-t-il de le faire, il lui ordonne de cesser de bailler, et ainsi de suite. C'est de cette sorte que sont les règles des jeux de langage: elles ordonnent de faire ce qui précisément est fait, elles ne précèdent pas le jeu mais elles coïncident avec lui. De telles règles devraient-elles être dites analytiques a posteriori? Cela voudrait dire qu'elles sont à la fois nécessaires et empiriques (142).

La seule fois où Kant emploie l'expression "analytique a posteriori" dans la Critique de la raison pure, c'est au paragraphe 12, là où il est question des concepts transcendantaux médiévaux unum, verum, bonum (143). La proposition: "Quodlibet ens est unum, verum, bonum", est transcendante comme proposition matérielle, mais elle est parfaitement légitime comme proposition logique. Chez Wittgenstein, une proposition comme "je sais que j'ai mal" fait partie du jeu de langage de la sensation de douleur. On ne saurait dire quelle "règle" est énoncée par cette proposition, et pourtant on ne peut la nier logiquement (il est certain qu'il peut m'arriver de "souffrir sans le savoir", mais il s'agit là d'une tout autre proposition, sinon d'un autre jeu de langage), sans porter atteinte au jeu de langage. Mais si on veut employer l'expression "analytique a posteriori" en contexte wittgensteinien, il faudra d'abord lui donner un autre sens que celui qu'elle a chez Kant, d'une proposition matériellement fausse et formellement vraie. Car Wittgenstein accepte, si l'on en croit Ayer, la preuve que donne Moore de l'existence du monde extérieur, même s'il la critique longuement dans ses notes sur la certitude (144). Ce qu'il récuse, c'est le prétendu besoin d'une telle preuve: la proposition "je sais que j'ai mal" est superflue et inutile. Superflue, car l'expression "j'ai mal" suffit déjà à communiquer l'essentiel et inutile parce qu'elle ne justifie rien (145).

L'anti-réalisme de Wittgenstein consiste à nier qu'une proposition soit vraie (ou fausse) en soi. On retrouve le critère de polarité. La proposition qui ne présuppose pas au moins la possibilité de sa propre fausseté ne saurait avoir un sens. Elle doit être récusée. Or certaines ne le sont pas. On n'a plus affaire ici aux tautologies du Tractatus, puisqu'on ne se situe plus dans l'espace de la logique formelle mais dans celui du langage ordinaire. La proposition "je sais que j'ai mal" serait-elle une proposition grammaticale qui s'ignore? S'il ne subsistait une différence entre elle et la remarque grammaticale ("les sensations sont privées"), Wittgenstein devrait biffer les propositions de sa maturité, comme il a renié celles du Tractatus. Mais on remarque plutôt qu'après son premier ouvrage, Wittgenstein ne tente plus de dire ce qui ne saurait se montrer, mais qu'il essaie de le montrer de mieux en mieux.

Finalement, les "jugements synthétiques" sont de plusieurs sortes chez Wittgenstein. On a d'abord la proposition pourvue de sens du Tractatus, qui exprime son sens à la manière d'un tableau de la réalité. Puisqu'il n'y a pas de tableau qui soit vrai a priori, on peut la classer comme synthétique a posteriori. En second lieu, les jeux de langage peuvent également être considérés comme de véritables jugements synthétiques (146). Par rapport à Kant, c'est surtout sur le plan des facultés que cette affirmation a un sens, car elles sont toutes impliquées dans le jeu de langage (sans qu'il soit question pour elles de le fonder subjectivement): la sensibilité est présente comme sensation, "vie", l'imagination est exaltée sous sa forme productrice, et l'entendement et sa faculté de juger s'intègrent à ce jeu au niveau des règles, mais sans jamais le maîtriser tout à fait. Quant aux propositions qui décrivent les jeux de langage, elles restent analytiques, même si elles traitent de synthèses (147). Elles sont ainsi comparables aux jugements synthétiques a priori du philosophe Kant, qui se présentent comme des propositions analytiques qui présupposent une synthèse. Chez Kant, cette réduction a pour base sa croyance en la limitation de la connaissance aux phénomènes. Puisque nous ne connaissons rien en soi, nous ne pouvons parler que de nos représentations. Chez le second Wittgenstein, la notion de limite a tendance à s'adoucir, dans la mesure où on parvient à renoncer à ce qui est transcendant pour se mettre au travail immanent par lequel le langage est utilisé pour venir à bout des difficultés engendrées par les casse-tête de notre imagination.

En un sens, il y a de quoi nous rassurer: un homme honnête à l'intérieur de ses jeux de langage est un homme honnête, et on n'a pas à se demander s'il feint seulement de l'être. D'un autre côté, Wittgenstein semble parfois nous retirer tout fondement sous prétexte de nous guérir de notre manie de tout justifier. Dans de pareils moments, ses propositions restent volontiers susceptibles d'interprétations paradoxales, et à ce titre elles sont analytiques a posteriori au bon sens du terme: si on les prend à la lettre ("matériellement") elles peuvent être fausses, voire absurdes; si on les prend pour ce qu'elles sont (de simples remarques grammaticales visant à présenter un usage dans toute la netteté possible) elles sont vraies, même si c'est uniquement de la forme de la description. Quant à la question de savoir si on peut ou non se passer de la notion de jugement synthétique a priori, il semble juste de reconnaître qu'on n'a pas pu éviter jusqu'ici les difficultés qui sont liées à son abandon. C'est ainsi qu'on ne saurait se limiter aux propositions grammaticales pour décrire les jeux de langage, sans présupposer une notion de grammaire qui n'est pas plus évidente pour nous que l'"analyticité" ne l'était pour Quine. Mais comme il est facile de le constater, après le Tractatus, Wittgenstein ne cherche plus tant à établir des limites qu'à modifier des habitudes de pensée. Toute la difficulté consiste pour nous à ne pas chercher constamment à savoir quelle est sa visée secrète, s'il est vrai que parfois, "le chemin lui non plus ne sait où aller" (148).

notes du chapitre II

1) Ak. X, p. 528.
2) Tractatus, 6.11.
3) F. Waismann, Ludwig Wittgenstein und der Wiener Kreis. Notes de F. Waismann publiées par B.F. McGuinness, p. 67-68.
4) Les prédicats a priori/a posteriori qualifient le jugement d'une manière et les prédicats analytique/synthétique d'une autre. L.W. Beck ("On the Meta-Semantic of the Problem of the Synthetic A Priori", in Mind, vol. 66, 1957, p. 228-229) décrit la première manière comme "épistémologique" et la seconde comme "logique". Toutefois, ces étiquettes étant postérieures aux distinctions kantiennes, il ne serait pas étonnant qu'elles souffrent des limites de l'interprétation courante, qui réduit la philosophie théorique kantienne à une épistémologie. Il faudrait donc préciser que la première paire de prédicats décrit la manière dont nous acquérons la connaissance, alors que la seconde paire mesure son extension objective.
5) Voir par ex. les Bemerkungen über die Farben, III, 348: "Il semble y avoir des propositions qui ont le caractère des propositions d'expérience, mais dont la vérité est pour moi inattaquable. Ce qui veut dire que si j'admets qu'elles sont fausses, il faut que je mette en doute tous mes jugements". Chez Kant, c'est l'inverse: des propositions au caractère inattaquable (qui devraient à ce titre être indépendantes de toute expérience) sont les lois de l'expérience possible.
6) À vrai dire, la contradictio existe seulement chez Kant et la raison en est vraisemblablement que ses jugements analytiques s'appuient sur le principe de contradiction, ce qui n'est pas le cas des remarques grammaticales de Wittgenstein.
7) Voir Tractatus, 2.225 et 4.466. Pour la descendance positiviste de cette conception wittgensteinienne, voir M. Schlick, "Is there a Factual A Priori?", in Feigl & Sellars, Readings in Philosophical Analysis, New York, Appleton-Century-Crofs, Inc., 1949, p. 277-285.
8) Voir Tractatus, 5.473.
9) Voir les lettres de Wittgenstein à Russell de l'année 1913 et notamment R 9, R 12 et R 23 in Letters to Russell, Keynes and Moore.
10) Celle des propositions analytiques ou propositions de la logique et celle des propositions ordinaires ou empiriques. Quant à la distinction que l'on pourrait être tenté de faire entre propositions analytiques a priori ou a posteriori, Wittgenstein ne semble lui accorder que très peu d'importance.
11) Tractatus, 6.121.
12) Tractatus, 5.552.
13) Tractatus, 4.461.
14) Tractatus, 3.332, 3.334.
15) "La logique est a priori et ne s'établit qu'au plan d'une généralité formelle, non matérielle" (J. Poulain, Logique et religion. L'atomisme logique de Wittgenstein et la possibilité des propositions religieuses, Mouton, The Hague, Paris, 1973, p. 60).
16) Notebooks 1914-1916, 6.6.15.
17) Ak. IV, 272; Prolégomènes à toute métaphysique, p. 29. Voir H.J. de Vleeschauwer, La déduction transcendantale dans l'ouvre de Kant, t. II: La déduction transcendantale de 1781 jusqu'à la deuxième édition de la Critique de la raison pure (1788), réimpression de l'édition de 1934-1937, Garland Publishing Inc., New York & London, 1976, p. 483-484. Sans qu'il soit fait mention de Hume, cette question est d'ailleurs le sujet de la lettre à Shulß du 25 nov. 1788.
18) Tractatus, 6.02 à 6.022, 6.2, 6.2341.
19) L'est-elle également pour Wittgenstein, dès le Tractarus? C'est ce qu'affirme J. Bouveresse dans son livre sur La force de la règle. Wittgenstein et l'invention de la nécessité, Les Éditions de Minuit, Paris, 1987, p. 80.
20) Tractatus, 5.552.
21) Tractatus, 6.13.
22) Ou de ce qu'on entend par "transcendantal", dirait Descombes, pour qui l'acception médiévale de ce terme serait plus proche des conceptions wittgensteiniennes (non seulement de celles du Tractatus, mais également de celles de la grammaire philosophique) que celles-ci ne le sont du sens épistémologique kantien du terme "transcendantal". Voir V. Descombes, "Considérations transcendantales", in coll., La faculté de juger, Colloque de Ceresy, Les Éditions de Minuit, Paris, 1985, p. 55-56 et du même auteur, Grammaire d'objets en tout genres, Les Éditions de Minuit, 1983, chapitre III.
23) Tractatus, 4.461.
24) Tractatus, 3.221. Sur le caractère ineffable des relations sémantiques, voit M.B. & J. Hintikka, Investigating Wittgenstein, B. Blackwell, Oxford, 1986, chap. 1, p. 1-29. Sans oublier le discours du Théétète de Platon: "...ce qu'on peut appeler les premiers éléments dont nous sommes composés, ainsi que tout le reste, n'admettent pas d'explication rationnelle. Chaque élément pris en soi ne peut que se nommer, et l'on n'en peut rien dire de plus, ni qu'il est ni qu'il n'est pas; car ce serait dès lors lui attribuer l'existence ou la non existence; il ne faut rien lui accoler, si l'on veut exprimer cet élément seul... " (trad. E. Chambry, Garnier-Flammarion, Paris, 1967, p. 156-157).
25) Vermischte Bemerkungen, p. 27; Remarques Mêlées, p. 20. Cette position est abondamment commentée par V. Descombes dans "Considérations transcendantales", op. cit., p. 55-85. Voir également, du même auteur, "Wittgenstein intempestif", in Critique, nov. 1989, no 510, p. 723-733, où la distinction entre montrer et dire apparaît comme la solution du problème transcendantal. On ne peut dire les relations sémantiques du nom et de l'objet qu'il désigne, ou celles de la proposition au fait représenté, puisqu'on devrait le faire au moyen du nom d'un nom (" "Socrate" ") ou d'une proposition nominalisée ("le fait que p"), qui sont deux absurdités, mais "le signe que j'emploie pour dire quelque chose sur une réalité quelconque doit en même temps montrer, par sa forme logique, le statut formel de la réalité dont il s'agit..." ("Wittgenstein intempestif", p. 728).
26) Tractatus, 7.
27) Tractatus, 6.124.
28) "Ce que j'ai naguère appelé objets, les simples, était simplement ce à quoi je pouvais me référer, sans avoir à craindre qu'il n'existe peutêtre pas; autrement dit ce pour quoi il n'y a ni existence ni non-existence, ce qui signifie: ce dont nous pouvons parler quoi qu'il arrive" (Philosophische Bemerkungen, § 36).
29) Tractatus, 2.021.
30) Pour Jacques Poulain, l'application de la logique requiert une théorie ontologique antérieure à la logique; cette théorie peut être élaborée en accord avec les exigences de la logique, sans qu'elle tombe dans le champ de la logique. Voir Logique et religion, op. cit., p. 176.
31) Ce ne sont pas tant les "problèmes" de Kant et de Wittgenstein qui diffèrent, comme on le remarque fréquemment, que la manière dont ils posent le problème transcendantal et cherchent à le solutionner (c'est le cas de Kant) ou à le neutraliser (c'est ce que fait Wittgenstein en transférant à la logique le caractère transcendantal de la subjectivité kantienne). Pour Kant, ce problème est relatif aux sources de la connaissance a priori; mais Wittgenstein peut lui opposer le manque de réflexivité de ses principes subjectifs. Chez Wittgenstein, c'est la proposition logique qui est dite "transcendantale"; mais Kant aurait pu faire observer à Wittgenstein que ses "élucidations" peuvent également être considérées comme des propositions transcendantales, dans la mesure où elles présupposent une maîtrise des conditions de tout discours qui ne peut s'acquérir ni au moyen des tautologies, qui ne "disant rien" ne peuvent rien éclairer à elles seules, ni au moyen des propositions ordinaires, qui ne s'intéressent pas à ce genre de question.
32) Tous les jugements synthétiques a priori ne sont pas des propositions transcendantales. Voir Ak. III, 78; A 56 B 80-81; CRP, p. 79-80.
33) Tractatus, 3.263.
34) Tractatus, 4.112, 6.54.
35) Ak. III, 112; B 138; CRP, p. 116.
36) Comme le remarque W.W. Bartley, "toute question de la forme Comment x est-il possible? n'a pas nécessairement un caractère kantien. Wittgenstein, une vie [1973], trad. P.L. Berg, Éditions Complexe, Bruxelles, 1978, p. 44.
37) Ce qui dépasse les limites de toute expérience possible (Ak. III, 235-236; A 296 B 352-353; CRP, p. 252-253). Voir également A. Maslow, A Study in Wittgenstein's Tractatus, University of California Press, 1961, p. 29: "La grammaire du langage ne peut être déduite de l'expérience, même s'il arrive que l'expérience puisse précéder temporellement la formation de règles particulières."
38) Tractatus, 6.421.
39) Ak. III, 77-78; A 55-57 B 79-81; CRP, p. 79-80.
40) Le recueil de J.F. Harris & R.H. Severens contient les principales interventions qui ont eu lieu pour ou contre la possibilité des énoncés analytiques. Voir leur Analyticity. Selected Readings, Quadrangle Books, Chicago, 1970.
41) W.V.O. Quine, "Two Dogmas of Empiricism", in From a Logical Point of View, op. cit., p. 21.
42) Pour une présentation détaillée des critères de synonymie et d'interchangeabilité salva veritate, voir P. Gochet, Quine en perspective. Essai de philosophie comparée, Flammarion, Paris, 1978, p. 18-21.
43) On évite facilement cette difficulté en traitant l'exemple de Quine en français: "tous les célibataires sont non mariés". J'ai préféré suivre la phrase anglaise de Quine.
44) Voir R. Carnap, Meaning and Necessity. A Study in Semantics and Modal Logic [1947], The University of Chicago Press, Chicago & London, 1970, p. 222 et suivantes.
45) W.V.O. Quine, Two Dogmas, p. 21.
46) W.V.O. Quine, Two Dogmas, p. 31.
47) En fait, Quine ne semble pas avoir envisagé de considérer les propositions analytiques a posteriori.
48) W.V.O. Quine, Two Dogmas, p. 20.
49) Ak. III, 142; A 151 B 190-191; CRP, p. 158. Déjà cité dans le premier chapitre, section 1.1.
50) Voir Tractatus, 4.1121.
51) W.V.O. Quine, Two Dogmas, p. 30.
52) W.V.O. Quine, Two Dogmas, p. 41.
53) Ludwig Wittgenstein und der Wiener Kreis, p. 63-64 et L. Wittgenstein, Philosophische Bemerkungen, p. 317; trad. franç., p. 303.
54) W.V.O. Quine, Two Dogmas, p. 43-46.
55) W.V.O. Quine, Two Dogmas, p. 41.
56) Tractatus, 3.203.
57) M. Heidegger, "De l'essence de la vérité "[1943], in Questions I, trad. A. de Waelhens & W. Biemel, Gallimard, Paris, 1968, p. 179: "Ce n'est que parce que la vérité et la non-vérité ne sont point indifférentes à l'égard l'une de l'autre dans leur essence, mais s'appartiennent mutuellement, que, au fond, une proposition vraie peut se trouver en opposition aiguë avec la proposition non-vraie corrélative. La question de l'essence de la vérité n'atteint donc son domaine originel qu'au moment où la vue préalable de la pleine essence de la vérité permet d'englober dans le dévoilement de celle-ci la réflexion sur la non-vérité."
58) W.V.O. Quine, Two Dogmas, p. 33.
59) B. Russell, Theory of Knowledge, The 1913 Manuscript, in The Collected Papers of Bertrand Russell, vol 7, publié sous la direction de E. Ramsden Eames et K. Blackwell, Allen & Unwinn, Londres, 1984, p. 109.
60) W.V.O. Quine, Two Dogmas, p. 39.
61) Voir W.V.O. Quine, "On What There Is"[1948}, in From a Logical Point of View, p. 15-16: "Nous portons notre attention sur les variables liées quand nous faisons de l'ontologie, non pour savoir ce qui est, mais pour savoir ce qu'une remarque ou une doctrine donnée, la nôtre ou celle de quelqu'un d'autre, dit qui est, et ceci est bien un problème dans la solution duquel le langage est impliqué". P. Gochet, dont nous donnons la traduction (in Quine en perspective, op. cit., p. 100), distingue le critère d'assomption ontologique de Quine d'une affirmation comme "esse est percipi", de Berkeley.
62) J. Bouveresse pourrait opposer la distinction kantienne, en tant qu'elle a trait à la forme des énoncés, à celle de Wittgenstein, qui concerne plutôt l'usage que nous en faisons (voir La force de la règle, op. cit., p. 83).
63) Voir par exemple Tractatus, 4.461: "La proposition montre ce qu'elle dit: la tautologie et la contradiction montrent qu'elles ne disent rien."
64) En ceci, Wittgenstein reste critique dans la tradition de Kant, même si ce ne sont pas nécessairement les mêmes propositions qu'il aurait remises en question.
65) Philosophische Untersuchungen, 248.
66) Kant donne aux catégories le nom de "concepts synthétiques a priori" (Ak.III, 187; A 220 B 267; CRP, p. 201).
67) Voir G. Frege, Les fondements de l'arithmétique. Recherche logico-mathématique sur le concept de nombre [1884], trad. C. Imbert, Éditions du Seuil, Paris, 1969, p. 139-140, 211 et suivantes.
68) Tractatus, 5.53, 5.5303.
69) Tractatus, 6.124.
70) Hintikka considère que la doctrine kantienne du caractère ineffable des choses en soi a la même racine que la sémantique transcendantale de Wittgenstein: l'indicibilité de la réalité indépendamment du langage répond au caractère inconnaissable de la chose en soi indépendamment des processus cognitifs en vue de chercher et de trouver les particuliers (voir "Wittgenstein's Semantical Kantianism", in E. Morsher & R. Stranzinger, Proceedings of the Fifth International Wittgenstein Symposium, Hölder-Pichler-Tempsky, Wien, 1981, p. 375-390).
71) Dans ce qui suit, j'applique la notion d'"usage" à la proposition logique du Tractatus, en affirmant que cette "pseudo-proposition" fait abstraction de l'usage. Il va sans dire que cela n'exclut pas que la tautologie puisse avoir un usage, qui est autre que l'usage d'une proposition ordinaire. Mais on jugera peut-être qu'il n'est pas correct de rapprocher l'usage chez Wittgenstein de la forme de l'intuition (ou de l'expérience, comme on le verra plus loin) chez Kant, dans la mesure où il est clair que Wittgenstein n'entendait parler que de l'"usage dans le langage". Les comparaisons qu'on propose ne sont donc pas à prendre littéralement, mais uniquement comme illustrations dont on pourrait peut-être parfaitement se passer. 72) À la différence de Kant, le second Wittgenstein ne fait pas de distinction entre concept (représentation) et usage (application), puisqu'il assimile la signification à l'usage d'un concept: "Pour une large classe de cas où on emploie le mot signification – sinon pour tous – on peut clarifier ce mot de la manière suivante: La signification d'un mot est son usage dans le langage" (Philosophische Untersuchungen, 43). Par contre, on peut dire que la distinction du Tractatus entre sens et vérité s'apparente à celle de Kant entre pensée (ou concept) et application.
73) H.P. Grice et P.F. Strawson [1956}, "In Defense of a Dogma", in J.F. Harris et R.H. Severens, Analyticity, p. 57-58.
74) Tractatus, 4.461.
75) Tractatus, 5.6.
76) L. Wittgenstein, Bemerkungen über die Philosophie der Psychologie, 1, 88.
77) Ak. IV, 11-12; A XVI-XVII; CRP, p. 8-9.
78) Tractatus, 2.01.
79) Voir préface du Tractatus, p. 5.
80) Tractatus, p. 3: "On pourrait exprimer tout le sens du livre par ces mots: Ce qui en général se laisse dire, se laisse dire clairement; et ce dont on ne peut parler, on doit le taire."
81) Ak. III, 17; B XXVI-XXVII; CRP, p. 23.
82) G. Frege, Les fondements de l'arithmétique, § 87, p. 211.
83) Tractatus, 6.2. Jacques Bouveresse tient à souligner que "Le Tractatus ne dit, en fait, nulle part explicitement que les propositions mathématiques peuvent être assimilées à des tautologies, mais, ce qui est sensiblement différent, que la logique du monde, que les propositions de la logique montrent dans les tautologies, les mathématiques la montrent dans les égalités (6.22)." La force de la règle, p. 80.
84) Cf. pourtant Philosophische Grammatik, p. 318: "...on ne peut pas dire que l'équation est, à proprement parler, une identité. Elle n'est justement pas une identité."
85) Voir Philosophische Untersuchungen, 124: "Elle laisse toutes choses en leur état. Elle laisse aussi les mathématiques telles qu'elles sont et nulle découverte mathématique ne saurait la faire progresser. Un problème directeur de la logique mathématique est, pour nous, un problème des mathématiques comme n'importe quel autre."
86) Voir chapitre 1, section 3.1.
87) Voir M. Heidegger, Qu'est-ce qu'une chose?, p. 204: "La quantitas est toujours quantum discrerum;elle n'est possible que par fractionnement ultérieur et composition (synthèse) correspondante au sein du quantum et sur la base de celui-ci."
88) Pour l'usage de ce terme chez Wittgenstein, voir par ex. Letzte Schriften liber die Philosophie der Psychologie, I, 146 et 149.
89) Voir Wittgenstein's Lectures on the Foundations of Mathematics, Notes de R.G. Bosanquet, N. Malcolm, et al., éditées par C. Diamond, p. 141: "Je ne dis pas que les propositions transfinies sont fausses, mais que les images qui vont de pair avec elles ne sont pas les bonnes. Et quand vous voyez cela, le résultat peut être que vous perdez votre intérêt. Cela peut avoir d'énormes conséquences, mais non des conséquences mathématiques, non les conséquences que les finitistes attendent."
90) Voir Ak. III, 53; B 40; CRP, p. 57 et Ak. III, 58; A 32 B 48; CRP, p. 62.
91) Les "intuitionistes" également, s'il est vrai que la condition qui justifie qu'on appelle "théorème" une proposition mathématique est le fait que nous ayons une preuve de la dite proposition. Pour une appréciation de l'influence positive de Brouwer sur Wittgenstein, voir J.T.E. Richardson, The Grammar of Justifcation. An Interprétation of Wittgenstein's philosophy of Language, Sussex University Press, Chatto & Windus Ltd, London, 1976.
92) La conception de la maturité de Wittgenstein concernant les mathématiques, qui leur attribue un secteur de la cité, est sans commune mesure avec l'horizon logique étroit du Tractatus (voir R .J. Ackermann, Wittgenstein's City, The University of Massachusetts Press, Amherst, 1988, p. 71).
93) Notebooks, 6.10.14.
94) Notebooks, 6.10.14.
95) Ludwig Wittgenstein und der Wiener Kreis, p. 218.
96) Ludwig Wittgenstein und der Wiener Kreis, p. 219.
97) Pour respecter la différence entre tautologie et équation, on pourrait au contraire remarquer que le "calcul" a lieu dans la tautologie (cette combinaison de propositions produit une proposition qui est toujours vraie), alors que l'équation présuppose le calcul dont elle présente le résultat.
98) Tractatus, 3.13.
99) Tractatus, 3.14.
100) Tractatus, 5.632.
101) Tractatus, 4.0311.
102) Voir Tractatus, 4.027.
103) Tractatus, 2.18, 4.12.
104) Notebooks, 1.12.14.
105) Voir par exemple Ak. III, 469; A 713 B 741; CRP, p. 493.
106) Tractatus, 6.233.
107) On "voit" d'autant plus qu'il n'y a plus rien à "entendre": c'est la tautologie et la contradiction qui montrent le plus.
108) Tractatus, 6.113.
109) Tractatus, 2.225.
110) Voir J.B. Lotz, Les fondements de la métaphysique (1957), trad. R. Givord, Beauchesne, Paris, 1963, p. 77: "La synthèse prédicative visait uniquement la relation (quoique réfléchie) de l'individualité et de la quiddité. Conformément à cette intention, l'être y faisait fonction de liaison. Dépassant la première, la synthèse véritative ordonne maintenant tout le contenu du jugement à l'objet, ce qui donne à l'être un sens tout nouveau."
111) Tractatus, 4.21: "La proposition la plus simple, la proposition élémentaire, affirme l'existence d'un état de choses."
112) Ak. III, 186; A 219 B 266; CRP, p. 200.
113) "La question de la possibilité de propositions d'existence n'a pas sa place au milieu, mais bien au tout début, de la logique." (Notebooks, 9.10.14)
114) Ludwig Wittgenstein und der Wiener Kreis, p. 47.
115) Bien que la notion de système soit associée aux ouvrages de la période intermédiaire, où Wittgenstein voit encore le langage comme un calcul et le compare au jeu d'échecs (voir Philosophische Grammatik, p. 67), elle reste opératoire jusque dans l'écrit sur la certitude: "Il est tout à fait certain que les automobiles ne poussent pas comme des plantes. Nous sentons que celui qui croirait pareille chose pourrait accepter tout ce que nous tenons pour impossible, comme il pourrait contester tout ce que nous tenons pour certain. Mais comment cette croyance unique tient-elle avec tout le reste? Nous dirions que celui qui a cette croyance rejette tout notre système de vérification. L'homme s'approprie ce système par l'observation et l'exercice; je ne dis pas qu'il l'apprend." (Über Gewissheit, 279)
116) J. Bouveresse, "Wittgenstein et Kraus", in Actes du colloque Tradition et rupture: Wittgenstein et la critique du monde moderne, Éditions de la Lettre volée, Ante Post, Bruxelles, 1990, p. 94.
117) B. Russell, Histoire de mes idées philosophiques {1959], trad. J. Auclair, Gallimard, Paris, 1961, p. 269 et 271.
118) B. Russell, Histoire de mes idées philosophiques, p. 272. Cité par A.J. Ayer, in Wittgenstein ou le génie face à la métaphysique [1985), trad. R. Davreu, Segehrs, Paris, 1986, p. 217.
119) Voir section 1.
120) Bemerkungen über die Philosophie der Psychologie, I, 1063. Pour Wittgenstein, on ne peut pas "savoir" ce genre de chose, s'il est absolument exclu, dans les circonstances normales, que nous l'ignorions. Il serait plus juste de dire que je n'ignore pas que les hommes, femmes ou enfants avec lesquels je suis en relation sont différents de robots.
121) L. Wittgenstein, Über Gewissheit, 108.
122) S. Kripke parle plutôt de "vérités contingentes a priori" ou d'"énoncés d'identité contingents". Voir "Naming and Necessity", in D. Davidson et G. Harman, Semantics of Natural Language, deuxième édition, D. Reidel, Dordrecht & Boston, 1972, p. 275 et "Identity and Necessity", in M.K. Munitz, Identity and Individuation, New York University Press, New York, 1971, p. 135-164.
123) Philosophische Grammatik, p. 66. Ce passage est parfaitement compatible avec la possibilité de propositions grammaticales qui se révèlent fausses.
124) Philosophische Untersuchungen, 23.
125) Voir M.B. et J. Hintikka, Investigating Wittgenstein, B. Blackwell, Oxford, 1986, p. 204-205.
126) "Vouloir conquérir le monde et le manipuler, c'est courir à l'échec, je l'ai vécu d'expérience. Le monde est chose spirituelle, qu'on n'a pas le droit de manipuler." (Lao Tseu, Tao Te King, trad. R. Wilhelm & E. Perrot, Librairie de Médicis, 1974, XXIX, p. 79.
127) Zettel, 608-610.
128) Philosophische Untersuchungen, 2.
129) On se permet d'utiliser ici un concept d'autonomie qui est différent de celui de l'"autonomie" de la logique. La logique était autonome en raison de sa généralité formelle; le jeu de langage est autonome pour autant qu'il a sa place dans la cité de Wittgenstein, sans présumer de ses relations avec les autres jeux de langage qui existent.
130) Tractatus, 5.156.
131) Ludwig Wittgenstein und der Wiener Kreis, p. 89.
132) Tractatus, 5.5151.
133) Wittgenstein serait en accord avec Goethe lorsqu'il dit que l'action est au commencement du jeu de langage.
134) Bemerkungen über die Grundlagen der Mathematik, p. 335.
135) Wittgenstein n'emploie pour ainsi dire jamais l'expression "jugement" dans un sens comparable à celui de Kant, sinon péjorativement (en quelque sorte), lorsqu'il met dans le même sac "interpréter", "penser" ou "juger" par opposition à "voir"; pour lui, un jugement est plutôt une décision (par laquelle on tranche une question), ou il est un jugement collectif, l'"accord dans le jugement" (Philosophische Untersuchungen, 242).
136) Über Gewissheit, 559.
137) M.B. et J. Hintikka, Investigating Wittgenstein, op. cit., p. 196-201.
138) Voir Ak. III, 349; A 509 B 537; CRP, p. 382.
139) Ak. III, 161; A 180 B 223; CRP, p. 176.
140) J. Bouveresse semble éviter ces critiques dans La force de la règle, en saisissant le concept à partir d'expressions ("suivre une règle" par ex.), qui sont traitées bien au-delà de la période transition. Mais il va de soi que l'auteur n'échappe pas ainsi à la critique que pourrait lui faire Hintikka: celle d'orienter son exposé de la philosophie de Wittgenstein en fonction du concept de "règle".
141) G.P. Baker & P.M.S. Hacker, Wittgenstein. Rules Grammar and Necessity. Vol 2 of an Analytical Commentary on The Philosophical Investigations, B. Blackwell, Oxford, 1985, p. 90.
142) Et non pas nécessaires de manière contingente, ce qui est absurde, même si Kripke a réussi à isoler les énoncés d'identité contingents.
143) Ak. III, 97-98; B 113-114; CRP, p. 98-99.
144) Voir A.J. Ayer, Wittgenstein ou le génie face à la métaphysique, op. cit., p. 184.
145) "Je sais est ici une intuition logique. Mais il se trouve que le réalisme ne saurait se prouver par son canal" (Über Gewissheit, 59).
146) Quant aux énoncés de la mathématique, leur examen n'a pas été mené assez profondément pour qu'on puisse se permettre de les cataloguer. Tout ce qu'on peut se permettre de dire est que Wittgenstein paraît avoir été sympathique à la caractérisation des mathématiques comme synthétiques a priori (Voir Philosophische Grammatik, p. 404; trad p. 410: "Ce que je dis ici, n'est-ce pas ce que Kant entendait quand il disait que 5 + 7 = 12 n'est pas analytique mais synthétique a priori?"), sans qu'il ait jamais cherché lui-même à produire autre chose que des remarques grammaticales à leur sujet (cela est particulièrement évident à la lecture du texte qui précède la remarque de Wittgenstein).
147) On sait que cette configuration était déjà présente chez Kant: "Ce principe de l'unité nécessaire de l'aperception est, à la vérité, lui-même identique, et par conséquent il est une proposition analytique, mais il déclare cependant nécessaire une synthèse du divers donné dans une intuition... " Ak. III, 110; B 135; CRP, p. 112-113.
148) J. Brault, Moments fragiles, Éditions du Noroît, Saint-Lambert (Québec), 1984, p. 86

CHAPITRE III: RÉFLEXIONS EN MARGE DE WITTGENSTEIN

La plupart (sinon tous) les exemples que l'on pourrait donner de la critique wittgensteinienne nous ramènent d'un usage sophistiqué (bien que naïf, souvent) à un usage courant du langage ordinaire. Wittgenstein n'était pas du camp de ceux qui considèrent que les solutions sont à chercher du côté d'une plus grande sophistication de nos méthodes, mais plutôt du camp de ceux qui recherchent les solutions les plus simples. Il peut même arriver qu'on ait l'impression qu'il pose les problèmes de manière trop simpliste. Qui a jamais vraiment cru à l'existence des significations (meanings, Bedeutungen)? Qui a pensé que toutes les étapes de l'application d'une règle devaient y être contenues d'avance, implicitement? On pourrait sans doute mettre des noms, mais mieux vaut considérer que Wittgenstein caricature les conceptions philosophiques qu'il veut critiquer (y compris celles du Tractatus). Le procédé est très dynamique, car il nous permet de reconnaître à peu près n'importe qui dans ses exemples de "mauvaise philosophie", et un exemple traité dans un domaine pourrait souvent être éclairant dans un autre domaine (psychologie et mathématiques par ex., sont traitées par les mêmes méthodes (1)). Malheureusement, la plupart du temps, on a tendance à commenter Wittgenstein en se contentant de le reprendre à la lettre, et les "descriptions" qui en résultent ne peuvent pas facilement prouver leur utilité en dehors du cercle des spécialistes. Ce qui amène facilement un auteur comme R.J. Ackermann (il n'est pas le premier à le faire), à affirmer que Wittgenstein aurait rejeté une bonne part de ce qui a été écrit pour tenter de l'"expliquer". Dans ce qui suit, j'ai tenté de me faire l'écho d'interprétations de Wittgenstein qui sont généralement acceptées, sans perdre de vue que ce philosophe a tiré une bonne partie de son dynamisme de son opposition à la philosophie universitaire.

SECTION 1: SCEPTICISME ET USAGE COMMUN

La critique wittgensteinienne est plus méthodique que sceptique, malgré l'apparence contraire (2). Néanmoins, lorsqu'elle nous ramène systématiquement à l'usage courant, c'est souvent pour nous faire voir celui-ci sous un autre aspect que celui qui nous est familier. Ainsi, il n'est pas du tout évident que "j'éprouve une douleur" ne concerne pas seulement celui qui l'énonce, ou que l'énoncé "il souffre" ne dit pas à propos d'une autre personne la même chose que "je souffre" exprimerait à propos de moi (3). Pour sa part, la métaphysique vulgaire n'a pas fait que "dépasser les bornes de l'expérience", suivant l'expression de Kant, elle les a déformées. Puisant largement dans le langage ordinaire pour échafauder ses doctrines, elle a gonflé l'usage quotidien jusqu'à lui faire dire ce qu'il ne disait pas: il suffirait par ex., d'affirmer que l'usage courant du mot "comprendre" implique des processus mentaux pour que cette "théorie" soit entérinée.

La critique wittgensteinienne cherche à débusquer les théories qui se donnent l'apparence de la justification (4), en problématisant une bonne partie du fondement que nous leur accordons sans y penser. Dans le même esprit, Kripke présente avec beaucoup d'acuité la situation dans laquelle se retrouve la philosophie au terme de son périple métaphysique. Désormais, "signifier quelque chose par un mot ne veut plus rien dire. Chaque application nouvelle est un saut dans l'inconnu." (5) Le scepticisme wittgensteinien n'est pourtant pas si radical qu'il peut apparaître lorsque l'auteur des Recherches se permet d'envisager qu'une pierre puisse sentir (6) ou qu'une chaise puisse penser (7). Il s'inscrit dans le cadre de ce qu'on pourrait appeler une "critique de la raison empirique". Ce qui est remis en question, ce sont les jugements de la raison empirique commune et non pas sa simple existence. Wittgenstein lance à la raison commune: "ne pensez pas, regardez!" (8)

La critique réflexive du Tractatus par son auteur a été bien reçue (critique de la soi-disant "pureté cristalline" de la logique, des notions d'analyse et de simple; remise en question du "modèle de l'objet et de la désignation", de la proposition-tableau-fait); ce qui est plus difficile à capter, semble-t-il, c'est la leçon originale des Investigations Philosophiques. À cet égard, c'est un hasard heureux que le titre français de l'ouvrage fasse l'objet d'une controverse (faut-il dire "Investigations" avec Klossowski ou "Recherches" avec Bouveresse?); car les deux termes proposés sont loin d'être indifférents. Le premier met en évidence le caractère d'enquête (une "enquête sur l'entendement humain"?) de l'entreprise, alors que le terme de "recherches" accentue son caractère inachevé. Les résultats des recherches de Wittgenstein sont-ils transposables? Ne suffit-il pas au contraire d'abstraire une proposition du contexte du "jeu de langage" auquel elle appartient pour qu'elle perde toute pertinence? Par ailleurs, si Wittgenstein s'était contenté de présenter les unes après les autres des séries plus ou moins étendues de jeux de langage, nous n'aurions pas pu savoir de quoi il s'agissait là. Une forme de métalangage est-elle donc inévitable? (9) Une autre manière de poser le problème serait d'admettre que "Wittgenstein" n'est pas seul à intervenir dans les Philosophische Untersuchungen. Les propositions qu'il soutient comme celles qu'on pourrait lui opposer et qu'il va volontiers chercher lui-même, sont exposées ensemble. Le philosophe ne voudrait soutenir que des propositions acceptables par tout un chacun. (10)

La critique wittgensteinienne a été présentée plus haut comme "critique de la raison empirique" et non comme l'analogue d'une "critique de la raison pure" (cette seconde caractérisation aurait mieux convenu au Tractatus, qui serait une "critique de la raison pure en logique"). Ce que Wittgenstein veut sauver, ce n'est pas la possibilité d'une métaphysique qui pourra se présenter comme science; ce n'est pas non plus la possibilité d'un type particulier de propositions, les "remarques grammaticales" par exemple. Car même ces énoncés n'ont d'intérêt pour nous que pour autant qu'ils comptent parmi les propositions ordinaires, ayant une application ou un usage dans des contextes déterminés. (11)

Dès le Tractatus, Wittgenstein soutient que "toutes les propositions de notre langage quotidien sont effectivement, telles quelles, logiquement ordonnées." (12) Mais la proposition ordinaire doit pouvoir être reconnue pour ce qu'elle est. Pour parler comme Popper, Wittgenstein "falsifie" toute proposition, c'est-à-dire qu'il se fait fort d'imaginer des circonstances empiriques dans lesquelles elle pourrait s'avérer fausse (13). Cette thérapie a pour effet de la débarrasser de tout prétendu caractère nécessaire a priori. On peut reprendre l'exemple que donne Kripke: l'énoncé "68 + 57 = 125" se trouve "falsifié" du fait que 125 cesse d'apparaître comme la seule réponse possible à la question: "combien font 68 + 57?" (14). Comme dit Kripke, "que je réponde d'une manière plutôt que d'une autre à un problème tel que "68 + 57", je n'ai pas plus de justification pour une réponse que pour l'autre." (15) Car il n'y a rien dans mon état présent qui soit susceptible de déterminer ce que je devrai faire dans le futur: "Bien que je puisse sentir (maintenant) qu'il y a quelque chose dans ma tête correspondant au mot "plus", qui m'oblige à donner une réponse déterminée pour toute nouvelle paire d'arguments, en fait il n'y a rien de tel." (16) Mais le fait qu'un mot soit dépourvu de justification subjective ne signifie pas qu'il est employé à tort. (17) Ce ne sont donc pas tant les propositions ordinaires qui se trouvent falsifiées par le paradoxe sceptique, que le modèle d'exactitude a priori auquel on croyait devoir les mesurer. Une fois reconnu le fait que "toutes les propositions sont d'égale valeur" (18), l'échelle peut être poussée de côté: on n'a plus à justifier le fait que certaines propositions ont un rôle particulier à l'intérieur de nos jeux de langage, parce que ce rôle est entrelacé dans une multiplicité d'autres usages.

Avant de poser des questions au sujet d'un langage, il faut d'abord pouvoir l'utiliser. C'est essentiellement la notion de "jeu de langage" que l'on va chercher à dégager dans les sections suivantes. On a remarqué dans le chapitre précédent que le jeu de langage présente des affinités avec le jugement synthétique, ce qui implique, suivant la conception wittgensteinienne de la notion de "ressemblance de famille", qu'il peut en être passablement différent. J'essaierai d'abord de présenter cette différence de manière didactique, renonçant à la généralité du propos pour me consacrer entièrement à l'exercice de la pensée de Wittgenstein.

SECTION 2: LE JEU DE LANGAGE DU SOLDAT QUI FAISAIT DES RAPPORTS JUSTES SANS Y SOUSCRIRE

"Qu'en serait-il, si un soldat produisait des communiqués militaires parfaitement justes du point de vue de l'observation, tout en ajoutant que lui croit qu'ils sont incorrects. - Ne nous demandons pas ce qui se passe dans la tête de celui qui parle ainsi, mais demandons-nous plutôt si les autres peuvent faire quelque chose de son rapport et quoi." (19)

Dans un premier temps, on peut mettre entre parenthèses la remarque de Wittgenstein qui suit le tiret. De quelle manière avons-nous déjà compris la situation avant elle? On peut exprimer la réponse sous forme d'un télégramme envoyé d'un responsable à un autre: "L'observateur éprouve des difficultés. Communiqués justes mais il les récuse. Troubles psychologiques possibles."

Wittgenstein demande: "Qu'est-ce que les autres peuvent faire de son rapport?" - Lequel? Celui portant sur la situation militaire, ou celui par lequel il fait savoir qu'il ne croit pas à la validité des énoncés qu'il fait parvenir à ses supérieurs? Il est clair que les militaires ne peuvent rien faire des observations communiquées tant qu'ils n'ont pas disposé de la clause restrictive ajoutée par l'observateur. On peut supposer que si l'enjeu est de taille, ils ne manqueront pas de se poser des questions diverses ("Peut-être s'agit-il d'un message codé?" "Y a-t-il vraiment quelque chose qu'il ne comprend pas dans ce qu'il observe?" "Est-il fou?"), et de rechercher une explication adéquate. Est-ce que les questions que nous pouvons mettre dans la bouche des autres militaires portent sur ce qui se passe dans la tête du soldat? Oui et non. Chose certaine, par la proposition: "mais il ajoute qu'il croit qu'elles sont incorrectes" (20), Wittgenstein attribue au soldat une conscience de ce qui se passe. Mais cette conscience ne lui donne pas une perspective unique sur les événements. Certes, il peut avoir accès à certaines informations inconnues des autres sur tel ou tel événement récent, ou sur l'état de sa santé par ex. Mais grosso modo, si la situation est aussi ambivalente qu'il y paraît ("mes rapports observationnels sont aussi justes qu'ils peuvent l'être et pourtant, je n'y crois pas"), il ne peut que se poser les mêmes questions que les autres à son sujet: "Quelle est l'explication réelle de tout ceci?" "Ces mouvements de troupe que je crois observer sont-ils réels ou truqués?" "Suis-je fou?"

En établissant que le soldat peut dire à son propre sujet les mêmes choses que les autres, ni plus ni moins, le jeu de langage nous procure un premier résultat: le langage est le même pour tous; il n'est pas vrai qu'un des locuteurs puisse énoncer des propositions qu'il serait le seul à pouvoir énoncer comme sujet. Mais ce que Wittgenstein souligne comme particulièrement important, c'est ce que les autres peuvent faire de son rapport. Or la vérité est qu'ils ne peuvent rien en faire à moins de disposer d'une méthode de vérification. En effet, qui a dit que les rapports expédiés étaient corrects? Supposons que nous ayons affaire à un bon soldat; les rapports qu'il a soumis jusqu'ici ont toujours été dignes de confiance: les erreurs d'observation étaient réduites au minimum et ses textes étaient clairs. On s'attend donc en général à ce que ses rapports soient justes. Mais cela ne suffit pas à assurer la valeur du prochain rapport. Et d'autant moins que l'observateur le récusera en le présentant. On peut présumer que des militaires ne perdraient pas beaucoup de temps à se questionner, mais qu'ils chercheraient plutôt à corriger la situation le plus vite possible. La solution est d'envoyer quelqu'un sur place; on verra bien alors ce qu'il y a lieu de penser de ces communiqués. Est-ce là ce qu'on pourrait appeler "vérifier les propositions du soldat"? Par ailleurs, dans l'énoncé du problème, il est dit que les communiqués sont parfaitement justes au point de vue de l'observation. Ici, on pourrait faire remarquer que si tel est effectivement le cas, il n'y a aucun problème... sinon dans la tête du soldat. Si donc Wittgenstein nous pose un problème, quel est-il?

De toute évidence, le jeu de langage du soldat est dans la mouvance de la conception qui se refuse à dire que la signification est vécue intérieurement, pour la décrire plutôt comme le "chemin qui mène à l'objet" (21). Le contre-exemple qu'on nous présente est-il valable? Le chemin de la preuve apagogique nous invite à tenter de démontrer le contraire. Or la situation est la suivante: étant donné que Wittgenstein présuppose dès le départ que les communiqués sont justes, il ne semble pas y avoir d'autres difficultés que celles que le soldat éprouve par lui-même. On s'attend à devoir démontrer qu'un résultat - l'évaluation des énoncés du soldat - peut s'obtenir sans tenir compte des états d'âme du sujet. Or Wittgenstein nous présente plutôt une situation où le résultat, présupposé acquis, s'accompagne d'un nouveau problème: celui qui produit les communiqués les récuse (22). De quel droit l'observateur récuse-t-il ses communiqués? Il n'a pas nécessairement toute autorité pour le faire, ce dont il est, semble-t-il, parfaitement conscient puisqu'on lit seulement qu'il croit (glaube) qu'ils sont incorrects. Toutefois, n'a-t-il pas droit à son opinion là-dessus? On peut chercher à savoir pour quelles raisons il ne croit pas à la fiabilité de ses communiqués, et c'est ce que nous avons imaginé que les militaires feraient. Mais ses raisons ne sauraient être radicalement privées, ou alors on ne voit pas quel usage il est en train de faire du mot "raisons".

Wittgenstein demande ce que les autres peuvent faire de son rapport et non pas ce que lui en fait (le psychologisme ne s'intéresserait qu'à ce qui l'amène à dire ce qu'il dit). L'asymétrie des deux concepts est manifeste et Wittgenstein paraît d'abord nous inviter à prendre parti pour "les autres" et non pour "lui". Pourtant, on peut également voir qu'il n'énonce qu'une "remarque grammaticale", ce qui signifie d'abord uniquement que nous ne devons pas l'entendre suivant le modèle de la proposition empirique mais suivant celui de la proposition logique. Ainsi, lorsque la grammaire interdit qu'il y ait des choses qu'il puisse être le seul à savoir, elle ne l'interdit pas à proprement parler mais elle ne fait que nous amener à reconnaître la connexion réelle des concepts. Ceci dit, il peut sembler ardu d'accorder à Wittgenstein des propositions comme les suivantes:

"Je peux savoir ce qu'autrui pense, non pas ce que je pense. Il est juste de dire: "Je sais ce que vous pensez", et faux de dire: "Je sais ce que je pense"." (23)

"Dire que "lui seul sait ce qu'il a l'intention de faire" est un non-sens; dire qu'"il est seul à savoir ce qu'il va faire" est faux." (24)

Dans le contexte de notre jeu de langage, cela revient à dire que le soldat ne sait pas ce que valent ses communications, les autres si. Pourtant, dire qu'il ne sait pas ce qu'il dit en les jugeant incorrectes pourrait s'avérer faux, quand bien même dire qu'il est le seul à pouvoir le savoir serait une absurdité. Oublions pour un instant qu'il a été posé au départ que les rapports étaient justes, cette condition n'étant pas indispensable pour que l'on puisse raisonnablement soutenir que ce sont les autres et non pas lui qui peuvent établir la valeur de ses communiqués: ceux-ci ne leur sont-ils pas adressés? Là où on dépasse en apparence les limites du raisonnable, c'est lorsqu'il ne faudrait pas seulement soutenir que l'observateur ne saurait être seul à décider de la valeur de vérité de ses énoncés mais encore, qu'il ne sait pas ce qu'il dit en leur attribuant une quelconque valeur de vérité. Ne peut-on présumer qu'il cherche à produire des rapports vrais? Et s'il ne peut rien "savoir" à ce sujet, comment se surprendre qu'il finisse par douter au point de récuser des énoncés justes pour tout autre que lui?

Une manière d'émousser le tranchant de certaines affirmations de Wittgenstein est de décréter que des passages tels que ceux qu'on a cités plus haut constituent des "remarques grammaticales". Ils ne seraient choquants que pour celui qui se méprend en y voyant des énoncés empiriques (synthétiques). Comme propositions analytiques, ils ne font qu'énoncer des évidences. Mais quels sont les critères qui nous permettent de classer un énoncé dans une catégorie plutôt que dans une autre? Un mauvais plaisant pourrait imaginer qu'il est facile d'échapper à la critique simplement en déclarant: "mes propositions sont grammaticales". À moins qu'il ne s'agisse pour l'auteur d'exprimer quelque chose d'analogue à une intention? L'"atmosphère" dans laquelle il aimerait que ses paroles soient entendues? Quoi qu'il en soit, l'état présent du jeu de langage est que les autres peuvent savoir quelle est la valeur du rapport mais que celui qui est à l'origine de ce rapport ne le peut pas. On peut compléter ce jugement en remarquant qu'il peut apprendre quelle est la valeur de vérité de ses énoncés; le seul savoir qui lui soit refusé est un savoir a priori.

À mesure qu'on progresse dans l'analyse et la description du jeu de langage, il semble de plus en plus inévitable que la réponse de Wittgenstein à la question de savoir ce que les autres peuvent faire de son rapport - ou plutôt du jugement qu'il porte sur lui - aurait été négative. Toutefois, il ne faut pas s'empresser d'y voir une volonté de soumission de l'individu au groupe. En effet, on peut aussi bien considérer que cet individu se voit simplement libéré du poids de la preuve de ses énoncés: il doit présupposer que ses énoncés sont vrais pour pouvoir les penser (25); et il ne saurait les "penser vrais" en présumant qu'ils sont incorrects, mais seulement penser vrai qu'ils sont incorrects.

En avançant que les autres ne peuvent rien faire de l'aspect strictement personnel de sa communication, Wittgenstein s'oriente vers une définition pragmatique de la vérité. Ce n'est que du point de vue de la vérité-correspondance que les autres ne le saisissent pas, quoi qu'il tente de leur dire. Du point de vue de la vérité-consensus, son jugement est simplement corrigé par les autres: ses rapports, qu'il croyait faux, sont justes jusqu'à nouvel ordre. Une fois l'incident clos, un militaire enclin à la réflexion pourrait être amené à noter ceci dans ses carnets: "La signification d'un mot ne réside pas dans le fait que je peux me rendre présent son contenu (intuitivement), mais dans le fait que je connais le chemin pour arriver à l'objet." (26) Ce qui est intéressant, pour la philosophie, n'est pas tant la valeur de vérité des rapports du soldat, que la dissolution du problème de signification que le jeu de langage nous présente. Au départ, toute la difficulté est de comprendre ce que l'observateur veut dire - ou "ce qui se passe dans sa tête", suivant la métaphore habituelle. Après un moment d'émoi ("la solution est d'envoyer quelqu'un sur place"), on s'avise de remarquer que les rapports expédiés étant jugés corrects, il est préférable d'amorcer la discussion à partir de là, plutôt que de laisser aller le seul "fait" dont on dispose, en tenant pour acquis que celui qui produit les rapports sait mieux que quiconque quelle valeur ils ont. Naturellement, si les rapports sont bons, le problème de signification soulevé par l'observateur s'évanouit. À strictement parler, il ne devrait même plus y avoir de problème pour lui, car les autres sont en mesure de lui confirmer la valeur de ses communiqués.

Le jeu de langage évoqué dans cette section a une valeur uniquement au point de vue de l'expérimentation symbolique. Dans le jeu de langage, tout se passe comme si... Mais personne n'est dupe. Wittgenstein nous suggère de reporter cette lucidité sur le langage dans son ensemble, et de considérer que nous ne faisons jamais que décrire la réalité sans l'expliquer le moins du monde: "Un extraordinaire arrangeur de bouquets d'herbe pourrait finir par s'imaginer avoir lui-même produit au moins une toute petite herbe. Tandis qu'il doit être clair pour lui que son travail se situe sur un tout autre plan. Le processus par lequel naît la moindre des plantes lui est totalement étranger et inconnu." (27) Ce résultat négatif est comparable à ceux que Kant obtient et dont il se sert pour "se donner à lui-même les limites de son usage, et savoir ce qui peut se trouver au-dedans ou au-dehors de sa sphère entière." (28) Toutefois, on chercherait en vain chez Wittgenstein des principes de l'entendement pur valables pour toute expérience possible. Les seuls "principes" sont inclus dans la grammaire et il est clair que ce ne sont pas des principes (comparables aux lois de la nature), mais uniquement des règles (comparables aux lois du code juridique).

Ne considérant pas la justification théorique comme un fondement, puisque c'est uniquement son histoire qui peut nous dire si une règle a des conséquences objectives, Wittgenstein s'écarte de l'idée de philosophie théorique, sans être pour autant orienté vers une philosophie pratique de type kantien, de toute évidence. A moins que le débat n'implique une nouvelle conception de l'action (et ici Wittgenstein n'opterait pas pour un "formalisme moral" mais plutôt pour une "philosophie grammaticale" ne justifiant rien)? Parler d'"action" est déjà parler de "forme de vie", puisqu'on peut toujours la résumer en disant: "c'est ainsi que nous agissons" (29). Si c'est ainsi et pas autrement, la forme de vie a un "sens" et il y a place pour des règles, analytiques ou synthétiques. Mais si c'est ainsi tout en ayant logiquement pu être autrement, comme Wittgenstein le soutient fréquemment, la forme de vie est indépassable en un sens nouveau. Nouveau et pourtant ancien, comme dirait Wittgenstein (30), si on lui applique la distinction kantienne entre phénomènes et choses en soi: la forme de vie (humaine) n'a aucune réalité absolue, elle est un phénomène parmi d'autres, son caractère indépassable se laisse simplement ramener au fait qu'on doit s'y identifier pour pouvoir la vivre. Comment une telle identification subjective pourrait-elle être à la base de toute objectivité à l'intérieur du jeu de langage?

SECTION 2.1: USAGE ET REPRÉSENTATION

LA POSSIBILITÉ DES JUGEMENTS SYNTHÉTIQUES a priori APPLIQUÉE A WITTGENSTEIN

Dans la deuxième partie des Investigations philosophiques, Wittgenstein demande: "Qu'est-ce qui fait de la représentation que j'ai de lui une représentation de lui?" (31) On peut considérer que Kant répond à une question semblable dans la deuxième analogie de l'expérience: "Qu'est-ce qui transforme la succession subjective de la perception en succession objective"? Une règle nécessaire, selon lui. Mais justement, prenons le cas de la loi de causalité. Interprétée de façon dogmatique, elle conduit à dire: ""Bien entendu, cela devait se passer ainsi." Alors qu'on devrait penser: cela peut être arrivé ainsi, ou de quantité d'autres façons." (32) Interprétée à la manière critique de Kant, la loi de causalité n'a plus qu'une nécessité subjective et formelle; quel véritable usage objectif peut-elle encore prétendre posséder? On peut retourner la critique transcendantale de Kant contre lui-même: qu'importe qu'il ait conçu la subjectivité transcendantale sans contredire l'objectivité empirique commune, selon ses dires; la première n'est pas justifiée pour autant. Et si elle prétend l'être par des sources a priori de connaissance, ne faudra-t-il pas lui rappeler que "la représentation (Vorführung) privée est une illusion"? (33)

La critique wittgensteinienne de la notion de représentation est radicale. Elle vise d'abord et avant tout une conception que Wittgenstein a défendue dans le Tractatus: "Nous nous faisons des tableaux des faits." (34) Toutefois, le "tableau logique" du Tractatus est une cible plus difficile à atteindre que la pâle image qu'en donnent les Investigations. Ainsi, tout lecteur du premier Wittgenstein sait qu'il lui faut commencer par distinguer la notion de tableau de celle d'image ou de copie, car c'est la méthode de projection qui règle le tableau et non la relation de correspondance. Mais Wittgenstein choisit lui-même de nous présenter la version la plus plate de sa première philosophie, comme s'il voulait simplement en finir avec elle. (35)

"Nous nous faisons des tableaux des faits" est remplacé par: "la signification c'est l'usage". C'est donc la notion de signification qui se trouve affectée la première par le tournant pragmatique de Wittgenstein. Au lieu que la proposition signifie quelque chose pour autant qu'elle se compose de noms se rapportant immédiatement à des objets (à moins qu'on ne considère que la signification constitue un événement (Erlebnis) à elle seule), ce sont désormais les considérations extérieures comme le contexte et les conventions grammaticales qui servent à déterminer le sens d'une proposition. La représentation formelle ou "tableau logique" et la représentation "dans la tête" sont également rendues caduques par la nouvelle orientation pragmatique.

Après la notion de signification, c'est au tour de celle de règle syntaxique à être entraînée dans le courant. Le Tractatus ne semblait pas connaître d'autres règles que les règles de transformation qui entrent dans les opérations mathématiques ou logiques. N'est-ce pas la limite de telles règles que Wittgenstein rencontre lorsqu'il est amené à rejeter ses propres propositions? A l'époque du Tractatus, il croyait que toute inférence se laissait ramener à la forme de la tautologie. Mais il réalisera par la suite que "la règle est que l'on peut inférer de l'existence d'un état de chose la non existence de tous les autres qui sont décrits à l'intérieur du même système." (36) Or une telle règle dispose du problème soulevé par l'énoncé: "un objet ne peut être à la fois rouge et vert". Ce n'est plus là un énoncé portant sur la nature des couleurs, mais uniquement une règle grammaticale de notre système des couleurs: la possibilité soi-disant décrite par l'énoncé se trouve exclue a priori, aussi sûrement qu'il se trouve exclu a priori que deux objets occupent le même espace.

Il est clair dès le départ qu'une règle grammaticale ne saurait "régler" que la pratique des jeux de langage. Ce qui la fonde dans le monde est uniquement la place qu'elle a dans nos vies, pas un "contenu logique" ou une "source de connaissance a priori". Dans ces conditions, Wittgenstein aurait-il pu envisager le concept kantien d'"expérience possible"? On sait qu'il refusait le sens subjectiviste de l'expérience: "Ne demandez pas: "comment les choses se passent-elles en ce qui me concerne?" mais plutôt: "qu'est-ce que je sais des autres?"" (37) Le concept kantien d'expérience possible est plus proche du concept formel du Tractatus que de la représentation subjective que les Investigations soumettent à une critique systématique. Mais y a-t-il vraiment une si grande différence entre les deux? Le concept formel de la première Critique procure à Kant une représentation globale de l'expérience possible qu'il ne cherche jamais à imposer matériellement parlant (s'il en allait autrement, comment la Critique de la faculté de juger pourrait-elle faire surgir à nouveau la question de savoir si les phénomènes réels sont soumis à des lois?). La représentation formelle n'en demeure pas moins une "représentation", une image dont la "pureté cristalline" n'est pas le résultat d'une investigation empirique mais une exigence de la raison. (38)

Et pourtant, la "grammaire philosophique" ne produit pas de propositions matérielles mais bien formelles: ..."nous parlons des mots comme des pièces d'un jeu d'échecs, en indiquant les règles du jeu, non pas en décrivant leurs propriétés physiques." (39)

Avec l'opposition logique/empirique, la distinction analytique/synthétique se trouve préservée, même si Quine a pu démontrer par la suite qu'il n'y avait pas de purs jugements analytiques. Mais rien ne garantit que le problème de la logique transcendantale, celui des jugements synthétiques a priori, pourra surgir dans ce contexte sans être écarté comme "phantasme hors de l'espace et du temps". Effectivement, si avant de se demander si l'une ou l'autre des "inventions" de Wittgenstein présente des ressemblances de famille avec le jugement synthétique a priori, on avait soumis cette notion à sa critique, elle aurait risqué de disparaître avant même qu'on ait commencé à s'en servir comme outil de comparaison. Mais il n'est pas trop tard pour mettre au clair ce qu'il ne faut pas attendre de Wittgenstein. N'étant pas les produits de facultés humaines de connaissance, puisqu'ils appartiennent au langage qui n'est pas une "faculté" mais une "forme de vie", ses jeux de langage ne peuvent pas servir à rassembler l'expérience sous une poignée de principes (encore une fois, les règles grammaticales ne sauraient être de tels principes). Et pourtant, les "faits" que sont (ou ne sont pas!) les jeux de langage sont spécifiquement des actions impliquant un langage, "les seuls faits spécifiquement humains" (40), ce qui n'est pas sans rappeler une forme de pensée transcendantale.

Les jugements synthétiques a priori sont fondés sur l'intuition pure, qu'ils "déterminent" en retour comme principes de l'entendement pur. Quant aux jeux de langage, ils ont une source d'intuition (41), mais pas de principe d'unité (les règles grammaticales pouvant être indépendantes les unes des autres). Dans la Critique de la raison pure, l'unité objective de l'aperception est le premier principe qui rassemble l'expérience pour la lier de façon inséparable à la conscience. Le "je pense" a beau s'ajouter synthétiquement et non pas analytiquement au divers que lui présente l'intuition pure, l'objet n'a pas d'autre unité que celle qui consiste à se tenir devant une conscience. Voilà qui suffirait à éloigner définitivement Wittgenstein de Kant, si d'autres considérations ne devaient pas également entrer en jeu. (42)

Ce qui, chez Wittgenstein, remplace l'unité synthétique et objective de l'aperception est le consensus réalisé au niveau de l'action. Il est clair que Wittgenstein passe ainsi du champ de la philosophie théorique à celui de la philosophie pratique. Mais il n'abandonne pas tout souci concernant l'objectivité de la connaissance: ""Ainsi, vous dites que la conformité des vues humaines décide de ce qui est vrai et de ce qui est faux?" Est vrai et faux ce que les hommes disent l'être; et ils s'accordent dans le langage qu'ils emploient. Ce n'est pas une conformité d'opinion mais de forme de vie." (43)

Le "tournant" wittgensteinien consiste à renverser la tendance à régler la conformité des vues humaines sur un idéal d'objectivité, sans pour autant régler toute objectivité sur la conformité de ceux qui partagent une opinion. Il n'y aurait pas de sens à vouloir expliquer cette révolution pragmatique, sans tenir compte du fait qu'elle s'appuie sur un changement dans la manière d'appréhender le langage, qui n'est plus un simple instrument, un accompagnement de la pensée, une façon de se représenter les choses au moyen des mots ou même un "calcul", puisqu'il fait partie de la catégorie des choses vivantes. Voilà qui semble mettre fin à la logique, dit Wittgenstein (44). En effet, ne serions-nous pas mieux servis par l'ethnologie ou par l'histoire? C'est pourtant la grammaire que Wittgenstein choisit de suivre: les propositions grammaticales sont nécessaires et objectives, elles formulent l'essence. (45)

Mais si de simples propositions analytiques (sic) peuvent en faire autant, n'est-ce pas parce que l'auteur a un parti-pris pour le langage? Et si Wittgenstein avait effectué une "révolution copernicienne" aussi payante que celle de Kant, au terme de laquelle le langage se retrouve au centre de toute réalité? La différence entre les deux positions est-elle simplement la différence logique d'objet, le langage dans un cas et l'expérience dans l'autre? Chez Kant, les jugements synthétiques a priori sont inséparables de la révolution copernicienne, puisque les phénomènes sont seuls à pouvoir être connus au moyen de jugements synthétiques a priori. Chez Wittgenstein, le "virage linguistique" fournit seulement la condition nécessaire de l'existence des propositions grammaticales. Le but de la grammaire est le même que celui du langage (46), qui ne saurait avoir un de ces objectifs précis et limités que sont la communication, l'échange des idées ou l'expressivité.

Pourtant, Wittgenstein formule un jugement synthétique sur le langage: "le langage est une forme de vie" (47). Cette proposition porte sur le langage et non pas sur l'expérience (réelle ou possible). La différence logique d'objet entre la remarque grammaticale de Wittgenstein et le jugement synthétique a priori de Kant existe donc, mais elle n'entraîne pas nécessairement avec elle une différence analytique/synthétique: la remarque grammaticale de Wittgenstein porte uniquement sur le langage (comme le jugement analytique), mais le langage est une "forme de vie" (ce qui suppose une "synthèse", comme dirait Kant).

La caractérisation du langage comme forme de vie - que l'on peut comprendre comme une remarque concernant la grammaire profonde du concept de langage - n'est pas celle qui occupe la plus grande place dans les Investigations. Les jeux de langage sont nommés beaucoup plus souvent (48). Quel rapport ces phénomènes entretiennent-ils avec la grammaire? Les jeux de langage sont-ils une création de la grammaire? On a rappelé plus haut que le langage fournit une intuition. Avec la grammaire, nous procure-t-il également l'unité de l'aperception de tous les phénomènes? Le consensus réalisé au niveau de l'action a déjà été identifié comme ce qui tient lieu de l'aperception chez Wittgenstein (49). À moins qu'il ne faille introduire une distinction entre l'unité analytique de la grammaire et l'unité synthétique du consensus? Le but de Wittgenstein paraît être de les unir et non de les opposer: "Est vrai et faux ce que les hommes disent l'être". Les jeux de langage ne sont pas une création de la grammaire seulement, mais de celle-ci combinée à l'usage (lequel n'a de sens que dans un contexte, comme Wittgenstein se plaît à le répéter dans ses conversations avec Bouwsma (50)). Et qu'est-ce qui rend possible l'application de la grammaire? La réponse est inscrite dans la conception du langage comme forme de vie: "Nous faisons l'erreur de rechercher une explication là où nous devrions considérer les faits comme "phénomènes originels". Là où nous devrions dire: tel jeu de langage se joue". Ce prétendu fait originel ne met pas fin à la logique puisqu'il en rend au contraire l'application possible. Mais une logique ou une grammaire particulières se trouvent-elles fondées par là? Il y a bien un sens auquel Wittgenstein l'affirme - la forme de vie est le roc dur sur lequel viennent finalement buter nos questions - mais il serait le premier à reconnaître que c'est là une pensée difficile. (52)

Il n'est peut-être pas si difficile d'entendre cette pensée de Wittgenstein que de l'apprécier à sa juste valeur. Faut-il attribuer aux énoncés de la grammaire un caractère quasi-empirique? À moins qu'il ne faille leur reconnaître une finalité qui soit celle de la forme de vie? Comme philosophe, Wittgenstein n'a certes pas demandé à la grammaire de jouer un autre rôle que le sien, qui est celui d'une discipline formelle. Alors pourquoi ces considérations sur la forme de vie? S'agit-il encore de grammaire générale, ou si on n'a pas bientôt franchi la frontière de la description à l'explication des jeux de langage?

À ce point de notre enquête sur la possibilité de jugements synthétiques a priori chez Wittgenstein, on ne peut nier que la question reste problématique. Mais c'est uniquement lorsqu'on tente d'en tirer des conclusions concernant la "nature" du "fondement de la connaissance". Ce qui est problématique, ce n'est pas la simple reconnaissance d'une dimension "synthétique" aux jeux de langage, ou même aux propositions grammaticales; on peut chercher à retrouver chez Wittgenstein toutes les composantes de la panoplie kantienne que l'on voudra, tant qu'on n'étend pas à l'objet de comparaison des conclusions qui sont valides seulement pour le modèle. Ainsi, la proposition synthétique de Wittgenstein ne dit pas que la forme de vie est un concept qui est "entièrement hors" de celui du langage tout en le rendant possible. Au contraire, puisque la forme de vie coïncide avec le langage et que le "fondement" qu'elle constitue est plus mystique que logique: "Ce qui doit être accepté, le donné, ce sont les formes de vie - si on peut dire." (53)

Si Wittgenstein paraît hésitant dans son emploi de l'expression "forme de vie", ce n'est pas à cause de sa nouveauté, car son emploi des mots "jeu de langage" est aussi assuré qu'il peut l'être. Mais dire que la certitude, par exemple, est une forme de vie revient à dire qu'"à la base de toute croyance fondée, il y a la croyance non fondée." (54) Voilà ce qui est difficile à évaluer, ou même seulement à accepter. Mais voilà aussi ce qui pourrait donner un autre tour au problème des jugements synthétiques a priori: non plus la question de savoir comment certains de nos jugements peuvent dépasser les bornes de toute expérience tout en étant corroborés par elle, car les jugements synthétiques de Wittgenstein sont plus contemplatifs qu'extensifs, une manière de s'arrêter devant l'expérience pour dire: "à partir d'ici, on ne peut que décrire".

S'il y a encore là un problème, c'est celui de savoir comment de tels jugements peuvent être énoncés a priori. Wittgenstein n'affirme-t-il pas qu'à la base de nos jugements se trouvent des croyances ordinaires? Pour lui, une proposition a priori ne saurait qu'être grammaticale. Or la grammaire philosophique s'exprime ainsi: "Nous utilisons des jugements comme principes de l'acte de juger." (55) Interprété dogmatiquement, cet énoncé signifierait que nos jugements ordinaires sont fondés sur des jugements a priori. Alors qu'il est clair que Wittgenstein entend soutenir l'inverse, ou à tout le moins il entend soutenir que l'acte de juger prend appui sur des jugements particuliers et non sur des formes a priori. Toute la difficulté est de voir que Wittgenstein trace ici une limite qui n'est pas empirique mais grammaticale. Car il le fait au moyen de propositions qui peuvent être empiriques: "Mais ne faudra-t-il pas dire alors qu'il n'y a pas de limite tranchée entre propositions de la logique et propositions empiriques? Il se trouve que ce flou est celui que comporte la limite entre règle et proposition empirique." (56) Si la distinction analytique/synthétique est confuse, comme Wittgenstein semble l'admettre ici, comment le problème des jugements synthétiques a priori pourrait-il se poser clairement? On sait que la critique de Wittgenstein (deuxième manière) tend à dissoudre les problèmes plus qu'à imposer une solution définitive. Le problème de Kant concernait la connaissance a priori au sujet de l'expérience. Or ce problème ne trouve-t-il pas sa fin dans le fait que l'opposition entre connaissance a priori et connaissance empirique (ou "expérience") cesse d'être absolue?

Finalement, le problème de la possibilité des jugements synthétiques a priori n'est-il qu'un faux problème de la représentation? Qui s'en tient à la description de l'usage est-il assuré de l'éviter? A quel besoin (Bedürfnis) ces jugements peuvent-ils répondre? Kant estimait inévitable, voire naturelle la transgression des limites de l'usage empirique. Les jugements synthétiques a priori constituaient pour lui une "possibilité", peut-être même un moindre mal si on les compare aux énoncés dogmatiques de la métaphysique traditionnelle. Quant à lui, Wittgenstein aurait plutôt cherché la source grammaticale de la prétendue pulsion à donner contre les limites du langage. Le langage nous trompe-t-il? Wittgenstein l'a peut-être cru par moments, mais il était surtout convaincu que bien des erreurs auraient pu être évitées en philosophie si on avait accepté de s'exprimer à l'intérieur des limites du langage ordinaire, sans chercher à construire des langages artificiels qui ne peuvent de toute manière jamais atteindre à la complexité et à la richesse du premier (57): "Ce que nous livrons, ce sont proprement des remarques concernant l'histoire naturelle des êtres humains; non pas des rapports sur des curiosités mais des observations dont personne ne doute, et qui n'échappent habituellement à notre examen que parce que nous les avons constamment sous les yeux." (58)

SECTION 2.2: GRAMMAIRE ET JEUX DE LANGAGE DE LA DÉDUCTION TRANSCENDANTALE À LA FORME DE VIE

La grammaire (qu'on pourrait appeler un "pouvoir des règles") est au service du jeu de langage chez Wittgenstein, comme l'entendement était au service de l'intuition chez Kant. Elle fixe l'usage correct sans en décider absolument parlant, puisqu'il y a toute sorte d'autres facteurs qui entrent en ligne de compte; en d'autres termes, elle est "régulative" sans être "constitutive" (59). Chronologiquement, le jeu de langage précède la règle, laquelle ne manque pas, toutefois, de rattraper l'usage pour le fixer à nouveau. Ce processus a-t-il vraiment lieu dans le temps? Wittgenstein paraît le considérer comme intemporel, ce qui pourrait signifier uniquement qu'il n'y voit pas un "processus". Selon lui, c'est une manière primitive d'interpréter la logique de notre langage qui nous porte à croire que toute connexion grammaticale doit s'appuyer sur un processus, un événement ou une expérience vécue intérieurement.

Kant affirmait que le concept sans l'intuition n'était qu'une forme vide. Est-ce là ce que Wittgenstein récuse (60)? Chez Kant, la fonction du temps était de révéler la forme pure de l'intuition de tous les phénomènes sensibles. Mais s'il est des formes a priori des jeux de langage, ayant pour cause des phénomènes naturels très généraux auxquels on n'a pas coutume de porter attention (et pourquoi le temps ne serait-il pas un tel phénomène?), Wittgenstein ne s'y intéresse pas tant qu'il n'est curieux de ceci que même ces phénomènes auraient pu être autres. "Curieux" n'est peut-être pas le mot juste car Wittgenstein ne recherche pas les causes de cette contingence radicale. On peut cependant observer qu'il en tire les conséquences: une de ces conséquences est que les énoncés de la grammaire ont un caractère arbitraire (61). De son côté, Kant reconnaît que le temps n'est pas la forme de toute intuition (mais uniquement celle de l'intuition sensible); le temps n'est pourtant pas une représentation arbitraire et contingente puisqu'il est nécessaire pour nous. Wittgenstein le contesterait-il? Vraisemblablement pas et pourtant, il se détourne de la philosophie transcendantale. De la même manière que Kant enjoignait la philosophie de ne pas chercher à imiter la méthode des mathématiciens, Wittgenstein oppose sa recherche à toute entreprise menée en vue de mettre à jour des causes ou de développer des explications à partir d'hypothèses (62), même transcendantales. Or la thèse de l'idéalité de tous les phénomènes n'est-elle pas une hypothèse s'appuyant sur l'explication du temps comme leur condition formelle a priori? Le changement dans la manière de penser préconisé par Kant reste dans le champ des explications, que Wittgenstein récuse.

La description que Wittgenstein préconise en lieu et place de l'explication est l'affaire de la grammaire, seule à pouvoir s'interdire d'interpréter les phénomènes. On se souvient du mot de Marx et d'Engels dans l'Idéologie allemande: "les philosophes n'ont fait qu'interpréter le monde de différentes manières..." Pour Wittgenstein, dire que la grammaire est arbitraire n'est pas péjoratif (63); c'est parce qu'elle est arbitraire qu'elle peut aussi, en un sens, être nécessaire. Elle est arbitraire en ce qu'elle ne s'intéresse qu'à ce qui aurait toujours pu être autrement. Mais on a là uniquement une vision abstraite. Dans la Philosophische Grammatik, la réponse à la question de savoir s'il est nécessaire de suivre les règles de la grammaire pour saisir l'usage correct tend à être négative. Wittgenstein n'en persévère pas moins dans ses efforts en vue de démarquer le sens du non-sens, ce qui est la tâche de la grammaire. Quant à la distinction entre sens et vérité, elle continue de valoir après le Tractatus, au moins pendant la période dite de transition: les énoncés de la grammaire ne sont ni "vrais" ni "faux", ils ne font que "déterminer la signification" (64). Finalement, pour l'auteur des Recherches philosophiques, le caractère arbitraire des règles grammaticales se résume à ceci: "le but de la grammaire est le même que celui du langage."

À la question de savoir quelle est la connexion (Verbindung) existant entre les règles grammaticales et l'usage dans le langage (cette expression n'ayant pas d'autre sens que celle de "language in use"), Wittgenstein répond: elle se trouve dans les règles du jeu de langage, dans l'apprentissage et dans l'enseignement de ces règles, et dans la pratique quotidienne du jeu (65), une réponse comparable à celle que Kant apportait à sa fameuse question transcendantale, nommant le temps, l'imagination et l'unité de l'aperception, comme s'il n'avait pas voulu se décider pour une faculté au détriment des autres. Qu'est-ce qui lie les règles, l'apprentissage des règles et leur exercice à l'intérieur du langage? On peut formuler la question de manière à ce que les règles soient prédominantes, mais elles n'en restent pas moins un facteur parmi d'autres.

Ce qui chez Wittgenstein pourrait jouer le rôle de la déduction transcendantale des catégories se dessine dans le passage de la logique aux jeux de langage. À l'époque du Tractatus, la logique est essentiellement une logique de propositions (d'où l'anti-nominalisme logique de Wittgenstein, apparent dans son rejet des constantes logiques (66)). Plus tard, "proposition" ou plutôt "jugement" en vient à signifier non plus "tableau logique" mais accord, consensus (Ubereinstimmung, agreement). Si finalement le jeu de langage peut être qualifié de "forme de vie", c'est parce qu'il réussit à s'approprier le second sens du terme "jugement" (le premier sens étant celui de l'énoncé assertorique et le second celui de l'énoncé ayant une validité transsubjective). La déduction wittgensteinienne se laisse résumer ainsi: la justification des règles se ramène à l'action (67). Autrement dit, là où Kant affirmait que pour obtenir la déduction transcendantale à moindres frais, il suffisait de modifier la définition du jugement en un certain sens, Wittgenstein estime que la pratique quotidienne du jeu de langage est la seule mesure de sa validité. Voilà pourquoi on n'a pas à se demander: "comment le jeu de langage est-il possible?" "C'est simplement ainsi que je me comporte." (68)

Si les propositions de la grammaire philosophique pouvaient avoir une place dans le système de la Critique de la raison pure, ce serait plutôt du côté de l'amphibologie des concepts de la réflexion que de celui de la déduction transcendantale qu'il faudrait la chercher. On peut définir le jugement "réflexif" de la première Critique comme celui qui porte non pas sur l'objet et sa constitution, mais sur les représentations qui précèdent le concept que nous en avons (69). Cette définition paraît aller à l'encontre du but de l'amphibologie transcendantale, qui est d'éviter qu'on ne confonde la liaison conceptuelle (abstraite) des représentations avec leur liaison réelle dans l'objet; c'est que la réflexion ne donne pas directement accès à l'objet, elle ne fait que nous préparer "si, avec ces concepts, nous voulons arriver aux objets" (70). La proposition grammaticale est comparable au jugement par lequel Kant ne fait que préciser l'usage correct des concepts concernés au sein de l'expérience. Il est vrai que Wittgenstein ne reconnaît pas de facultés différentes et opposées auxquelles nous pourrions indifféremment rapporter les concepts, rendant nécessaire une réflexion préalable, comme dans l'Amphibologie. Par contre, une réflexion est également nécessaire pour déterminer quel est l'usage correct d'un concept, même si nous l'avons sous les yeux.

Chez Kant, la réflexion dispose d'un critère pour distinguer le phénomène sensible du simple objet d'entendement: seul le phénomène a une intuition qui lui corresponde. Chez Wittgenstein, la réflexion grammaticale est orientée vers le langage plutôt que vers la réalité sensible; comme chez Kant, elle ne porte pas sur l'objet mais sur des "représentations préalables", les jeux de langage (71). Quant au critère permettant de déterminer si une forme linguistique a ou non du sens, c'est naturellement l'usage: "On peut dire maintenant: "La manière dont la proposition est entendue (gemeint, meint) détermine les transitions à effectuer." Quel est le critère pour la manière dont on entend la formule? C'est, par exemple, la manière dont nous l'utilisons constamment, la manière qu'on nous a enseignée." (72)

On constate que la notion de jeu de langage remplace le tableau du Tractatus. Il s'agit, encore une fois, d'une "représentation de la réalité", mais qui se nie comme représentation. Le jeu de langage ne représente rien, sa rectitude est "indifférente à toute réalité". Nous venons de voir en quel sens on peut dire que la grammaire élabore une réflexion sur les jeux de langage avant toute rencontre avec la réalité. L'aspect grammatical et réflexif du jeu de langage est donc important et pourtant, Wittgenstein fait clairement passer le caractère de "forme de vie" du langage avant la soumission à des règles. Voilà qui pourrait amener des tiraillements entre grammaire et jeux de langage, entre la règle et la forme de vie. Mais on n'a pas à traiter ces difficultés à la manière d'un conflit entre raison théorique et raison pratique, ou entre raison intellectuelle et raison sensible. Les opposés de Wittgenstein n'ont pas chacun leur domaine qu'ils doivent défendre contre les empiétements du voisin; ils ne sont pas non plus complémentaires, comme intuition et concept mais, en un sens, "réductibles" l'un à l'autre:

"Je veux considérer ici l'homme comme un animal; comme un être primitif auquel on accorde certes l'instinct mais non le raisonnement. Comme un être dans un état primitif. En effet, quelle que soit la logique qui suffise pour un moyen de communication primitif, nous n'avons pas à en avoir honte. Le langage n'est pas issu d'un raisonnement." (73)

Ce passage paraît totalement étranger aux intérêts d'une déduction transcendantale, puisqu'on y soumet la logique au langage et celui-ci à la forme de vie "primitive", au lieu de suivre le chemin inverse. Et pourtant, Wittgenstein ne fait pas des jeux de langage une proie pour l'irrationnel: pourquoi la forme de vie serait-elle jugée irrationnelle? Elle ne l'est que si on adopte les vieilles manières de penser à son égard. "Le langage n'est pas issu d'un raisonnement." Cette phrase pourrait avoir été écrite par Hume, s'il s'était intéressé au langage. Ce qui est miné, c'est la possibilité même que le langage ou l'expérience soient fondés sur des principes a priori. Or c'est l'intuition pure et finie qui fait la différence entre un jugement synthétique a priori et n'importe quel dogme. Indépendamment des critiques que l'empirisme peut encore adresser à Kant, une fois que celui-ci lui a répondu, la notion d'intuition a l'avantage de sortir le jugement de la sphère unique de l'entendement pour l'orienter aussi vers la sensibilité. Chez Wittgenstein, la notion de jeu de langage fait sortir le langage du domaine exclusif de la proposition (der Satz(74)), pour l'amener dans celui de l'action. Dans les deux cas, on a affaire à un dépassement du contenu exclusivement théorique ou intellectuel d'une notion jugée fondamentale. Pourquoi ce mouvement de "dépassement" devrait-il résulter d'un raisonnement? C'est là l'argument de Hume, repris, semble-t-il, par Wittgenstein.

"La logique qui suffit à un moyen de communication primitif" n'est pas celle qui consisterait à faire du langage le nom d'une activité. Au paragraphe 613 des Investigations, Wittgenstein affirme que "volonté" n'est pas le nom d'une action. Ce qui ne l'empêche pas, un peu plus loin, de la ramener à l'agir: "Il faut que le vouloir, s'il ne doit pas être une sorte de désir, soit l'agir lui-même. Il ne doit pas s'arrêter avant l'agir." (75) L'apparente contradiction des deux passages s'évanouit lorsqu'on cesse, justement, de considérer la volonté comme un nom. La logique du nom propre voudrait que la volonté soit identique à son porteur, l'action volontaire. Or celle-ci doit être exécutée; sinon, il ne s'agit pas de "volonté" mais plutôt de "souhait" ou de "désir". Ce n'est donc pas de façon immédiate et tautologique que la volonté est action. Mais pourquoi ne pas continuer à dire, après les explications qui précèdent, que la volonté est le nom d'une action volontaire? Wittgenstein accepterait sans doute cette proposition grammaticale: celui qui peut "vouloir" doit aussi pouvoir agir. On peut qualifier les remarques grammaticales de "pseudo-propositions descriptives", dans la mesure où ce qu'elles disent ne concerne que "le pouvoir législatif de la syntaxe ou de la grammaire logique du langage." (76) Or ce n'est pas là quelque chose qui se laisse décrire: "Il te faut considérer la pratique du langage et alors tu la vois" (cette logique). (77)

Résumons la situation. Les propositions grammaticales sont seules habilitées à décrire les jeux de langage, mais elles ne "représentent" rien (elles ne sont pas vraiment des "propositions"). D'un autre côté, la logique du langage est inséparable de sa vie, ce qui suppose une certaine irréflexivité ou un certain aveuglement de la syntaxe: "Quand j'obéis à la règle, je ne choisis pas. J'obéis à la règle aveuglément". (78) On comprend que Wittgenstein opte pour les simples jugements analytiques plutôt que pour les jugements synthétiques a priori: il ne saurait y avoir pour lui que de prétendus jugements synthétiques en philosophie. Les jugements qui s'y présentent comme synthétiques disent toujours autre chose que ce qu'ils devraient dire. Les ramène-t-on aux limites naturelles de la grammaire, ils ne "disent" plus rien, ils sont donc "analytiques".

Si on demandait en quoi la notion de jugement synthétique a priori se trouve ici élargie par rapport à la conception débattue dans son "Anti-Husserl" (79), on devrait prendre en considération des notions comme celles de "vie" ou de "voir" par opposition à celles d'"explication", ou d'"analyse", ou d'"interprétation". N'est-ce pas là se retrouver en pleine phénoménologie? Est-ce là la "philosophie qui serait l'exact opposé du solipsisme" (80), que Wittgenstein appelait de ses voeux? N.F. Gier a pu découvrir chez Wittgenstein des points communs avec plusieurs formes de philosophie phénoménologique. On peut dire que Wittgenstein était pour la phénoménologie, si on entend par là celui qui ne croit pas en l'existence des choses en soi: il rejetait les formes logiques de Russell, les propositions transcendantales en soi de Husserl, voire toute la petite monnaie des sense-data, qui ne lui servait qu'à montrer que ce que le solipsisme veut dire est correct ("Le monde dans lequel nous vivons est le monde des données des sens" (81)), même si cela ne peut s'exprimer de manière générale ("Le monde est mon monde").

Ce que le phénoménologue veut dire est que le phénomène est une manifestation (Erscheinung) avant d'être une apparence (Schein). Chez Wittgenstein, ce qui est "jeu de langage" est également "forme de vie". Mais précisément, on ne peut nommer ou exhiber le fondement ultime, "intuition", "temps", "être" ou même "vie". Lorsque Wittgenstein affirme: "ainsi est notre vie", il arrête la question: "Sur quoi puis-je faire fond?" (82) Admettons que Wittgenstein présente des ressemblances de famille avec la phénoménologie. Ainsi, lorsqu'il souligne que ce n'est pas en apprenant ce que c'est que "motif" et "action" que nous apprenons à juger (ou déterminer) les motivations d'une action (83), qu'est-ce qui peut suivre sinon une description phénoménologique du jeu de langage? Toutefois, pour Wittgenstein, c'est la grammaire qui est "phénoménologique". D'une manière un peu rapide, c'est là une position que d'aucuns pourraient être tentés de ramener à ceci: "Si le langage est tout ce qui compte, la grammaire peut bien être également la phénoménologie." Mais ce n'est pas là exactement ce que Wittgenstein a dit. Dans le même temps où il place la grammaire à la racine de toute distinction entre sens et non sens, et qu'il accorde au langage un primat sur la réalité, il reconnaît les limites de la grammaire et du langage.

Faut-il vraiment trancher entre la grammaire et les jeux de langage? La première ne s'explique pas sans les seconds; et les jeux de langage sans la grammaire, c'est ni plus ni moins l'intuition sans le concept. Mais si on tente de prendre la grammaire avec les jeux de langage, est-ce qu'on ne présuppose pas que l'un des buts de la déduction transcendantale est atteint, à savoir l'application des règles aux phénomènes? La règle que Wittgenstein applique aux phénomènes n'a pas de graduations nécessaires, elle n'a peut-être pas du tout de graduations mais elle sert à chaque fois de manière globale, comme une seule unité. Ainsi, on ne peut pas dire que le langage est constitutif de toute réalité, on ne peut même pas en garantir l'origine rationnelle ("le langage n'est pas issu d'un raisonnement"). Le langage est plutôt de l'ordre de l'intuition que de l'ordre du concept. Et l'intuition du langage est commune avant d'être singulière. Si elle est de plus a priori, c'est uniquement au sens où elle est "innée" et non pas "acquise": si les hommes ne naissaient pas avec la possibilité de parler, comment seraient-ils les seuls à le faire? Le langage reste pour tous ceux qui l'analysent, l'interprètent ou y réfléchissent un moyen de communication primitif: nous ne savons pas tout à son sujet et ce que nous ne savons pas ne peut nous être ouvert par la réflexion, le jugement ou l'analyse. Alors est-ce que l'"anthropologie philosophique" de Wittgenstein n'est pas finalement sa "phénoménologie" autant que la grammaire? Ses jeux de langage sont donnés de manière originelle, à la manière du temps pour Kant. Celui-ci ne nous dit pas ce qu'est le temps, mais il décrit la manière dont il est donné a priori. De même, Wittgenstein ne cherche pas à définir la notion de jeu de langage (84). Ce n'est pas un simple synonyme de la "forme de vie" et pourtant, hors les jeux de langage, il ne semble plus y avoir grand chose de ce que nous appelons couramment "notre vie".

SECTION 3: ESQUISSE D'UN DIALOGUE ENTRE KANT ET WITTGENSTEIN

Si Kant et Wittgenstein s'étaient rencontrés, ils ne se seraient pas contentés d'échanger des remarques unilatérales. Ils se seraient certainement posés des questions. On imagine que Kant aurait demandé: "Comment sont possibles les tautologies, les jeux de langage, la grammaire?" Wittgenstein aurait aussitôt requis qu'on lui précise le sens du mot "possibles". Kant entend-il ce terme au sens logique ou empirique?

K. Ni l'un ni l'autre, vraiment. La philosophie transcendantale nous a appris à considérer la possibilité des connaissances a priori, qui était jusque là négligée par la logique (pour qui elle va de soi), aussi bien que par l'empirisme (ici, c'est l'impossibilité de la connaissance a priori qui va de soi). Lorsque nous demandons si la tautologie ou le jeu de langage sont possibles, nous le faisons donc dans un sens quasi-transcendantal.

W. Ne s'agit-il pas là d'une théorie?

K. Oui et non.

En effet, une théorie qui n'a pas de rivales n'est plus une théorie. Non que la philosophie kantienne élimine toute concurrence; mais pour Kant comme pour Wittgenstein, ce qu'ils soutiennent n'est pas une "théorie", c'est "ainsi". Dans ces conditions, est-ce que Kant et Wittgenstein auraient pu parler ensemble longtemps? Il est vrai que Wittgenstein et Heidegger ont vécu à la même époque sans se connaître, mais rien ne nous empêche de supposer pour nos deux auteurs les conditions idéales d'un dialogue sans contrainte.

K. N'avez-vous pas répondu dans vos ouvrages, spécialement le Tractatus, à la question de savoir comment les jugements analytiques sont possibles?

W. J'ai surtout opposé une fin de non recevoir à votre question.

K. Pas la mienne. Pour ma part, je demande: comment les jugements synthétiques a priori sont-ils possibles?

W. Qu'est-ce qu'un "jugement synthétique a priori"?

K. Considérez vos propres propositions. Celles du Tractatus comme les autres. Bien que vous soyez forcé d'y voir des propositions ordinaires pour leur accorder un sens, ne leur attribuez-vous pas également un statut particulier? Je ne pense pas ici au statut spécial d'énoncés comme "je sais que j'ai mal" ou "nécessairement, j'ai eu deux parents", qui ont ce que j'appellerais une nécessité analytique, mais à ceux où s'exprime notre lucidité.

W. Jusqu'où va notre lucidité?

K. Nulle part peut-être mais elle le sait, ou en tout cas elle peut le savoir.

W. En quel sens du mot "savoir"?

K. Considérons votre "argument sceptique" appliqué aux mathématiques. Ne démontre-t-il pas, à sa manière, que nous ne savons pas que 57 + 68 = 125? Or n'admettez-vous pas que nous pouvons nous passer de ce prétendu savoir?

W. Mais le sceptique ne prétend pas utiliser le mot "savoir" en un autre sens que le sens courant. Appliquons le raisonnement à un autre jeu de langage. À la fin d'un cours, je quitte l'Université en compagnie d'un étudiant et nous décidons de faire ensemble un bout de chemin. Je lui communique ma destination et il me communique la sienne, puis nous convenons de prendre le bus ensemble jusqu'à la station X; à partir de là, nos routes divergent. Pendant le trajet, nous poursuivons une discussion entamée à l'Université et voilà qui est peut-être la cause de ce qu'à un moment, trompé par quelques lumières que je prends pour celles de ma station, je me tourne vers mon compagnon pour lui demander: "tu descends ici?" Un peu surpris, il répond que non. Je le salue rapidement et je quitte le bus... pour me rendre compte de mon erreur. Ici, je voudrais vous faire remarquer deux choses. D'abord, dans le jeu de langage décrit ci-dessus, c'est moi-même qui ne sait pas et non pas seulement l'autre, qui observe un comportement bizarre. Si vous me permettez cette comparaison, pour lui je fais "57 + 68 = 5" mais quant à moi, j'en suis toujours à "57 + 68 = 125". (85) Par ailleurs, mon erreur n'est-elle pas parfaitement logique? Un observateur extérieur n'aurait pu savoir, à l'examen de mon comportement, que j'étais dans l'erreur.

K. Vous ne pouviez savoir que vous étiez dans l'erreur, un observateur extérieur n'aurait pu le savoir non plus et votre compagnon de route n'y comprenait rien. Et pourtant, je ne doute pas que la situation a pu être clarifiée très rapidement. Ce qui est intéressant, c'est l'ordre de priorité des personnages de votre jeu de langage: i) votre compagnon vient en premier, et c'est ensemble que vous avez devisé de la route à suivre. Tout se passe comme si vous aviez entonné de concert: "57 + 68?", pour ensuite vous-même, contre toute attente, compléter avec un "=5"; ii) vous venez en second, car vous êtes celui qui doit se rendre compte de son erreur et qui peut clarifier la situation le jour suivant. Pour l'étudiant, il ne vous a probablement pas immédiatement taxé d'erreur... Il pouvait vous avoir mal compris, vous pouviez avoir changé d'avis... Et puisque vous êtes seul à pouvoir reconnaître que vous vous êtes fourvoyé, on peut se demander si, en un sens, vous ne venez pas en premier? On s'en fout!

W. Comme vous, je suis d'un autre avis, puisqu'à la limite, si je suis seul à jouer mes jeux de langage, je ne peux pas me tromper, je peux seulement "jouer à me tromper moi-même". Mais que dites-vous du troisième personnage?

K. Il vient en dernier lieu car il n'a rien vu sinon deux hommes faisant un bout de trajet ensemble, puis se séparant; il ne connaîtra jamais la vérité à moins qu'on ne la lui communique. Il n'est pourtant pas sans utilité aucune?

W. En effet. Conceptuellement parlant, il se tient entre les deux autres personnages. Si mon compagnon est un autre pour moi et si je suis un autre pour lui, c'est qu'un troisième (qui dès lors peut être un millième) existe. Quant à moi, je n'aurais pu prévoir mon comportement, même si j'avais eu accès à toutes mes intentions. C'est là l'essentiel des arguments que Goodman et Kripke ont développé d'après moi.

K. Revenons au mot "savoir". Qu'est-ce que l'usage courant nous apprend à son sujet?

W. Il me semble que le point important est que nous ne pouvons savoir, si nous sommes seuls à savoir.

K. Vous mettez ainsi sans doute l'accent sur la polarité du concept de savoir?

W. En effet, si je dois pouvoir savoir, je dois également pouvoir errer.

K. À vous entendre, on dirait qu'il s'agit là de quelque chose de purement logique, comme dans le cas de la proposition affirmative présupposant la négative, et inversement. Et pourtant, une certaine ambivalence psychologique est perceptible dans votre jeu de langage comme dans l'argument sceptique de Kripke. Tout se passe comme si le fait d'accepter qu'à la demande: "combien font 57 + 68?" un grand, pas un gamin, puisse répondre "5", était pour nous une source d'angoisse. Jeune, vous avez soutenu que lorsqu'on a peur de la vérité, c'est que l'on n'envisage pas toute la vérité (86).

W. Si on admet que nous n'avons pas besoin de savoir que "57 + 68 = 125", n'est-il pas indiqué par là une limite de ce concept? Pourquoi devrais-je "savoir" plus que je ne "vois", "marche", etc.

K. Mais encore? Ne nous intéressons-nous pas également à ce qui pourrait distinguer ce concept de tous les autres que vous avez nommés?

W. Le savoir n'est pas l'acte d'une subjectivité isolée dotée d'une certitude immédiate d'elle-même.

K. Est-ce que je vous saisis bien? Il me semble que dans la position que vous adoptez, vous ne pouvez pas dire ce qu'est le savoir, au moyen d'une proposition sujet-prédicat, mais que vous pouvez uniquement dire ce qu'il n'est pas. Par ailleurs, la description de l'usage d'un concept paraît être de nature à montrer certaines choses que l'on ne pourrait exprimer directement.

W. Ce qu'on ne peut pas dire, on ne peut pas le montrer et puis finalement le dire. "Dire" et "montrer" sont des expressions de notre langage qui ont un usage. Le montrer est-il une expression qui doit se contenter d'exprimer? Comme vous, j'ai cherché à questionner voire à dépasser la forme sujet-prédicat. D'un côté, il me semblait abusif de la jeter au rancart en entonnant le nouveau credo: "toute proposition est relative". D'un autre côté, il est clair que trop de choses tiennent à cette forme sujet-prédicat.

K. Certains ne vont-ils pas jusqu'à affirmer que s'il y a des objets, ça dépend d'elle?

W. Peuvent-ils faire plus que l'affirmer? D'ailleurs, votre idéalisme transcendantal n'est-il pas apparenté à cette position extrême? Ne soutenez-vous pas que les objets sont soumis à nos modes de pensée et d'intuition?

K. Comme vous le reconnaissez ci-dessus, j'ai cherché à dépasser la conception que se faisaient les logiciens du jugement comme rapport entre deux concepts. Il est peut-être inévitable qu'on interprète l'aperception transcendantale en termes subjectivistes, mais n'oubliez pas qu'elle apparaît à l'intérieur d'une logique.

W. Justement, une telle logique est-elle viable?

K. Le fait de l'appeler "transcendantale" n'est-il pas une manière d'avouer qu'elle ne l'est pas comme logique générale tout en l'étant pourtant comme logique transcendantale?

W. Expliquez-vous!

K. Permettez-moi de recourir encore une fois à votre distinction entre montrer et dire. Ce n'est pas la logique (comme métalogique) qui peut dire que la logique est possible. Mais une logique transcendantale peut le montrer en mettant à jour les conditions a priori de la connaissance.

W. Est-ce que la question transcendantale ne doit pas être entendue en un sens non causal?

K. La Critique a démontré que le concept de cause devait être subordonné à l'expérience. Il n'est donc pas question d'une causalité extérieure à la logique; nous ne pourrions connaître une telle cause. En ce sens, ma logique transcendantale doit "prendre soin d'elle-même", et c'est dans ce contexte que j'ai été amené à identifier l'unité synthétique de l'aperception pure comme fondement des jugements synthétiques a priori, même si elle n'est pas seule à pouvoir jouer ce rôle. Mais revenons à la manière dont vous cherchez à dépasser la position traditionnelle. Si on peut m'accuser de subjectivisme, n'avez-vous pas été taxé de behaviorisme?

W. Je m'estime tout autant behavioriste que vous devez vous juger subjectiviste.

K. Dès lors, pourquoi tenez-vous tellement à ce qu'on s'en tienne à la seule description des jeux de langage? Celle-ci n'est-elle pas tout aussi extérieure à son objet que la description d'un simple comportement peut l'être?

W. J'allais justement vous dire que si j'ai mis dans mes ouvrages l'accent sur les descriptions d'usage, c'était pour contrer l'accent traditionnel mis sur la représentation, les processus soi-disant internes comme l'"intention", le "vouloir-dire" et j'en passe. Il me semblait fondamentalement erroné de soutenir que la connaissance, par exemple, est orientée de l'intérieur vers l'extérieur. D'ailleurs, n'est-ce pas également là le genre de position que vous récusez dans votre "Réfutation de l'idéalisme"? Mais celle-ci n'est pas une confirmation du réalisme: elle se contente de le présupposer, ce qui est plus ou moins conséquent avec le reste de l'ouvrage.

K. Revenons au concept de savoir, si vous le voulez bien. Qu'auriez-vous répondu à la question qui résume la première Critique: "Que puis-je savoir?"

W. Il est vraisemblable qu'à l'époque du Tractatus, j'aurais répondu à une autre question que dans ma maturité. Nonobstant ce fait, j'estime pouvoir "savoir" ce qui se trouve à l'intérieur des limites de l'expérience commune. Il est très important de souligner que je ne suis nullement borné par là, puisque l'expérience dont il est question ici est "mienne" (87). Chez moi, le solipsiste et le réaliste se donnent la main.

K. Vous affirmez qu'elle est "mienne" et vous avez également employé le mot "je". Vous êtes pourtant opposé au mouvement de la philosophie moderne depuis Descartes, et je ne crois pas que vous fassiez grand cas de ma déduction transcendantale des catégories.

W. N'avez-vous pas reconnu qu'on pouvait en faire l'économie?

K. ... grâce à une définition adéquate du jugement. Toutefois, celle-ci doit être plus qu'une définition nominale, naturellement.

W. En effet. Sinon, vous finissez par donner à Eberhard ce qu'il demandait, une définition "convenable" des jugements synthétiques a priori. Or ce que vous avez fait de mieux, à mon avis, était de refuser de les définir.

K. Croyez-vous que de tels jugements soient possibles?

W. Si vous me demandez si je crois que les jugements de la mathématique, de la physique ou de toute autre science constituée sont "possibles", je vous avouerai que je ne comprends pas ce que vous demandez. Ne suffit-il pas que ces divers énoncés aient une place et la place qu'ils ont dans notre vie? Si par contre la question est de savoir si quelque chose comme la notion de jugement synthétique a priori est concevable, alors la réponse est que de tels jugements sont supposés n'être pas seulement possibles mais nécessaires a priori.

K. Essayons de tirer au clair cette notion de jugement synthétique a priori. Je crains qu'à l'instar des empiristes, vous y ayez vu une simple affirmation dogmatique, alors que cette notion avait été forgée dans le strict esprit de la philosophie critique.

W. Quel besoin la philosophie critique a-t-elle des jugements synthétiques a priori?

K. Si vous me permettez d'en appeler au sens commun, celui qui critique ne doit-il pas savoir quelque chose? Il n'est pas dogmatique pour autant.

W. Considérez-vous donc que ce que vous pouvez savoir, ce sont des jugements synthétiques a priori? N'y a-t-il pas là un cercle? Ce sont eux qui nous enseignent ce qu'est le savoir (en traçant les limites de l'expérience possible, disons) tout en énonçant l'essence de tout savoir objectif. Qui pourra tester de tels jugements? Ne sont-ils pas finalement dogmatiques?

K. Je les ai conçus dans l'esprit de la philosophie critique. Mais naturellement, mon but final n'a jamais consisté en propositions sceptiques. Il y a quelque chose de juste dans le discours du sceptique mais comme tous les marchands de vérité, il voudrait nous forcer à en rester là alors que notre nature nous pousse à aller plus loin.

W. Un homme peut croire ce qu'il veut. L'essentiel est que la philosophie critique ne s'arroge pas, sous le vocable des jugements synthétiques a priori, une possibilité qu'elle a refusée à la philosophie dogmatique.

K. Les déductions de l'esthétique et de la logique transcendantales avaient justement pour but de donner aux jugements synthétiques a priori l'assise qui manque aux affirmations dogmatiques. J'admets tout à fait la présence du cercle: si les jugements synthétiques a priori n'étaient d'avance présumés possibles, nous n'aurions aucune chance de trouver les déductions transcendantales de l'intuition pure et des catégories. Je suis même prêt à parler votre langage: nous nous donnons les outils dont nous avons besoin.

W. J'ai peine à croire que l'intuition pure soit autre chose qu'une fiction transcendantale.

K. Chercher à vous démontrer le contraire pourrait être l'occasion pour moi d'expliciter la différence entre philosophie dogmatique et philosophie critique.

W. Je vous y invite.

K. Si à l'intuition pure ne correspondait rien, elle serait une fiction transcendantale.

W. Certainement.

K. Or il est vrai qu'en un sens elle n'est rien pas un objet, s'entend mais c'est parce qu'elle est la pure manière d'être affecté par les objets. Si vous voulez, le dogmatisme affirme que l'intuition pure est une chose en soi (intuition intellectuelle que je récuse), le scepticisme le nie et le philosophe critique accorde au sceptique sa proposition négative tout en proposant une nouvelle proposition affirmative.

W. Présentez-vous un tel syllogisme comme déduction transcendantale de l'intuition pure?

K. Certainement pas. D'ailleurs, l'intuition pure ne saurait proprement être "déduite" puisqu'elle est donnée a priori. Il s'agit seulement de faire attention à la manière dont elle est donnée.

W. "Elle est donnée a priori": elle est donnée pour autant que rien de ce qui est donné ne saurait l'être, si on ne la présuppose pas. Ne s'agit-il pas d'un simple jeu de mots?

K. Vous en faites un jeu de mots!

W. Mais ne soutenez-vous pas quelque chose comme ceci: "Je ne peux me représenter les objets des sens sans présupposer nécessairement l'intuition pure. Or les objets des sens existent bel et bien. Donc l'intuition pure est nécessaire a priori."

K. Je suis heureux que vous exprimiez vos opinions si librement. Un adversaire comme vous vaut cent amis! Mais je réponds à votre remarque, en commençant par rappeler que l'"intuition pure" dont il est question ici est l'espace et surtout le temps. J'ai d'abord dû reconnaître qu'ils n'étaient rien en soi avant d'y voir des intuitions pures.

W. Vous êtes-vous contenté de nier des propositions portant sur l'essence de l'espace et du temps?

K. J'ai également tenu compte du concept physique de temps.

W. Cela ne vous limitait-il pas à la physique telle qu'elle se pratiquait à votre époque?

K. Certes. Mais cette physique existait également pour ceux qui soutenaient des opinions contraires aux miennes. Pour revenir à l'espace et au temps comme intuitions pures, je voudrais préciser qu'il ne s'agit pas là de quelque chose que l'on puisse déduire à partir des ressources de la seule logique. D'un autre côté, je ne vous demande pas d'en faire un article de foi! Disons qu'en admettant la non réalité en soi de l'espace et du temps, je parviens à expliquer beaucoup de choses. D'ailleurs, remarquez que je ne suppose pas que l'espace et le temps sont autre chose que ce que l'on croyait; je soutiens qu'ils ne sont rien en soi.

W. Comment n'êtes-vous pas sceptique?

K. Ce qui me distingue du sceptique est sans doute mon optimisme. N'existerait-il rien en soi, les hommes n'en sont pas moins libres.

W. Est-il juste de dire que votre philosophie théorique et votre philosophie pratique sont liées? Votre croyance à la limitation de la connaissance aux phénomènes, l'accent mis sur la finitude, ne sont-ils pas des conséquences de votre philosophie pratique?

K. Il est vrai que les deux choses sont liées, mais pas dans le sens de ce que j'ai appelé la "philosophie paresseuse". Ma philosophie pratique n'est pas le fondement caché de ma philosophie théorique, elle en est l'aboutissement (qui se poursuit dans la troisième Critique). Par ailleurs, c'est de façon autonome que la philosophie théorique parvient à démontrer le caractère phénoménal de notre expérience. Si ses résultats rejoignent finalement ceux de la philosophie pratique, y a-t-il là de quoi se surprendre?

W. J'y réfléchis. Mais revenons sur cette preuve du caractère phénoménal de l'expérience par la philosophie théorique. En quoi consiste-t-elle?

K. Il ne s'agit pas d'une preuve au sens strict. C'est uniquement une preuve indirecte. "Tout se passe comme si..."

W. Est-ce donc une hypothèse?

K. C'est une hypothèse quasi-transcendantale. Inutile de chercher à l'établir ou à la réfuter comme une hypothèse ordinaire. Si on veut tenter de répondre à la question de Popper: "sous quelles conditions cette proposition serait-elle falsifiée?", on ne fait que retrouver la croyance commune aux choses en soi.

W. Remettez-vous en cause la croyance commune?

K. Je ne fais que lui assigner des limites. Elle ne saurait prétendre à une vérité générale (absolue). Les choses qui ne sont qu'"ainsi" auraient toujours pu être autrement.

W. Mais comment advient-il qu'un monde contingent de phénomènes autorise des propositions nécessaires a priori? Si toute réalité est empirique et contingente, comment toutes les propositions, qui ne sont que des "faits", ne le seraient-elles pas également?

K. Les propositions synthétiques a priori font le monde.

W. Le dialogue entre nous ne saurait se poursuivre ainsi.

HALTE

K. Je me mets donc à votre école. Je crois comprendre que votre conception de la philosophie évolue suivant deux axes: le premier, "thérapeutique" et "grammatical", fait de vous un philosophe critique; le second me paraît se situer tout autant dans le champ de la philosophie pratique que dans celui de la philosophie théorique.

W. Je soumets toute théorie à une critique déconstructive, et je conçois l'unité de la philosophie théorique et de la philosophie pratique à la manière d'une relation interne: il n'y a pas d'autre philosophie théorique que la philosophie pratique, si je comprends bien de quoi il retourne.

K. Entendez-vous dire que toute philosophie théorique trouve son aboutissement dans la philosophie pratique?

W. Non. J'entends uniquement ce que j'ai dit.

K. Mais votre "philosophie pratique" ne risque-t-elle pas d'entrer en conflit avec votre "philosophie théorique"? Celle-ci ne veut-elle pas tout savoir pour le savoir? Comment cette "volonté de puissance" pourrait-elle jamais s'accommoder des impératifs de la raison pratique?

W. Sans être cynique, je pense que nous ne pouvons plus désigner ces impératifs comme étant ceux de la morale ou de la politique.

K. Parlerons-nous alors plutôt des "impératifs de la forme de vie communicationnelle"? Ne croyez-vous pas qu'ils peuvent également s'opposer à la poursuite du savoir pour le savoir? Mais vous préféreriez sans doute qu'on établisse ces "impératifs pratiques" comme de simples propositions grammaticales, sans aucune prétention à l'universalité autre que celle de la logique.

W. Certes. Mais l'essentiel est d'échapper aux illusions.

K. Je sais d'expérience que l'illusion ne cesse pas d'agir une fois que vous l'avez mise à jour. Comment éviter d'interdire? Comment la forme de vie sociale va-t-elle s'autorégler?

W. Jusqu'ici, c'était la théorie abstraite qui déterminait l'application des règles; ce sera maintenant à la pratique de le faire.

K. Les règles adoptées seront-elles nécessaires ou contingentes?

W. Ce sont là des catégories qui conviennent à la philosophie théorique; elles n'ont pas de valeur dans le champ pratique. "Tous les hommes sont mortels" n'est-elle pas la proposition la plus contingente qui soit?

K. Certes.

W. Dès lors, n'importe quelle proposition peut être la proposition pratique.

K. Nous dirons donc que la proposition ordinaire est la proposition pratique par excellence. Sera-t-elle aussi synthétique?

W. Nous retrouverions ainsi la fonction critique de la distinction entre jugements analytiques et jugements synthétiques. La proposition pratique est synthétique; celle qui est analytique n'est pas pratique.

K. En quoi va consister la différence entre proposition théorique et proposition pratique?

W. Nous finirions par devoir admettre qu'il n'y a pas de différence tranchée entre les deux: n'a-t-on pas soutenu que la proposition pratique était n'importe quelle proposition?

K. D'un autre côté, examinons une proposition quelconque de la philosophie théorique. Considérée uniquement sous son aspect civil, où elle est "pratique", n'est-elle pas insignifiante? Et que dire de la proposition mathématique? Ce n'est pas en l'envisageant sous son aspect pratique que je puis comprendre comment une telle proposition est possible.

W. C'est la philosophie théorique qui demande comment quelque chose une proposition est possible. La philosophie pratique cherche uniquement à décrire l'usage dans le langage.

K. Elle considère donc toutes choses comme "données"? Mais les propositions ne sont pas des choses, elles sont pensées.

W. Elles n'existent pourtant pas uniquement pour la représentation interne; il n'y a pas d'intermédiaire entre la pensée et l'énoncé, qui serait la "proposition".

K. En effet. Ou alors ce sont toutes choses, y compris les propositions, qui font partie du sens interne. Les propositions ne sont pas uniquement des pensées mais elles sont des jugements, ce qui implique une visée objective.

W. Si seul le jugement peut être objectif, l'objectivité n'est-elle pas en son fond subjectivité, selon vous?

K. La Critique de la raison pure a reconnu le fait.

W. N'en a-t-elle pas moins cherché à fonder le savoir objectif?

K. Je doute que vous puissiez vous-même renoncer totalement à ce but. Le savoir objectif serait-il en son fond subjectif, il est tout ce que nous avons.

W. Si nous le possédons, pourquoi chercher à le fonder? C'est inutile! D'un autre côté, si le savoir objectif est en son fond subjectif, n'est-ce pas peine perdue?

K. Dans la Critique, j'appelle transcendantale la subjectivité qui se trouve à la racine de l'objectivité et je l'analyse en termes de facultés. Or ces facultés sont des "pouvoirs de connaissance": non seulement nous permettent-elles de connaître ce qui est donné, mais le réel n'est accessible que dans la mesure où on les présuppose. C'est en ce sens que l'entendement pour ne nommer que lui est créateur. C'est donc justement par la vertu de ses limitations que l'entendement peut se retrouver maître à l'intérieur de son domaine.

W. Mais son "domaine" ou le champ d'application de ses concepts, n'est-ce pas l'expérience empirique pour la Critique? Comment penser que l'expérience ait absolument besoin de l'entendement pour être l'expérience?

K. Elle n'en a pas besoin; c'est lui qui a besoin d'elle pour donner un contenu à ses concepts. N'empêche que rien n'est connu qui ne passe par les catégories de l'entendement. Pour que cette conception ne soit pas jugée comme une fiction de philosophe, j'ai produit deux déductions des catégories, l'une métaphysique et l'autre transcendantale. Il semble qu'aucune des deux n'ait été acceptée sans réserves.

W. En effet, la déduction métaphysique paraît vous lier à la logique traditionnelle et le sens de la déduction transcendantale n'est pas clair.

K. Pour ce qui concerne la première critique que vous faites, j'admets qu'elle peut avoir une incidence sur la table des catégories. Quant à ma déduction transcendantale, l'essentiel est justement d'en comprendre le sens. L'esthétique transcendantale inclut déjà l'analogue d'une telle déduction. Mais on n'a aucune peine à concevoir que l'espace et le temps soient absolument nécessaires à la manifestation des phénomènes; s'agissant des catégories, il est inévitable que le même argument soit perçu comme une "vue de l'esprit". On peut très bien soutenir que tout est dans l'espace et dans le temps sans être idéaliste (sans considérer espace et temps comme de pures intuitions), mais on ne peut croire à l'existence des choses en soi et admettre que tout ce qui arrive est soumis aux catégories. Voilà tout le problème de la réception de ma déduction!

W. Mais pourquoi avoir tenu à fournir une déduction transcendantale? N'aurait-il pas été plus simple d'admettre qu'à partir d'un certain point, le mot "justification" n'a plus d'application claire?

K. Ma déduction transcendantale n'est pas qu'un pis-aller. Toute science a besoin d'elle.

W. On peut considérer que vous avez cherché à fonder les différentes sciences, la philosophie critique comprise. Quant à moi, tout en critiquant la philosophie, j'ai également critiqué les sciences, les mathématiques par exemple: ce que la philosophie ne peut pas faire (à savoir, tomber dans la tarte à la crème de la métaphysique), les mathématiques non plus ne peuvent se le permettre.

K. Il est vrai que j'ai considéré la science comme un factum et que ma question concernant la possibilité des jugements scientifiques était préjudicielle. Mais considérez le pouvoir descriptif et non plus explicatif ou normatif de la notion de jugement synthétique a priori. Par exemple, dans le cas de la simple équation arithmétique, acceptée par tout le monde, la question n'est pas de savoir si elle est vraie mais comment elle l'est. N'est-ce pas?

W. La quête du fondement ne finit-elle pas par atteindre un but opposé au sien? À l'origine, il s'agissait, par ex., de démontrer que les mathématiques se suffisent à elles-mêmes; en bout de route, on se retrouve avec une philosophie des mathématiques. Pourquoi faire?

K. En décrivant la proposition mathématique comme un jugement synthétique a priori, je tiens compte à la fois de sa nécessité intrinsèque et de son usage civil, ce qui revient au même si "nécessité intrinsèque" est entendu dans le sens de la subjectivité transcendantale. Le fait que la mathématique soit pure ne l'empêche pas qu'elle puisse servir à construire les ponts, au contraire!

W. Une partie de mon problème est que les mathématiques ne sont peut-être pas des "propositions".

K. N'est-ce pas là une question qui devrait être tranchée a priori?

W. Nous ne pouvons tout de même pas donner les résultats de l'analyse avant de les avoir trouvés! Tout le paradoxe de la philosophie se trouve là: nous devons répondre à certaines questions complètement a priori et pourtant, l'analyse et la recherche sont aussi indispensables en philosophie qu'ailleurs.

K. Il me semble que ce qui fait problème ici, c'est la notion d'a priori. Je propose de cesser de la comprendre indépendamment de l'expérience. Après tout, que sont les jugements synthétiques a priori, sinon des règles pour l'expérience possible?

W. Votre position est résolument moderne. Mais qu'entendez-vous par "expérience possible"?

K. Je retiens surtout deux usages du mot "expérience": l'expérience comme connaissance empirique, où l'intuition, l'imagination et la conscience pures jouent un rôle de premier plan, et l'expérience au sens de la nature phénoménale. Ces deux concepts d'expérience, qu'on pourrait appeler le concept subjectif et le concept objectif d'expérience, coïncident à l'intérieur de l'idéalisme transcendantal.

W. N'est-ce pas là un nouveau dogmatisme et justement celui de la science moderne?

K. L'idéalisme transcendantal ne se présente pas comme une science et il n'est pas non plus lié à une conception particulière de la science. J'ai assez opposé la méthode analytique de la philosophie à la méthode synthétique de la science pour qu'on ne me soupçonne pas d'avoir simplement anticipé le tournant subjectiviste de la science moderne. Les jugements synthétiques a priori de la Critique savent très bien qu'ils n'ont qu'une validité formelle et pourtant transcendantale.

W. Comment l'analyse saurait-elle fournir de tels jugements?

K. Elle ne le saurait pas, en effet. Aussi, je dis plutôt que l'analyse présuppose une synthèse a priori. Prenez vos jeux de langage. Ne les construisez-vous pas de toutes pièces, même si vous les faites aussi proches que possible de la réalité quotidienne?

W. Vous faites des "jeux de langage" un objet à juger suivant vos catégories, alors que je cherche uniquement à présenter un usage.

K. Décrire un usage n'est pas simplement le suivre aveuglément. On sait que vous opposez la description, qui sied au philosophe, à l'explication typique du mode de pensée scientifique. Admettons que la description est analytique et l'explication synthétique. Dès lors, dites-vous, quel besoin avons-nous des jugements synthétiques a priori? Ils n'ont pas leur place dans ce tableau. Or bien qu'elle procède suivant la méthode analytique (88), la philosophie ne comporte pas que des jugements analytiques; les jugements synthétiques a priori constituent son essence.

W. Je nie que la métaphysique soit à même de décrire des phénomènes très généraux inaccessibles à tout autre discipline que celle-là.

K. Je le nie également, mais je donne à mon refus une forme résolument positive en affirmant que ses jugements sont synthétiques a priori quant à l'intention.

W. De quelle "intention" s'agit-il donc?

K. Pour la métaphysique classique, le but était de se prononcer sur les choses en général et en soi. Or là où on ne saurait dire, mes propositions cherchent à montrer; elles ont donc un sens uniquement formel et non matériel. Par ailleurs, dans la mesure où les choses en soi n'existent pour personne, on peut accorder que la discipline qui s'aperçoit du fait et en tire les conséquences comporte des jugements synthétiques a priori.

W. Prétendez-vous avoir découvert certains faits très généraux concernant la nature et le langage?

K. Je me suis permis uniquement une "hypothèse transcendantale" (89). Et la Critique ne prétend pas vérifier le fait qu'il n'existe que des phénomènes et nulle chose en soi. Au contraire, elle laisse la place libre pour la postulation des choses en soi, si nécessaire. Mais ce n'est pas sa tâche, par exemple, de se prononcer sur le nombre de choses qu'il y a dans le monde (90). Comme vous, j'ai accordé beaucoup d'attention à l'acte de préciser quelle est la tâche de la philosophie.

W. Les philosophes ne font rien qu'ils seraient les seuls à pouvoir faire. La philosophie n'est pas une science. Mais cela ne vous a pas empêché de proposer des "Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science".

K. J'ai même cru, à la fin de ma vie, qu'il serait possible de découvrir un passage de la métaphysique de la nature à la physique (91). Ce sont là des recherches qui n'ont pas abouti.

W. La métaphysique ne s'est pas transformée en science sous l'impulsion de la Critique, pas plus que l'idéalisme transcendantal n'a pénétré jusqu'au sens commun après avoir été confirmé par la science.

K. Mes idéaux d'alors doivent appartenir pour vous à l'enfance de la philosophie.

W. À différentes époques, nos idéaux d'exactitude sont différents; aucun d'entre eux n'est le plus haut (92). La question n'est pas que la philosophie ne puisse pas faire d'erreur, comme si elle s'identifiait à la logique, mais accomplit-elle ou non sa tâche?

K. En quoi cette tâche consiste-t-elle pour vous? En l'analyse des propositions du langage ordinaire?

W. La philosophie n'est pas la simple description de l'usage linguistique et pourtant, on peut apprendre la philosophie en étant constamment attentif à toutes les expressions de la vie dans le langage. (93)

K. Pourquoi ne pas marier votre concept de jeu de langage et ma notion de jugement synthétique a priori?

W. La seule définition des "jugements" que je retienne est transsubjective. Les jugements sont l'expression d'un accord ou d'un désaccord dynamique à l'intérieur d'un groupe.

K. Supposons que le groupe soit unique, l'humanité parlante par exemple.

W. L'erreur solipsiste et idéaliste consiste justement à penser que l'homme est unique ou que l'est son point de vue. L'homme est unique simplement en tant qu'il est vivant, comme les autres créatures. Sa lucidité ne peut pas aller plus loin que cela.

K. N'avez-vous donc aucune visée positive?

W. À celui qui prétendrait avoir trouvé la "solution" des problèmes logiques (ou philosophiques), il suffirait d'opposer qu'il fut un temps où ces problèmes n'étaient point résolus (et qu'en ce temps-là aussi il fallait bien que l'on pût vivre et penser) (94).

K. Et philosopher aussi?

W. On doit pouvoir s'arrêter de philosopher en tout temps.

K. Je crois comprendre ce que vous entendez par là. Dans les Prolégomènes (95), j'ai conseillé aux faiseurs de métaphysique de ranger leurs cahiers de notes jusqu'à ce que la solution du problème critique ait été trouvée.

W. J'entends qu'on doit pouvoir s'arrêter non seulement lorsqu'il y a problème, antinomie, etc., mais encore librement.

HALTE

W. Quel est le sens de votre distinction entre propositions analytiques et propositions synthétiques?

K. Je vois dans cette différence entre "analytique" et "synthétique" un outil formel. Il n'est pas possible de forger une seule proposition au moyen de cet outil, mais il permet de reconnaître le caractère d'une proposition quelconque.

W. Qu'entendez-vous par "caractère"?

K. La manière dont la proposition est pensée vraie. Pour reprendre une opposition connue du Tractatus, je rattache le fait qu'une proposition soit analytique ou synthétique à son sens plutôt qu'à sa vérité-fausseté.

W. Pourtant, votre dichotomie analytique/synthétique cherche surtout à creuser la signification des termes (ou à l'étendre, ce qui revient pratiquement au même, puisque ce contenu pourra éventuellement être rattaché au concept), une procédure que j'ai moi-même abandonnée après le Tractatus. Et si on peut parler dans votre cas d'un intérêt pour la notion d'usage, c'est de manière verticale plutôt qu'horizontale: vous vous rendez bien compte que l'action, d'une certaine manière, vient en premier, mais je me demande si vous pouvez appliquer votre distinction analytique/synthétique à d'autres propositions que les vôtres. J'entends: l'appliquer suivant vos critères d'objectivité et de nécessité. Et si la réponse est négative, comme je le crains, comment s'attendre que la distinction ait un usage réel?

K. Me permettriez-vous de suggérer que votre objet d'étude privilégié étant le langage et le mien, la pensée, il pourrait se faire que nos points de désaccord n'aient pas d'autre origine que celle-là? Par ailleurs, votre but ne semble pas être de réduire la pensée au langage.

W. En effet, je trouve plus intéressant de remarquer que "pensée" et "langage" sont superficiellement proches, alors qu'on se convainc habituellement du contraire, et qu'ils sont éloignés du point de vue de leur grammaire profonde, alors qu'on voudrait absolument que la pensée soit "déjà" un langage.

K. Dois-je comprendre que vous niez que la pensée soit structurée comme un langage?

W. En toute logique, je ne peux me permettre de le nier. On ne peut dire ce qu'est la pensée sans se servir du langage. Inversement, cette proposition étant grammaticale, on n'en peut déduire que la pensée est structurée comme un langage, ou qu'elle est une espèce particulière de "conscience" ayant besoin de la médiation du langage, etc. Non seulement ces théories disent-elles plus qu'on ne peut "savoir", elles disent ce qu'on n'a pas besoin de savoir.

K. Quel rôle attribuez-vous à la pensée dans les jeux de langage?

W. Il ne saurait être question de lui attribuer d'entrée de jeu un rôle fondamental. On commence par examiner et par décrire des jeux de langage où la pensée intervient.

K. Est-ce que le mot "pensée" doit absolument être prononcé au cours du jeu de langage?

W. Considérons deux cas possibles. Dans le premier, il s'agit d'enseigner à quelqu'un ce que c'est que "penser" (Heidegger pouvait traiter une telle question dans ses cours). Dans l'autre, on ne veut que donner un exemple de l'activité de penser ("réfléchir en parlant" pourrait faire l'affaire). Dans ces jeux de langage, le mot "pensée" n'est pas défini de manière ostensive: "Voici le mot, voici la chose ou l'être". C'est la pensée comme activité qui nous intéresse et non pas seulement le mot "penser".

K. "Penser", n'est-ce pas là un concept?

W. Quel en est l'usage dans le contexte des jeux de langage?

K. Diriez-vous que l'usage est au concept ce que l'intuition est à la catégorie pour la Critique?

W. Comme représentation, l'intuition ne s'assimile-t-elle pas à la signification plus facilement qu'à l'usage?

K. Je vous donne raison si on s'en tient à l'intuition empirique. Mais en aucun cas l'intuition pure est-elle l'"objet qui correspond au concept".

W. Votre "intuition pure" n'est-elle pas condamnée à n'avoir qu'un usage superlatif?

K. J'ai tenté de démontrer le contraire avec ma déduction transcendantale des catégories. Celle-ci ne fait pas qu'établir la véracité des concepts purs de l'entendement, elle justifie aussi les intuitions pures d'espace et de temps.

W. Comment pourrais-je vous suivre sur ce terrain?

K. Revenons donc à la pensée et aux jeux de langage. Vous dites ne pas vouloir donner à la première une position privilégiée au milieu des jeux de langage, mais le fait que le mot "langage" apparaisse dans l'expression "jeu de langage" ne lui confère-t-il pas le privilège que vous refusez à la pensée?

W. Celui qui parle accorde-t-il un privilège au langage?

K. Acceptez-vous la distinction entre ce qui est connu a priori et ce qui ne l'est qu'a posteriori?

W. Parler le langage est quelque chose qui a toujours lieu a posteriori. Les seules propositions a priori qui se peuvent formuler sur le langage sont celles de la grammaire; or elles ne sont pas soumises au principe de vérifiabilité puisque c'est le langage autant que nous qui les "dit".

K. Ne m'accorderez-vous pas que c'est aussi l'expérience (comme connaissance) qui formule les principes de l'entendement pur, et que si l'on a affaire dans un cas à des propositions analytiques, dans l'autre à des propositions synthétiques, c'est dû à la différence d'objet (le langage dans un cas et l'expérience possible dans l'autre)?

W. Autrement dit, même vos principes de l'entendement pur pourraient être des propositions grammaticales.

K. Je suis prêt à vous l'accorder.

W. Est-ce que cela ne sonne pas le deuil de la distinction analytique/synthétique?

K. Je ne suis pas de cet avis. Comme cette distinction est un outil critique, il importe plus qu'elle soit applicable que de s'assurer qu'une proposition est analytique ou synthétique une fois pour toutes. Je n'ai jamais considéré les caractères "analytique" et "synthétique" comme des désignateurs rigides. La distinction analytique/synthétique est comme ces règles à mesurer que vous imaginez et qui rapetissent ou qui s'étendent sous l'effet du froid et de la chaleur: il suffit de leur trouver un usage pour qu'elles soient sauvées du ridicule.

W. À quel usage songez-vous pour la distinction analytique/synthétique?

K. Certainement pas en premier lieu à l'usage traditionnel de cette division devenue classique, en philosophie analytique surtout, car il n'a pas toujours été critique.

W. Alors quoi?

K. La division entre jugements analytiques et jugements synthétiques peut être considérée comme une pierre de touche pour tester la valeur (Geltung) d'un jugement. Ainsi, un jugement qui est proposé comme synthétique alors qu'il est de toute évidence analytique ne peut qu'être rejeté comme dépourvu de sens. Et je ne me suis pas privé de le faire à de nombreuses reprises.

W. Dès lors, que prétend être la distinction analytique/synthétique, sinon le moyen de faire la discrimination entre sens et non-sens? Mais qui va nous fournir les critères d'application de cette distinction?

K. Je suis prêt à reconnaître qu'en appliquant ma division entre jugements analytiques et jugements synthétiques, on ne démontre pas que telle proposition a du sens mais uniquement la manière dont elle est pensée vraie. Voilà pour l'usage positif de la distinction analytique/synthétique (DAS). Je vous ai également déjà présenté son usage négatif: si une proposition est dénuée de sens, comptez que cela va se refléter dans l'application de la DAS.

W. Est-ce là selon vous la tâche essentielle de la philosophie?

K. Ce travail me semble en tout cas compatible avec la Critique. Mais la véritable question à décider entre nous n'est-elle pas celle de savoir si la philosophie n'a droit qu'à des jugements analytiques, ou si elle peut également produire des jugements synthétiques?

W. Je suis d'avis qu'elle n'en produit pas au sens ordinaire: des jugements synthétiques en philosophie devraient porter sur les "phénomènes", ou sur des "expériences internes". Je rejette tout ce qui ressemble à une "expérience authentiquement philosophique", les "états intérieurs", etc., ou plutôt si je ne les renie pas comme expériences esthétiques ou mystiques, je nie que la philosophie soit fondée sur de telles expériences.

K. La nature des propositions philosophiques propositions grammaticales ou analytiques ne découle-t-elle pas de la nature du langage?

W. Exactement. Remarquez que nous ne décidons pas de la nature du langage, nous ne faisons qu'exprimer son essence au moyen de règles grammaticales qui ne sont pas sensées décrire le langage d'un point de vue extérieur à lui.

K. Comment peut-on suivre de telles règles?

W. Il peut y avoir bien des manières de suivre une règle, quantité de comportements différents et même opposés peuvent se rattacher à l'expression "suivre une règle".

K. C'est là l'aspect formel de toute expression linguistique, qui ne consiste pas pour une proposition à être limitée à une seule forme, puisqu'il permet au multiple de s'incarner en elle.

W. Vous parlez le langage d'une autre époque que la mienne mais je vous suis: là où vos jugements abandonnent la quête de la chose en soi au profit de la description des phénomènes, votre pensée se trouve parfaitement compatible avec la mienne concernant la multiplicité des usages possibles d'une expression. Mais remarquez que je considère en outre qu'il y a d'innombrables catégories de propositions (96) et non pas seulement quelques-unes, qu'on pourrait répertorier dans une table des jugements.

K. Ici comme souvent, vous évoluez plutôt dans le champ que je réservais à la Critique de la faculté de juger, que dans celui de la Critique de la raison pure. On peut évoquer la multiplicité indéfinie des jeux de langage, la finalité sans fin du langage lui-même... je me questionne sur l'originalité de votre "logique transcendantale" (je veux parler de la "grammaire philosophique").

W. Je ne risquerai pas une définition. On peut tenter de préciser ce que j'entends par "grammaire" dans le langage de votre système. D'abord, la grammaire est autonome tout comme la logique transcendantale est indépendante de l'esthétique transcendantale, en dépit d'un certain "engagement ontologique" à son endroit. L'autonomie de la grammaire tient à ce qu'elle n'est redevable d'aucune réalité (97). D'un autre côté, la grammaire n'a pas d'autre but que le langage lui-même, ce qui implique qu'elle n'est pas "désintéressée" (comme la Critique du jugement) ou "objective" (comme la Critique de la raison pure). Si le langage est objectif, alors elle est objective, mais que peut bien signifier cette déclaration? Ne limitant pas ma recherche au phénomène de la connaissance, le concept d'objectivité n'a pas à l'intérieur de ma grammaire l'importance qu'il a dans votre logique transcendantale.

K. Bien que ce ne soit pas la connaissance qui vous intéresse mais le langage dites-vous, n'en avez-vous pas moins besoin de vous situer à un niveau normatif? Là où les jugements de ma logique prétendent être objectifs, vos propositions grammaticales n'ont-elles pas le statut de règles?

W. Je ne m'intéresse pas tant au statut de la règle qu'à la manière dont nous suivons des règles à l'intérieur de nos jeux de langage.

K. Diriez-vous que nous suivons une règle a priori comme nous en suivons une autre qui est énoncée a posteriori?

W. Je dirais plutôt qu'on ne peut pas "suivre" une règle a priori: il y a là une contradiction dans les termes, comme pour l'expression de "jugement synthétique a priori".

K. Ce dont je ne peux vous convaincre en passant par le versant objectif habituel, permettez-moi de tenter de vous l'exposer en passant par le versant transcendantal.

W. Je vous en prie.

K. La distinction entre phénomènes et choses en soi est le point de départ. Si elle est valable, alors la connaissance synthétique a priori est possible. À partir de là, on peut rassembler toute l'expérience sous quelques principes qui, sans être des dogmes, sont de véritables règles pour l'expérience possible.

W. Qu'est-ce que suivre une règle comme le concept de causalité révisé, par exemple?

K. La loi de causalité limitée par le concept d'expérience possible est un enchaînement de phénomènes. Suivre cette loi, c'est simplement suivre le cours de l'expérience. Pour parler le langage du Tractatus, "tout ce qui arrive" est suivi de quelque chose. Et si vous me demandez pour quel motif je tiens ici à parler de "causalité" plutôt que de simple "successivité", je vous répondrai que c'est pour satisfaire à l'exigence d'unité nécessaire de la pensée. Autrement dit, je cherche ce qui dans l'expérience possible vous diriez: dans nos jeux de langage peut représenter le concept d'une cause inéluctablement suivie d'un effet déterminé. Si vous voulez, j'ai recours à une ruse de la raison pour donner à la pensée une image de ce qu'elle demande.

W. Tromper la pensée n'est-il pas vous tromper vous-même?

K. Il ne s'agit pas de tromper la pensée mais de changer la manière de penser. Vous dites que pour obtenir une certaine relativité par rapport à nos schèmes de pensée, rien ne vaut s'imaginer des jeux de langage d'où ces schèmes se trouvent absents (98). Considérez donc mon "hypothèse transcendantale" comme un tel jeu de langage: lorsque les membres de ma tribu "connaissent", ils acceptent l'aspect phénoménal de la chose connue et le soumettent aux règles qu'ils se sont librement données (du moins on le suppose); et ils rejettent son aspect de chose en soi comme simple apparence (Schein). Admettez-vous que l'on puisse voir les choses telles qu'elles sont, ou au contraire se les représenter?

W. Je peux facilement donner un sens à cette opposition.

K. Au lieu de juger que les choses que nous voyons, manipulons ou produisons sont les vraies choses, et les choses que nous nous représentons, de simples images, les membres de ma tribu ont décrété que nous ne connaissons des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes. Si vous voulez, considérez que c'est là une règle qu'ils se sont donnée à eux-mêmes. Ne vous dites pas que c'est à seule fin de justifier la connaissance synthétique a priori qu'ils l'ont fait, car ce serait là une confirmation postérieure, taillée sur mesure. Dites-vous seulement qu'on a affaire à une forme de vie différente de la nôtre. Prenons un exemple de la vie quotidienne de ces "gens". Un homme va au marché pour acheter de quoi nourrir sa famille. Il peut accepter de la nourriture pour de l'argent, mais il reste conscient que les deux phénomènes sont liés seulement à l'intérieur d'une expérience possible: l'argent n'a en soi rien à voir avec la nourriture! Mon idéalisme est un relativisme.

W. Ce qui ne vous empêche pas de rester conventionnaliste à l'égard des règles.

K. Suis-je conventionnaliste?

W. Votre homme ne suit-il pas la règle consistant à se rendre dans un lieu public et à y échanger une forme de monnaie contre des fruits, etc., aveuglément?

K. Au contraire, il fait preuve de lucidité en n'y voyant rien de plus qu'une règle que les hommes ont adoptée, à un moment de leur histoire.

W. Ne suit-il pas la règle exactement comme le ferait un autre qui n'aurait pas eu accès à ce savoir?

K. Ce qui le distingue est qu'il se contente de suivre la règle sans en inférer, par exemple, la réalité en soi de l'argent. Qu'il doive se soumettre à une règle (par exemple celle de l'échange d'argent contre la nourriture), ou qu'il se la donne à lui-même (comme c'est le cas de sa règle d'or: "nous ne connaissons des choses que ce que nous y mettons nous-mêmes"), il a toujours devant lui une règle de l'expérience possible.

W. Je reviens à mon épithète de "conventionnaliste", à laquelle j'ajouterai celle de "nominaliste". Non que je tienne à ces étiquettes. Je voudrais simplement vous faire remarquer que la plus subtile des théories la vôtre est encore une théorie.

K. Je me serais plutôt attendu à ce que vous me reprochiez, comme tant d'autres, d'avoir assis ma théorie sur une morale.

W. D'une certaine manière, je suis encore plus fautif que vous sur le plan de l'unité de la théorie et de la pratique. Car j'ai cru en l'existence de tautologies, puis de propositions grammaticales, qui ne devaient rien à la pratique quotidienne du jeu. Elles n'étaient "redevables d'aucune réalité", pour employer mon jargon.

K. Ce que vous appelez la "pratique quotidienne du jeu" n'est-il pas de l'ordre de l'expérience?

W. Mais est-ce que je suis continuellement en train de faire une expérience?

K. L'expérience possible n'est pas une expérience réelle du type de celles que vous récusez. Ainsi, elle n'"accompagne" pas ma pratique quotidienne dans le but de lui "conférer un sens".

W. Qu'est-ce que l'expérience possible, en dehors de l'expérience réelle?

K. L'expérience possible est uniquement une modalité de l'expérience réelle. En ce sens, j'accepte votre énoncé selon lequel les propositions grammaticales je dirais "transcendantales" ne sont redevables d'aucune réalité.

W. Comment va-t-on distinguer la proposition grammaticale du non-sens?

K. Le jugement transcendantal et l'énoncé grammatical ne sont-ils pas engagés a priori, qui à l'endroit de l'expérience et qui à l'endroit des jeux de langage?

W. En présupposant la validité a priori de ces jugements, ne chercheriez-vous pas finalement à fonder la logique?

K. Je ne "fonde" la logique ni dans la Critique de la raison pure, ni dans mon manuel de logique inspiré de Meier. La logique transcendantale n'est pas une construction s'ajoutant à la logique générale (une métalogique), mais il y a là un autre usage du mot "logique" que celui auquel la tradition nous a accoutumés. Je ne me dissimule pas la difficulté d'introduire un nouvel usage. Ce qui distingue la logique transcendantale de la logique générale, à mes yeux, est de ne pas faire abstraction du contenu a priori de la connaissance.

W. N'allez pas me prêcher la vertu des "formes logiques", comme le faisait Russell!

K. L'intuition pure est ce qui constitue a priori le contenu de la connaissance.

W. Ainsi, vous préférez la chimère des phénoménologues à celle des logiciens.

K. Je préférerais éviter d'appeler "chimère" tout ce qui n'est pas d'ordre empirique. D'ailleurs, les phénoménologues n'ont-ils pas préconisé un "retour aux choses"?

W. C'est là un mot d'ordre qui a été suivi des façons les plus diverses. Le problème n'est-il pas que certains qu'ils se qualifient de philosophes, de logiciens ou comme ils voudront tentent d'imposer un usage aux dépens de tous les autres qui sont possibles en même temps que lui?

K. Est-ce que votre remarque grammaticale prétend imposer un nouvel usage? Elle ne fait que décrire celui qui est déjà là. Quand au jugement synthétique a priori, il n'est rien de plus qu'une règle pour l'expérience possible.

W. Vous tentez de donner un sens aux dénominations de "jugement synthétique a priori" et de "proposition grammaticale". Ce qui vous amène inévitablement à parler d'expérience possible et d'usage dans le contexte des jeux de langage. D'aucuns pourraient détecter là une confusion conceptuelle. Plutôt que de chercher à justifier nos jugements respectifs en soutenant qu'ils sont en règle par rapport à l'expérience et à l'usage, ne vaudrait-il pas mieux se demander si l'expérience et les jeux de langage ont besoin de nos énoncés?

K. Tout dépend de ce que vous entendez par "besoin". J'ai fourni dans la Critique plusieurs "preuves" à l'effet que la validité des principes de l'entendement pur est présupposée à l'intérieur de l'expérience. Naturellement, ces preuves valent ce qu'elles valent, mais il ne faut pas oublier que leur but était de démontrer que l'objet de l'expérience coïncide avec celui des principes de l'entendement pur.

W. Mais encore une fois, pourquoi l'expérience devrait-elle en passer par les jugements synthétiques a priori?

K. Nous oscillons sans cesse entre un concept formel et un concept matériel de l'expérience.

W. Ne pourrions-nous faire l'économie complète de ce concept d'expérience?

K. Sans l'expérience, il n'y aurait pas non plus le "moi" puisque celui-ci n'est qu'un simple phénomène.

W. N'est-ce pas encore lui pourtant qui sous le nom d'unité synthétique de l'aperception pure, prétend régenter tout le champ de l'expérience?

K. Uniquement celui de l'expérience possible pour nous.

W. Ses jugements ne sont donc pas absolument nécessaires et universels?

K. Ils ne le sont pas, si vous prenez ces qualificatifs dans leur sens étroit et dogmatique. Puisqu'il vous gêne, oubliez le caractère a priori des jugements de l'entendement pur. Ne faites qu'envisager pour lui la possibilité de jugements synthétiques. Et si l'existence de l'entendement pur vous paraît douteuse, ne retenez qu'une instance de jugement. Car il faut bien, je suppose, que quelqu'un (ce peut être un groupe) exerce le jugement?

W. C'est là une remarque grammaticale. L'erreur serait de prendre cet énoncé pour une proposition transcendantale, "une proposition rendant possible l'expérience elle-même".

K. Alors quel est le sens de votre affirmation selon laquelle l'essence s'exprime par la grammaire? Qu'est-ce que la vérité?

W. Dans tout ceci, vous exigez de vous-même une conscience et une lucidité qui ne sont pas données à un homme ordinaire.

K. Pourtant, lorsque je cherche à introduire l'intuition dans le débat conceptuel, vous me renvoyez à des "chimères". L'intuition est pourtant un simple trait de la finitude humaine: nous avons besoin d'être affectés par les choses pour les connaître. Et si le temps était l'intuition pure?

W. Faites-vous une supposition?

K. Selon vous, les suppositions, hypothèses et explications n'ont pas leur place en philosophie. Je crois comprendre que vous encouragez ainsi un type de philosophie intemporelle que vous récusez par ailleurs; chez vous, la main droite ne sait pas toujours ce que fait la main gauche.

W. Si une pensée s'exprime de façon contradictoire, ses deux versants opposés peuvent nous apprendre quelque chose de différent. Que je qualifie mes propositions de "non-sens", cela peut ennuyer ceux qui voient toute leur tâche dans le décryptage de tels énoncés. D'un autre côté, vous pouvez y découvrir le désir que j'ai de voir s'exprimer une part de la détresse humaine; car c'est uniquement lorsque nous est retirée la possibilité d'atteindre nos fins pratiques les plus élevées que nous adoptons l'attitude juste à leur égard en ne les considérant plus ni comme acquises, ni comme inaccessibles.

K. Et si la finitude humaine était justement ce qui rend possibles les jugements synthétiques a priori?

W. Vous pouvez comprendre que je m'attaque au même problème que vous, sans retenir la solution subjective-transcendantale. Plus exactement, je crains que la solution du problème des jugements synthétiques a priori ne serve qu'à occulter le problème.

K. Je comprends vos scrupules. J'ai craint moi aussi, un moment, qu'il n'arrive à "la solution du problème de Hume" ce qui était advenu au problème lui-même, à savoir qu'on ne l'oublie (99).

W. Le problème des jugements synthétiques a priori semble pointer directement vers ce que vous et Heidegger appelez notre finitude.

K. Les dernières propositions du Tractatus, que l'on dit "mystiques", ne concernent-elles pas aussi cette question?

W. Les diriez-vous synthétiques a priori?

K. Permettez-moi de rappeler qu'à mon avis, la philosophie pure compte peu de connaissances synthétiques a priori, bien qu'elle soit assez riche en propositions analytiques. (100) Bien que vous ayez tenu à écrire les dernières propositions du Tractatus, on n'aurait pu attendre de vous une oeuvre d'inspiration morale ou même esthétique. C'est là ce qui distingue le philosophe des autres penseurs: il n'est pas celui qui produit beaucoup de jugements synthétiques; par contre, je ne crois pas qu'il s'en trouve un seul qui n'ait jamais tenté de produire un ou plusieurs jugements synthétiques a priori.

W. Les livres de M. Heidegger ne regorgent-ils pas de prétendus jugements synthétiques a priori?

K. En dernière analyse, seul le contexte peut nous dire si tel ou tel jugement est synthétique a priori. Si vous les considérez hors de tout contexte ce qui est dogmatique nombre de propositions de Heidegger vont vous apparaître synthétiques a priori, du moins quant à l'intention. Toutefois, si vous les replacez à l'intérieur du cheminement de leur auteur, il s'agit souvent de simples jugements analytiques.

W. Comment obtient-on un jugement analytique en philosophie, sinon par l'analyse? Celle-ci n'est-elle pas également la seule méthode que vous préconisiez en philosophie?

K. Ce que j'ai appelé "la révolution copernicienne en philosophie" n'a pas été rendu possible uniquement par l'analyse des propositions. Et j'estime que le tournant linguistique que vous opérez, s'il vous amène naturellement à faire porter l'accent sur les jugements analytiques de la grammaire philosophique, n'en a pas moins pour origine un jugement synthétique a priori.

W. Vous dites bien un "jugement" et non pas une "expérience".

K. En effet, et je reste conscient que pour vous, un jugement n'est pas qu'une proposition destinée à être analysée hors de tout contexte.

W. Le jugement synthétique a priori qui se trouve à la base du langage, s'il en est, n'est pas celui d'un seul homme et il n'est pas celui d'une conscience humaine plus large.

K. Accepteriez-vous que l'on décrive le jugement comme le langage en tant qu'il est impliqué dans les actions les plus diverses?

W. Votre "description" a l'avantage de ne pas opposer les mots aux choses (ou aux actions). Toutefois, ne dissimule-t-elle pas une tentative d'explication? Vous pouvez décrire des jeux de langage de manière à montrer ou de manière à ce qu'un oeil exercé voit ce que votre proposition ci-dessus essaie de dire. Mais quelle garantie avez-vous que cette proposition soit un "jugement" au sens que vous cherchez à introduire?

K. Récusez-vous toute proposition complètement généralisée?

W. Est-ce que je la récuse? Est-ce que l'équation mathématique est complètement généralisée et surtout, quel usage pouvons-nous faire de cette caractérisation des mathématiques?

K. Certes, j'ai d'abord introduit cette notion de jugement synthétique a priori dans le contexte de la critique de la métaphysique. Voyez-vous, c'est un fait que la métaphysique prétendait énoncer des propositions portant sur le monde, la liberté, l'âme, sans qu'on sache trop comment elle s'y prenait pour atteindre un tel niveau de généralité et surtout, sans qu'elle-même se questionnât à ce sujet. Mon propos requérant toute la généralité possible, c'est à la raison pure que j'en ai appelé pour résoudre cette question et non pas aux systèmes.

W. Ne vous placiez-vous pas de la sorte à un niveau de généralité égal à celui de la métaphysique?

K. Permettez-moi de faire une mise au point. Premièrement, je n'anticipais pas la défaite complète de toute métaphysique future (celle du passé ayant pu étaler sa présomption uniquement parce que nombreux étaient ceux qui y trouvaient leur intérêt personnel, et plus nombreux encore ceux qui ne s'en souciaient point), mais je voulais bien croire qu'elle serait encore possible comme science. Comment? Deuxièmement, je considérais que toutes les sciences avaient intérêt à ce que cette question soit posée et dans la mesure du possible, résolue. En effet, ce n'est pas tant la philosophie que la raison qui s'exerce dans ces activités de discrimination du jugement analytique d'avec le jugement synthétique et de mise au jour de jugements synthétiques a priori dans des propositions que l'on se contentait jusqu'alors de considérer comme des évidences ou des vérités en soi. Par la découverte qu'elle n'est pas seule à pouvoir énoncer des jugements où ce qui est dit dépasse le contenu du sujet, la philosophie s'affranchit de l'obligation de revendiquer pour elle-même un type de propositions qui n'auraient aucun autre usage connu. D'un autre côté, il est d'autant plus urgent, si l'on peut dire, de répondre à la question de la possibilité des jugements synthétiques a priori que même les sciences reconnues sont fondées sur de tels jugements.

W. Considérez-vous que vous avez montré hors de tout doute raisonnable que les jugements synthétiques a priori étaient possibles?

K. Je vous répondrai que oui, en mettant l'accent sur le mot "possibles".

W. Qu'entendez-vous par "raison"? Une faculté, des pouvoirs?

K. Heidegger vous dirait que je n'entends, au fond, que le principe de raison (101). Il n'a pas tort si on pense que la raison est, selon moi, l'instance par rapport à laquelle tout doit être jugé. D'ailleurs, le langage n'adopte-t-il pas chez vous la place que la raison a dans mon "système", si on peut appeler ainsi l'ensemble des trois Critiques?

W. Le langage est comparable à la raison en ceci: ce qui ne peut se dire ne peut non plus se penser; il est comparable à l'intuition pure en ce qu'il est seul, dans mon "système", à pouvoir fournir un sens à cette expression.

K. Ce sont là des rapprochements que d'aucuns jugeraient osés.

W. Il ne s'agit que de "ressemblances de famille": à l'intérieur d'une famille, la ressemblance la plus forte n'exclut pas, souvent, les différences radicales. Ainsi, comme je l'ai déjà souligné, "langage" et "pensée", bien que proches par la grammaire de surface, sont étrangers l'un à l'autre dans leur grammaire profonde. Je n'irais donc pas jusqu'à soumettre les jeux de langage au tribunal de la raison, malgré la légitimité du rapprochement des notions de raison chez Kant et de langage chez Wittgenstein. Si j'avais eu à faire face à un problème aussi sérieux que celui de la possibilité des jugements synthétiques a priori l'a été pour vous, il est probable que j'aurais laissé le langage prendre soin de lui-même.

K. Voulez-vous dire que vous auriez laissé faire?

W. Non! Mais plutôt que de me demander comment les jugements synthétiques a priori sont possibles absolument parlant, j'aurais: i) cherché à inventorier les usages possibles de la notion de "jugement synthétique a priori" (allait-il simplement s'agir de reconnaître les jugements synthétiques a priori authentiques par opposition à ceux qui ne le sont pas? désirait-on, comme cela est probable, pouvoir produire de nouveaux jugements synthétiques a priori? dans quelle mesure ceux-ci auraient-ils un usage réel à l'intérieur de nos jeux de langage, etc.); ii) examiné les exemples de jugements synthétiques avérés, non pas pour les analyser mais pour voir comment le langage se comporte en cette matière, lorsqu'il est à son affaire.

K. Je ne peux qu'appuyer vos recommandations et regretter qu'elles n'aient pas été mieux suivies dans le travail qui précède. Cependant, cela aurait-il suffi? Le problème qui nous occupe n'exige-t-il pas que l'on remonte jusqu'aux sources a priori de la connaissance?

W. Oubliez la connaissance a priori pour un moment et considérez plutôt le langage dans lequel s'expriment les jugements synthétiques a priori. Un des leitmotive de ma pensée est que ce langage, ni ne peut être justifié, ni n'a besoin de l'être, une fois qu'on a saisi l'importance du rôle qu'il a dans nos vies. Ce rôle ne se réduit pas à "connaître" mais il englobe également "parler", "écouter", "écrire", etc. Toutes ces activités impliquant le langage ont lieu a posteriori. On ne peut donner aucun sens aux expressions "écrire a priori", "écouter a priori". Ces différents concepts participent pourtant de la connaissance et du langage, au même titre que ceux de "proposition" et de "jugement". Il est vrai que cette dernière notion implique déjà quelque chose comme une action.

K. En effet, la notion de jugement synthétique a priori devait non seulement rendre manifeste l'interdépendance de l'intuition et du concept, mais également témoigner de la spontanéité de l'entendement. Or cette spontanéité doit être pure, non divisée.

W. Est-ce à dire qu'elle ne saurait être partagée?

K. Au contraire. En aucune façon la spontanéité pure (que j'associe au concept de liberté), exclut-elle le consensus. Seulement, comme vous savez, l'essentiel n'est pas que les hommes s'accordent dans leurs jugements mais que ceux-ci soient objectifs, de manière à faire face au cas inévitable où les hommes, bien que d'accord entre eux, seraient dans l'erreur.

W. Je vous accorde que celui qui croit à la solidarité à l'intérieur du jugement doit également faire une place à la dissension. Toutefois, ne chercheriez-vous pas à vous prémunir contre l'erreur une fois pour toutes?

K. La tâche de la grammaire philosophique n'est-elle pas de distinguer le sens du non-sens et ne doit-elle pas s'en acquitter a priori?

W. Le fait pour la philosophie de s'acquitter de sa tâche a priori signifie uniquement que ses décisions ne sont pas prises sur la base de l'expérience mais du langage.

K. Le langage n'est pas l'affaire du seul entendement. Ne lui attribuez-vous pas une intuition?

W. Certes. Mais là encore, le fait de la dire a priori, si vous y tenez, signifie uniquement qu'elle est antérieure au jugement et à son objectivité particulière. D'ailleurs, je ne dis pas que cette objectivité est une illusion, je dis uniquement qu'elle a un terme et que ce terme, de deux choses l'une, est constitué par notre pratique ou repose sur un mauvais fondement (qui ne repose lui-même sur rien). Vous avez très bien vu, il me semble, que toute philosophie était en son fond idéaliste et que la connaissance transcendantale était inséparable d'une subjectivité particulière (finie). Cependant, je me demande quelle place peut faire votre système à ce que j'appelle "notre pratique" ou "la manière dont nous agissons".

K. Pour autant que je puis y discerner la présence d'un "nous", votre "philosophie pratique" est parfaitement compatible avec mon système; il suffirait d'exploiter un peu plus que je ne l'ai fait le potentiel d'une anthropologie transcendantale.

W. Même si vous acceptiez de considérer le langage comme l'équivalent de votre "intuition pure", le temps, je ne crois pas que je pourrais jamais être à l'aise dans votre système. Voyez-vous, je ne revendique aucune découverte ni aucune invention. Mon seul désir est que nous revenions à une plus grande simplicité dans les affaires de la pensée et du langage. Une fois que j'ai cessé de me préoccuper des problèmes liés à un "langage idéal", par exemple et vos jugements synthétiques a priori ne sont-ils pas les énoncés d'un tel idiome? mon intérêt pour les énoncés de la logique, des mathématiques, voire de la philosophie ou de la psychologie s'est changé en intérêt pour le langage ordinaire tel qu'il se pratique dans ces secteurs d'activité.

K. Vous ne ferez pourtant jamais d'une proposition des mathématiques une proposition du langage ordinaire.

W. Aussi n'y a-t-il pas à proprement parler de "propositions" ou de "jugements" en mathématiques. On n'y trouve que des règles de transformation.

K. Il me semble pourtant qu'on y juge comme dans n'importe quelle autre discipline de la raison.

W. Ce qui vous paraît caractériser les "disciplines de la raison" est qu'on y énonce des jugements synthétiques a priori. Vous êtes prêt à reconnaître que ceux-ci sont composés de concepts qui, même lorsqu'ils sont purs, doivent être rapportés à l'intuition sensible pour avoir une signification. Cependant, même l'intuition sensible a besoin d'une forme a priori. Vous n'échappez donc pas au modèle d'une exactitude idéale qui, s'il peut conduire à des découvertes et à des inventions dans les différentes sphères "scientifiques", ne peut à la longue qu'occulter ce qu'il y a à montrer en philosophie.

K. Ce "montrer" n'est pourtant pas seulement subjectif, mais il prétend à une certaine objectivité?

W. L'objectivité ne saurait qu'être formelle en philosophie. Ce n'est pas tant, comme on l'a dit souvent, parce que cette discipline n'a pas d'objet comme chaque science qui se respecte en a un (le nombre pour la mathématique, la vie pur la biologie, etc.) car cette attribution d'objets est naïve même du point de vue des sciences instrumentales c'est que la philosophie, à mon sens, finit par n'être ni plus ni moins qu'une critique du langage (102).

K. La critique du langage est-elle rendue inévitable par une situation de crise?

W. Si crise il y a, elle n'atteint pas tant le langage lui-même que ceux qui l'utilisent à tort et à travers.

K. S'agit-il d'interdire qu'on ne formule certaines propositions qui seraient des non-sens?

W. La grammaire philosophique ne saurait se donner pour but d'interdire quoi que ce soit, même le non-sens.

K. Je sais que pour vous, la grammaire n'a pas d'autre but que le langage. D'aucuns s'empresseraient de conclure que vous vous détournez de la théorie de la vérité-correspondance pour embrasser celle de la vérité-consensus. De celle-ci, il n'était guère question à mon époque; quant à la définition de la vérité comme correspondance aux choses, je l'acceptai comme définition nominale de la vérité, d'autant plus que je ne croyais pas accessible une définition "réelle" de la vérité.

W. Il est aisé de rapprocher ce qu'il est convenu d'appeler mon parti-pris pour le langage de votre déni de l'existence des choses en soi. Cependant, ce que vous appelez "phénomène" a-t-il des rapports privilégiés avec autre chose que la connaissance? Je ne vous demande pas de réduire tous les phénomènes au langage, mais langage plus action ne rendent-ils pas caduc votre discours sur la connaissance?

K. Ici, je dois m'avouer prisonnier de la "conception du monde" qui fut la mienne. Le langage ne saurait rendre caduque la connaissance rationnelle. A moins que l'on ne veuille dire que le langage dans lequel la métaphysique rationnelle s'est exprimée a rendu impossible toute connaissance véritable.

W. Nous aurions déjà là un usage de l'expression "critique du langage".

K. En voyez-vous d'autres?

W. La description des jeux de langage fait également partie de la critique du langage. Elle est à la fois son matériau et son expression.

K. La critique du langage a pourtant des propositions privilégiées qui sont les propositions grammaticales?

W. Vous aurez peut-être remarqué que si j'ai volontiers parlé de grammaire et de propositions grammaticales dans mes livres, je n'ai pas cherché à les isoler du langage ou à les rassembler en un système de principes de la grammaire philosophique.

K. Est-ce que décrire un jeu de langage et le critiquer sont une seule et même chose?

W. Pourquoi voudriez-vous que les deux choses soient identiques? Toutes mes descriptions de jeux de langage ne sont pas des allusions voilées à des problèmes de philosophie, qu'elles serviraient à monter en épingle. Si c'était le cas, il eut mieux valu pour moi, le plus souvent, dénoncer directement les conceptions que je désapprouvais. En ne faisant jamais que montrer ce que j'avais à dire, je ne pouvais que m'attirer l'incompréhension. Alors qu'en fait, il m'est arrivé aussi souvent de décrire les jeux de langage dans un esprit de recherche que dans un esprit critique.

K. Vous admettez donc qu'il puisse exister des propositions synthétiques en philosophie?

W. Les propositions synthétiques de la philosophie sont encore des propositions analytiques ou grammaticales.

K. La limite que vous tracez n'est-elle pas trop conservatrice? W. Vous pouvez introduire une distinction analytique/synthétique à l'intérieur des propositions grammaticales. Mais à quoi va-t-elle vous servir?

K. J'aimerais pouvoir dire que lorsque Moore affirme qu'il a deux mains (103), il n'énonce pas un pur non-sens, ce qui serait le cas s'il faisait un jugement analytique en croyant faire un jugement synthétique.

W. La proposition de Moore est un non-sens pertinent. En lui opposant l'absurdité de la proposition niant que j'ai deux mains, je montre qu'il n'utilisait pas la proposition "j'ai deux mains" dans son sens habituel, quoi qu'il en dise.

K. Vous ne soutenez donc pas que la proposition est un non-sens simplement parce qu'elle est employée par Moore s'adressant à un groupe d'universitaires, ou que la proposition ordinaire "j'ai deux mains" se transforme en proposition grammaticale du seul fait qu'elle est énoncée dans un "contexte philosophique" mais, pour employer une distinction populaire, vous diriez que Moore fait mention plutôt qu'usage à strictement parler de la proposition.

W. Lorsque Moore dit: "j'ai deux mains", il prétend: i) savoir ce qu'il dit; ii) dire quelque chose qui serait accepté par tout le monde. En réalité, je ne conteste pas ces affirmations (comme Ayer l'a très bien vu), j'en prends prétexte pour montrer que pas plus qu'il n'y a de signification qui soit attachée à un mot une fois pour toutes, n'y a-t-il pour les phrases de significations qu'elles puissent conserver dans tous les contextes. Comme vous l'avez remarqué, au lieu de dire que Moore profère un non-sens, nous pouvons affirmer qu'il énonce un simple jugement analytique. Et je soutiens le plus souvent que la philosophie ne comporte que des jugements analytiques. Mais il ne faudrait pas en conclure que j'ai estimé que l'individu Moore ne pouvait employer les mots "j'ai deux mains" avec tout leur sens.

K. Chose certaine, il vous arrive d'analyser la proposition "j'ai deux mains" hors de tout contexte, pour décider à partir de critères strictement grammaticaux ce qu'elle peut ou ne peut pas dire. Il me semble qu'à l'intérieur de l'expérience, ce type de proposition fonctionne très bien.

W. Il n'y a pas de "critères grammaticaux". Si la grammaire peut ainsi décider des choses à partir du langage seul, elle ne le fait que pour elle-même. Que la proposition de Moore puisse être un non-sens patent nous enseigne quelque chose au sujet du jeu de langage où elle est jouée. Ici, c'est à l'école de la logique que nous nous mettons. Celle-ci affirme qu'une proposition n'a de sens que si la proposition qui la nie a également un sens. Logiquement, la proposition de Moore est donc un non-sens.

K. Si vous deviez en rester là, je devrais malheureusement abandonner tout espoir de vous voir partager le concept de logique transcendantale.

W. J'ai bien dit que la logique nous fournissait un enseignement, elle qui se limite en apparence à combiner des formes vides de concepts et de propositions. Vous savez déjà que je n'ai nulle philosophie de la logique, des mathématiques, etc., à promouvoir. Par contre, j'estime que la logique du Tractatus ("logique générale"), nous montre quelque chose et que la grammaire nous dit quelles sont les propositions qui ont un sens et lesquelles n'en ont pas.

K. J'aurais tort d'exiger de vous une définition de la logique, mais ne vous arrive-t-il pas d'employer ce mot dans le sens "transcendant" plutôt que "transcendantal"?

W. Toute logique transcendantale a un aspect transcendant. Ce que la logique générale ou syntaxe logique nous montre est indicible; la grammaire est arbitraire.

K. Que vous répondre sinon qu'il me semble que vous créez une situation impossible pour la philosophie?

W. Permettez-moi de vous rapporter quelques mots de mon ami M.C. Drury: ...""Le mot "extérieur" a une signification uniquement à l'intérieur des catégories de l'espace et du temps." C'est là une objection parfaitement logique, les mots "hors de l'espace et du temps" n'ont pas plus de signification que l'admirable expression de Platon, "de l'autre côté du ciel". Maintenant, si quelqu'un soutenait qu'il ne ressent nullement le manque d'un bien absolu ne pouvant nullement être apaisé par aucun objet de ce monde, comment pourrions-nous susciter chez lui un tel désir? Quel droit avez-vous de faire l'assertion psychologique que ce désir se trouve au centre de chaque coeur humain? Pourtant, je crois que Simone Weil a raison lorsqu'elle continue en disant que nous ne devons jamais présupposer qu'un homme, quoi qu'il puisse être, a été privé du pouvoir de donner naissance à ce désir. Mais comment ce désir du bien absolu peut-il être éveillé? Uniquement, je crois, au moyen d'une communication indirecte. Il s'agit de limiter la sphère de "ce qui peut être dit" de manière à engendrer un sentiment de claustrophobie. La dialectique doit se faire à partir de l'intérieur, pour ainsi dire. Il existe une métaphysique latente au fondement de toutes les sciences naturelles ainsi que des expressions du langage quotidien; on doit l'exposer et s'en débarrasser. Dès lors, le "matérialisme vulgaire" et la "théologie vulgaire" s'évanouissent comme des fantômes. Mais cette disparition est douloureuse et provoque une demande éthique." (104) Remarquez la dernière phrase: ..."cette disparition (du matérialisme et du rationalisme communs) crée une demande éthique." Est-ce que la Critique de la raison pure, en décrétant l'impossibilité de la connaissance synthétique des choses en soi, ne cherche pas également à provoquer une demande éthique? Ce n'est pas moi, L. W., qui crée une situation impossible pour la philosophie, c'est la philosophie qui crée une situation impossible pour elle-même, et il semble qu'elle ne puisse faire autrement.

K. Êtes-vous un familier de ces maîtres taoïstes auxquels il valait mieux ne pas demander conseil si on ne voulait pas se faire rappeler ce qu'on savait déjà ou pire, faire rire de soi?

W. Dire seulement ce qui se laisse dire clairement, ne pas négliger l'indicible, surtout lorsqu'il a une dimension mystique. N'accepter aucune compromission avec le non-sens. Ces quelques règles devraient suffire à un étudiant en philosophie. Ce qui les dépasse ne saurait être anticipé sans empiéter sur la liberté qu'a chacun de faire ses propres expériences.

SECTION 4: CONCLUSION

On sait maintenant à quel point les conceptions kantienne et wittgensteinienne du jugement peuvent diverger, au point que le terme "jugement" semble rarement avoir exactement le même sens chez l'un et chez l'autre. Cette situation coutumière en philosophie n'exclut pas les rapprochements à un autre niveau. Ainsi, la sensibilisation de la raison dans l'intuition chez Kant et l'identification de la forme de vie et du langage chez Wittgenstein placent ces deux auteurs sur le même pied. Dans les deux cas, le jugement est fondé sur ce qui le précède anté-prédicativement au lieu de l'être sur ce qui le suit (réalisme). La révolution copernicienne de Kant (qui nous mène des "choses" aux intuitions et aux concepts) et celle de Wittgenstein (des faits aux propositions et de la grammaire aux jeux de langage, on peut considérer que Wittgenstein a critiqué tour à tour l'empirisme logique dans le Tractatus et le rationalisme nominaliste dans les Investigations), ont également pour effet d'asseoir le jugement sur autre chose que le langage, ce qui est encore une manière de le projeter sur la réalité. C'est ainsi que Kant fait du jugement une identité entre sujet et objet, ou que Wittgenstein accorde à la grammaire un caractère conventionnel. En d'autres termes, Kant et Wittgenstein ne saisissent pas le langage à partir de lui-même mais bien à partir de ce qu'il "dit" ou de ce qu'il "montre". Sans vouloir affirmer qu'ils sont les innocentes victimes du "grand miroir" du langage, puisqu'après tout le premier a mis l'accent sur le jugement, alors que le second a réussi à montrer ce que fait le langage, il faut bien dire qu'ils sont restés plus ou moins aveugles au langage, le premier en ce qu'il ne le nommait même pas, le second en ce qu'il l'envisageait de manière pratique à l'exclusion de toute théorie.

On peut accorder à Kant la paternité du mouvement qui a soumis la raison théorique à la raison pratique. Pour lui, il s'agissait essentiellement de limiter la prétention des spéculateurs en tout genre à avoir démontré quelque chose concernant la liberté, l'âme ou l'éternité. En se laïcisant, la direction du vecteur théorie/ praxis ne s'est pas modifiée. Chez Wittgenstein, l'appel à l'action pour fonder la volonté, qui est l'envers de son antinominalisme, ou la suspension du jugement devant la forme de vie, où son mysticisme fait retour, obéissent au primat de la raison pratique. Ainsi, Wittgenstein a beau se situer à l'opposé d'un Kant, il retombe dans la même ornière. Certes, on peut accorder à Wittgenstein d'avoir vu l'ornière et de ne pas s'y être engagé, mais il n'a semble-t-il pas songé à refaire le mouvement de Kant dans le sens inverse, puisqu'il était opposé à lui. C'est ce renversement qu'effectue Jacques Poulain, et ce n'est pas là le seul bouleversement qu'il apporte à l'ordre kantien ou au savant désordre wittgensteinien. Dans le prochain chapitre, nous essaierons de suivre les méandres de sa pensée. L'idée de centrer cette recherche sur le jugement est de lui, même si on a pu retrouver par la suite chez Heidegger des raisons d'appuyer cette direction.

On rencontre chez Poulain une tout autre définition du jugement - comme affirmation - que celles auxquelles on avait fini par s'accoutumer chez Kant (faite sous l'égide de l'unité objective de l'aperception) et chez Wittgenstein (où il n'est plus question que de l'"accord dans le jugement"). Suivant Poulain, le jugement serait une auto-objectivation de soi dans le langage. Il fait ainsi la synthèse entre la conscience de soi dans le temps chez Kant et la démonstration du caractère public de cet "instrument" qu'est le langage par Wittgenstein. L'affirmation de soi a lieu dans les jeux de langage, qui sont aussi le lieu de l'identification aux autres. Mais Kant dit bien qu'une synthèse exige un troisième terme. Poulain trouve son troisième terme chez Gehlen, dont il récupère la pragmatique transcendantale du langage sans négliger les conséquences historiques et politiques de l'ignorance où sont la plupart des hommes du fait brut qu'ils se produisent les uns les autres dans le langage, ce qui ne les empêche aucunement de s'y produire, mais uniquement comme effets du grand miroir commun.

notes du chapitre III

1) Voir G.P. Baker & P.M.S. Hacker, Wittgenstein. Rules, Grammar and Necessity, op. cit., p. 15 et suivantes.
2) S.A. Kripke a développé dans Wittgenstein on Rules and Private Language. An Elementary Exposition, Harvard University Press, Cambridge, Massachusetts, 1982, une thèse qui fait porter à Wittgenstein tout le poids de l'"argument sceptique" esquissé dans Philosophische Untersuchungen, 201.
3) Lorsqu'on dit par ex. qu'à telle occasion, on a "éprouvé une douleur", on ne fait que se l'attribuer comme on l'attribuerait à un autre. On se traite donc soi-même comme un tiers.
4) Voir Philosophische Untersuchungen, 109: "Nous ne pouvons (dürfen) avancer nulle théorie. Il ne doit (darf) rien y avoir d'hypothétique dans nos considérations. Toute explication (Erklärung) doit être écartée et la description seule doit prendre sa place." Comme le souligne C. Chauviré dans son Wittgenstein, pour lui, "le travail philosophique consiste en un agencement approprié des faits de grammaire aboutissant à une Ubersicht ou une übersichtliche Darstellung de notre grammaire " (paru aux Éditions du Seuil, Paris, 1989, p. 204). Il est facile de voir qu'il s'agit encore là d'une manière de montrer plutôt que dire, à moins qu'il ne s'agisse pour Wittgenstein de "dire en montrant".
5) S.A. Kripke, Wittgenstein on Rules and Private Language, p. 55.
6) Philosophische Untersuchungen, 283.
7) Philosophische Untersuchungen, 361.
8) Philosophische Untersuchungen, 66.
9) "Inévitable" n'est pas la même chose que "nécessaire". À l'époque du Tractatus, Wittgenstein stigmatise le métalangage (voir M. Black, A Companion to Wittgenstein's "Tractatus", Cornell University Press, Ithaca, New York, 1964, p. 218). Plus tard, il affirmera que les soi-disant méta-mathématiques sont encore des mathématiques (voir par exemple Wittgenstein und der Wiener Kreis, p. 121, 133, 136).
10) Philosophische Untersuchungen, 599.
11) On ne dira donc plus que la remarque grammaticale fait abstraction de l'usage, comme proposition analytique a priori, même si elle n'est pas limitée à un usage particulier, puisqu'on doit pouvoir examiner une expression dans des contextes variés. Voir chap. II, section 2.2.
12) Tractatus, 5.5563.
13) On peut même se demander si Popper n'a pas fait qu'expliciter une idée de Wittgenstein, en considérant la "falsifiabilité" comme un critère de démarcation. Voir K.R. Popper, The Logic of Scientific Discovery (1959), Hutchinson of London, 1974, p. 40-41.
14) Je ne reprendrai pas l'argument de Kripke, qui est du même type que celui de N. Goodman concernant l'induction. Voir Faits, fictions et prédictions (1954), trad. P. Jacob, Les Éditions de Minuit, Paris, 1984, p. 87 et suivantes. Dans son avant-propos, Putnam souligne que Goodman a démontré que la logique inductive n'est pas formelle au sens de la logique déductive: "La forme d'une inférence, dans le sens de la logique déductive, ne dit rien sur la validité inductive de cette inférence" (p. 9).
15) S.A. Kripke, Wittgenstein on Rules and Private Language, op. cit., p. 21.
16) S.A. Kripke, Wittgenstein on Rules..., p. 56. 17) Philosophische Untersuchungen, 289.
18) Tracratus, 6.4.
19) Bemerkungen über die Grundlagen der Psychologie, I, 487. 20) Cette traduction est plus littérale.
21) Wittgenstein und der Wiener Kreis, p. 87-88. Dans "Theories of Meaning", C. Taylor attribue cette conception à Frege. Voir Human Agency and Language, in Philosophical Papers, vol. 1, Cambridge University Press, 1985, p. 252 et 256.
22) En d'autres termes, Wittgenstein ne nous présente pas un cas où ce qui se passe dans la tête du soldat apparaît comme secondaire, mais plutôt comme primordial. Sans vouloir généraliser, il s'agit là d'un trait distinctif de la méthode de Wittgenstein, que de présenter la position qu'il veut éliminer dans une des seules situations où elle peut avoir un sens.
23) Philosophische Untersuchungen, II, xi, p. 222; trad franç., p. 354.
24) Philosophische Untersuchungen, p. 223; trad. franç., p. 356.
25) Voir J. Poulain, "Peut-on guérir de la politique? ", op. cit., p. 526. 26) Wittgenstein und der Wiener Kreis, p. 87-88.
27) L. Wittgenstein, Vermischte Bemerkungen, p. 44-45; édition bilingue, p. 30.
28) Ak. 111, 203; A 238 B 297; CRP, p. 217. 29) Voir Philosophische Untersuchungen, 217.
30) "Tu dois dire quelque chose de nouveau, et pourtant tout à fait ancien. Sans doute même ne dois-tu dire que quelque chose d'ancien - mais pourtant nouveau!" (Vermischte Bemerkungen, p. 81; édition bilingue, p. 52).
31) Philosophische Untersuchungen, II, iii, p. 177; trad. franç., p. 312.
32) Vermischte Bemerkungen, p. 76; édition bilingue, p. 49.
33) Philosophische Untersuchungen, 311.
34) Tractatus, 2.1.
35) Par ex.: "On imagine volontiers que nous avons en mémoire une sorte de tableau des couleurs qui est comparé avec les couleurs vues actuellement. Nous imaginons que ce qui se passe est une sorte de comparaison. Mais il n'en va pas ainsi" (Wittgenstein und der Wiener Kreis, p. 87).
36) Wittgenstein und der Wiener Kreis, p. 64 et Philosophische Bernerkungen, p.317.
37) Philosophische Untersuchungen, Il, xi, p. 206; trad. franç., p. 339 et Letzte Bemerkungen über die Philosophie der Psychologie, I, 456.
38) Voir Philosophische Untersuchungen, 107.
39) Philosophische Untersuchungen, 108.
40) J. Poulain, "La possibilité des propositions ontologiques dans le Tractatus logico-philosophicus", in Les études philosophiques, octobre-décembre 1973, p. 543, note 1.
41) Voir Tractatus, 6.233.
42) Pour un examen approfondi des différences qui séparent Wittgenstein de Kant, voir S. Fromm, Wittgensteins Erkenntnisspiele contra Kants Erkenntnislehre, K. Alber, Freiburg/München, 1979.
43) Philosophische Untersuchungen, 241.
44) Philosophische Untersuchungen, 242.
45) Philosophische Untersuchungen, 371.
46) Philosophische Untersuchungen, 497.
47) Philosophische Untersuchungen, 241.
48) L'expression "formes de vie" apparait cinq fois dans les Investigations, alors que Wittgenstein emploie celle de "jeu de langage" quatre-vingt-dix-huit fois.
49) Voir section 2.1.
50) O.K. Bouwsma, Wittgenstein. Conversations 1949-1951, éditées par J.L. Craft & R.E. Hustwit, Hackett Publishing Company, Indianapolis, 1986.
51) Philosophische Untersuchungen, 654.
52) Voir Über Gewissheit, 358-359.
53) Philosophische Untersuchungen, II, xi, p. 226; trad. franç., p. 359.
54) Über Gewissheit, 253.
55) Philosophische Untersuchungen, 149.
56) Über Gewissheit, 319.
57) Voir Tractatus, 4.002.
58) Philosophische Untersuchungen, 415.
59) Bouveresse pourrait remettre en question cette position en affirmant que les propositions grammaticales sont au contraire constitutives, et elles le sont effectivement si on prend un exemple comme celui des couleurs primaires, qui n'existent pas réellement (en soi) pour Wittgenstein. Les règles grammaticales seraient donc constitutives et non régulatives; mais elles n'en restent pas moins des "règles" et non des "principes" ou des "fondements".
60) S. Fromm soutient que la critique wittgensteinienne de la définition ostensive peut également s'appliquer à l'intuition kantienne, dans la mesure où celle-ci prétend être constitutive. Pour Fromm, l'exemple de la définition du cercle examiné par Wittgenstein dans Philosophische Untersuchungen, 34, montre qu'il ne croit pas que l'objet de la perception puisse être donné de manière immédiate indépendamment du jeu de langage: "les intuitions possèdent elles-mêmes le caractère d'un jeu de langage (...) ce qui est intuition a priori pour Kant serait pour Wittgenstein une proposition grammaticale." Wittgenstein Erkenntnisspiele contra Kant Erkenntnislehre, op. cit., p. 163).
61) N'ayant pas plus de justification "intérieure" qu'"extérieure", les énoncés de la grammaire sont dits "arbitraires". On montre ainsi que ces énoncés sont tout à fait différents de ceux auxquels on peut attribuer une justification quelconque (même si c'est uniquement à l'intérieur du jeu de langage que nous le faisons).
62) La philosophie grammaticale de Wittgenstein n'est pas à la source de cette orientation mais elle en découle: ce n'est pas parce que Wittgenstein ne croit plus qu'aux jeux de langage qu'il rejette la recherche de la vérité au sens de Russell; c'est parce qu'il remet en cause le type d'orientation qui était celui de Russell qu'il cherche à en adopter une autre. Mais la nouvelle orientation ne se veut pas du même genre que celle qu'elle rejette.
63) Philosophische Untersuchungen, 497.
64) Philosophische Untersuchungen, 133.
65) Philosophische Untersuchungen, 197 et Bemerkungen über die Grundlagen der Mathematik, p. 189.
66) Voir Tracratus, 4.0312.
67) Voir Philosophische Untersuchungen, 217.
68) Philosophische Untersuchungen, 217.
69) Le jugement réflexif de la première Critique présente des ressemblances de famille avec le jugement réfléchissant de la troisième Critique, qui est dans la situation où le particulier étant donné, la faculté de juger doit trouver l'universel ou le concept. Ak. V, 179; Critique de la faculté de juger, p. 28.
70) Ak. 111, 220; A 270 B 326; CRP, p. 237.
71) Philosophische Untersuchungen, 654.
72) Philosophische Untersuchungen, 190.
73) Über Gewissheit, 475.
74) On sait que c'est là le titre que Wittgenstein avait choisi de donner à l'ouvrage qui a finalement pris le nom Tractarus logico-philosophicus, à la suggestion de Moore.
75) Philosophische Untersuchungen, 615.
76) J. Bouveresse, Le mythe de l'intériorité. Expérience, signification et langage privé chez Wittgenstein, Les Éditions de Minuit, Paris, 1976, p. 223.
77)
Über Gewissheit, 501.
78) Philosophische Untersuchungen, 219.
79) Ludwig Wittgenstein und der Wiener Kreis, p. 67-68.
80) R. Rhees, Wittgenstein's Notes for Lectures on "Private Experience" and "Sense Data", édition bilingue, p. 22.
81) A. Ambrose, Wittgensrein's Lecture (1930-1932), p. 82.
82) Über Gewissheit, 501.
83) Philosophische Untersuchungen, II, xi, p. 224; trad. franç., p. 357.
84) Si on excepte la définition nominale du début des Investigations, par. 7.
85) Voir S.A. Kripke, Wittgenstein on Rules and Private Language, p. 8-9. Kripke imagine une fonction "quus" pour laquelle il est vrai que "68 + 57 = 5". On pourrait objecter à l'auteur qu'il ne peut définir "quus" qu'à partir de "plus", mais comme je n'ai eu affaire dans le passé qu'à un nombre fini d'instances de la fonction plus, rien n'interdit de penser que la prochaine instance qui se présentera ne relèvera pas de la fonction "quus" plutôt que "plus".
86) Notebooks, 15.10.14.
87) Über Gewissheit, 174, 281.
88) Il n'est pas question ici de la distinction faite par Kant entre la méthode synthétique de la Critique de la raison pure et la méthode analytique des Prolégomènes, mais plutôt de sa distinction entre la méthode analytique de la philosophie et la méthode synthétique des mathématiques.
89) Dans la Critique de la raison pure, Kant emploie cette expression dans un sens différent, lui donnant une connotation péjorative: "Une hypothèse transcendantale, dans laquelle une simple idée de la raison servirait à expliquer les choses de la nature, ne serait par conséquent nullement une explication; car ce que l'on ne comprend pas suffisamment par des principes empiriques connus, on chercherait à l'expliquer par quelque chose dont on ne comprend rien du tout. Aussi le principe d'une telle hypothèse ne servirait-il proprement qu'à contenter la raison, et nullement à faire avancer l'usage de l'entendement par rapport aux objets" (Ak. III, 503-504; A 772 B 800; CRP, p. 526).
90) Voir Tractatus, 4.1272.
91) Voir Opus Posthumum. Passage des principes métaphysiques de la science de la nature à la physique, trad. F. Marty, PUF, Paris, 1986.
92) Vermischte Bemerkungen, p. 76; édition bilingue, p. 49.
93) Letze Bemerkungen über die Philosophie der Psychologie, I, 121.
94) Vermischte Bemerkungen, p. 16; édition bilingue, p. 13.
95) Ak. IV, 255; Prolégomènes à toute métaphysique future, p. 8.
96) Philosophische Untersuchungen, 21.
97) Sur l'autonomie de la grammaire, cf. G.P. Baker & P.M.S. Hacher, "Critical Notice on thé Philosophical Grammar ", in Mind, vol. 85, 1976, p. 279.
98) Philosophische Untersuchungen, II, xii, p. 230; trad. franç., p. 362.
99) Ak. IV, 261; Prolégomènes à toute métaphysique future, p. 14.
100) Ak. VIII, 246; Réponse à Eberhard, p. 101-102.
101) M. Heidegger, Le principe de raison [1956], trad. A. Préau, Gallimard, Paris, 1962, p. 167.
102) Tractatus, 4.0031.
103) G.E. Moore, "Proof of an External World" (1939), in Philosophical Papers, Allen & Unwinn, Londres, 1959, p. 146.
104) M.C. Drury, "Some Notes on Conversations with Wittgenstein", in R. Rhees, Ludwig Wittgenstein: Personnal Récollections, B. Blackwell, Oxford, 1981, p. 99.

CHAPITRE IV: LA PHILOSOPHIE DU JUGEMENT DE JACQUES POULAIN

Dans les chapitres précédents, on a étudié le jugement principalement sous son aspect propositionnel. "Jugement" et "proposition" peuvent parfois passer pour des synonymes, mais au moins deux indices donnent à penser que cette réduction est fallacieuse: i) Chez Kant, l'examen des présupposés subjectifs du jugement nous invite à sortir du cercle étroit de la proposition, même s'il faut admettre que pour pouvoir parler de jugements analytiques, de jugements synthétiques et de jugements synthétiques a priori, il faut déjà avoir présupposé le jugement comme proposition. ii) Chez Wittgenstein, la conception pragmatique du jugement qui est esquissée en PU 242 (1) ne doit plus grand chose aux modèles du langage - celui du Tractatus par ex. - qui prennent la proposition pour centre. Mais si le jugement ne se réduit pas à la proposition, quelle sorte d'action est-il donc? Kant le décrit comme un acte de la spontanéité de l'entendement, alors que Wittgenstein s'oriente vers le juger en commun, mais l'un comme l'autre paraissent présupposer le jugement avant même de le décrire. Dans le même sens, Wittgenstein affirme que "nous utilisons des jugements comme principes de l'acte de juger." (2) Ni Kant ni Wittgenstein ne rendent vraiment compte du jugement. En vue de poursuivre l'investigation, on peut conserver les questions de ces deux auteurs ("comment le jugement est-il possible?", "qu'appelle-t-on juger?"), mais on ne saurait plus se limiter à leurs réponses.

SECTION 1: LES CONDITIONS ANTHROPOBIOLOGIQUES DU JUGEMENT

Dans une série d'articles, J. Poulain a exploité l'actualité philosophique de Gehlen pour en tirer une conception pragmatique du langage qui est à la fois transcendantale (puisqu'elle reconnaît l'existence du jugement synthétique a priori) et génétique (décrivant les conditions anthropobiologiques du langage et du jugement). Pour comprendre le langage, il ne suffit pas d'étudier les jeux de langage, mais il faut remonter jusqu'aux conditions qui l'ont rendu possible pour l'espèce humaine. Gehlen accorde beaucoup d'importance à la différence entre l'homme et l'animal (3), alors que Poulain développe une conception du jugement qui semble s'appuyer sur ce qu'il y a de plus primitif voire d'infantile. En ce sens, il reste proche de Wittgenstein, qui disait vouloir concevoir la certitude comme quelque chose d'animal. Poulain et Gehlen remontent jusqu'au babil, qui serait une des premières situations gratifiantes, sur laquelle sera fondé le caractère hédonique du langage et du vrai. Le schéma de base est celui d'une émission qui ne déclenche comme réponse que sa propre réception, qui trouve là toute sa satisfaction. Il existerait une identification au langage et à la communication qui précède même la conscience de parler. Pourtant, si on devait considérer cette identification primitive comme étrangère au langage (comme son "fondement"), on aurait simplement déplacé le problème une fois de plus. Il s'agit donc de la considérer comme ce qu'il y a de plus "théorique", et non pas comme "praxis" précédant une "théorie". Quant au jugement, ce qu'il y a de plus théorique au sens strict (nécessité et objectivité sont les deux traits du jugement dans la première Critique), il serait non pas fondé sur quelque chose de plus primitif, mais il serait ce qu'il y a de plus primitif en l'homme: "Seul l'accord existant entre deux interlocuteurs et produit par l'adhérence de chacun à la vérité de ce qu'il dit et à la vérité de ce que dit le partenaire règle la vérité des connaissances comme elle règle la pertinence des actions." (4)

Les concepts de "vérité", "langage", "jugement", présentent des ressemblances de famille. Kant (dans la troisième Critique (5)) et Wittgenstein ont bien vu que le consensus est une donnée essentielle du jugement, mais comment retrouver la nécessité et l'objectivité de la première Critique et du Tractatus sans renoncer aux acquis de la découverte que le jugement est d'abord et avant tout une activité communicationnelle? La solution serait de dire que ce à quoi on s'identifie, le vrai, est objectivement nécessaire, que le langage et la communication baignent dans la lumière de la vérité. Pourtant, on n'est pas sans ignorer que le passage de l'ère du jugement à celle de la communication a plutôt eu l'effet contraire, transformant les usagers du langage en expérimentateurs mutuels, et transformant la vérité objective en vérité relative. Il convient donc de revenir à l'expérience primordiale de vérité sur laquelle repose le langage, un retour qui ne saurait évidemment prendre d'autre forme que celle de la description d'un jeu de langage.

Chez Poulain, la communication est l'expérience d'une vérité commune: locuteur et allocutaire s'identifient à la vérité de ce qui est dit au moment où cela est dit, "le temps du jugement". Cette identification qui va apparemment de soi remonte aux débuts de l'histoire des individus, "avant le jaillissement du verbe". (6) Les émissions-réceptions phono-auditives sont perçues comme étant immédiatement gratifiantes: ces stimuli ne déclenchent que la réception d'eux-mêmes comme toute réaction, formant ainsi une chaîne auto-suffisante. En matière de langage, le principe de plaisir précède le principe de réalité, et la communication linguistique suit le modèle de la communication tactile, où l'intentionnalité de l'agent accompagne toujours la sensation d'un objet étranger. Les émissions-réceptions phono-auditives ont comme les sensations tactiles un aspect moteur corrélé à un aspect récepteur, ce qui leur permet de se prendre elles-mêmes comme objet. Gehlen semble voir dans cette réflexivité la définition même de l'intelligence, et les mouvements humains, par opposition à ceux des animaux, seraient "intelligents" en vertu de cette structure de réflexivité, qui permet au vivant humain de diriger un mouvement pour le répéter, l'automatiser et le faire sien.

Et pourtant, la particularité du vivant humain est un manque presque total de spécialisation et d'adaptation à l'environnement. Là où l'animal a un environnement (Umwelt), l'homme n'a que les corrélations qu'il établit au moyen du langage, en articulant le toucher à la vision et la vision à l'ouïe. L'avorton humain, cet "embryon de singe parvenu à maturité sexuelle" (7), selon l'expression de Bolk, a survécu parce qu'il a été capable de ramener les impressions multiples qui l'assaillaient du fait de sa non spécialisation à des centres de focalisation, les "choses". Le processus que Gehlen appelle Entlastung (un terme qu'on peut traduire par "décharge", "mise à distance" ou même "libération", "neutralisation") est responsable de l'évolution au terme de laquelle l'homme adulte se trouve à la tête de ces immenses champs symboliques du voir, du parler et du représenter, dans lesquels il se rapporte aux objets de manière variable.

On sait que la caractéristique principale de la parole est d'être doublement donnée: elle est donnée non seulement dans un accomplissement moteur, mais elle est aussi recueillie dans l'écoute, ce qui lui confère le même type de structure réfléchie que le mouvement. L'"accord dans le jugement" dont parle Wittgenstein ne serait pas autre chose qu'un phénomène de communication, comme il le reconnaît lui-même, par lequel le jugement doit non seulement pouvoir être exprimé comme une proposition, mais également pouvoir être reçu par tous ceux qui parlent le même langage. Si la dualité émission-réception est ce qui caractérise le langage, elle doit se retrouver à tous les niveaux, et particulièrement à celui du jugement. Mais Kant n'a-t-il pas entaché la notion de jugement de subjectivisme? Qu'à cela ne tienne: les conditions subjectives du jugement seront celles de sa genèse anthropobiologique, et Kant n'aura pas eu tort de considérer les conditions du jugement comme "subjectives", puisqu'elles ont été provoquées de manière endogène et non pas comme réponse à l'environnement (quand bien même il serait "factuellement" vrai que l'homme n'aurait pas pu survivre autrement dans cet "environnement" qui n'était pas le sien).

Dès lors, comment expliquer le fait que le langage est tourné vers l'extérieur? On ne saurait se contenter de répondre qu'il ne pouvait en être autrement, mais il faut refaire le mouvement par lequel l'homme est rejeté hors de toutes les conditions dites "naturelles" pour être mis sur le chemin d'un développement radicalement nouveau. Une des principales lois de ce développement est l'inversion de la direction des pulsions: au lieu de se diriger vers le but de l'action, l'organisme s'en détourne, ce que Gehlen décrit comme un "comportement théorique", même à un âge où il ne saurait être question de connaissance. Ainsi, il arrive que la douleur éveille l'intelligence; Guernsey donne l'exemple d'un enfant de 11 mois qui s'étant d'abord fait mal en tombant sur la tête, ce qui avait occasionné des pleurs, refait immédiatement après, plusieurs fois, de manière intentionnelle, le mouvement de se frapper la tête (8). Au lieu de fuir la douleur, comme on pourrait s'y attendre, il la recherche pour elle-même. Gehlen tient à souligner que l'action décrite ne vise aucunement la satisfaction d'un besoin immédiat, qu'elle n'est pas "innée" et qu'elle ne constitue pas un "réflexe". Il ne voit pas d'autre manière de décrire ce comportement qu'en le disant "intelligent".

L'inversion de la direction des pulsions ne saurait avoir lieu sans que l'objet de satisfaction "normal" soit mis à distance, neutralisé au profit du plaisir que l'agent prend à sa propre activité (s'il en allait autrement, les jeunes enfants ne pourraient consacrer autant d'énergie à s'exercer aux différents mouvements du corps et de la parole). Or les actes de langage étant des actes qui ne changent apparemment rien, ils peuvent donc devenir "les lieux "d'extases", ersatz de ces extases biologiques naturelles aux animaux "bien formés", suffisants, aux animaux non-humains." (9) L'identification au langage a ainsi deux versants: un versant "intelligent" et un versant primitif, simple "ersatz" d'une satisfaction biologique:

"Ainsi, la façon même dont le rapport d'objectivité se constitue ouvre la voie au comportement magique, et celui-ci doit être affirmé comme une possibilité constitutive, en tant qu'il appartient à l'expérience de langage et de communication, une fois constituée, de rendre possible un comportement-esatz, celui-ci consistant précisément à identifier la figuration de l'action à l'action elle-même." (10)

La "prosopopée verbale" est une énonciation qui "anime" le monde, le fait "vivre" et "parler", sans plus tenir compte de la différence entre l'énonciateur-soleil et le locuteur dans "le soleil brille", par exemple, qu'elle ne distingue le soleil de sa propriété de brillance. La proposition sujet-prédicat "le soleil est brillant" fait cette dernière distinction sans nous mener beaucoup plus loin, puisqu'au lieu de déclencher la perception de brillance, le sujet déclenche maintenant celle du prédicat "est brillant", l'identification à un prédicat d'activité remplaçant celle de l'énonciateur-soleil. Suivant Poulain, la prosopopée verbale n'est "ni connaissable ni reconnaissable comme telle lorsqu'elle s'énonce (...) La "vérité" organique de la corrélation verbale du monde à la proposition et de la proposition au monde se fuit elle-même" (11). Mais dans ce mouvement de fuite en avant, la direction pulsionnelle s'inverse, et la forme de vie qu'est le langage, si elle refuse toutes les "réflexions" et réitérations qu'on peut accomplir en son nom, appelle aussi un "comportement théorique" qui neutralise les effets négatifs de la prosopopée verbale en se fixant à la vérité et en l'adoptant comme unique programme d'action:

"L'expérience de liberté accessible dans le jugement n'est pas celle de pouvoir se détacher à volonté de toutes les représentations de connaissance, d'action et de désir auxquelles on a dû adhérer pour pouvoir les penser; elle est au contraire de reconnaître l'objectivité de celles qu'on a dû penser vraies pour pouvoir les penser et la fausseté de celles qu'on ne peut reconnaître aussi vraies qu'on a dû les penser vraies." (12)

SECTION 2: "PENSER VRAI" ET "JUGER"

Qu'est-ce que la vérité? C'est par cette question, dit Kant, que les anciens tentaient de pousser les logiciens jusque dans leurs derniers retranchements. Le diallèle auquel ils se trouvaient acculés est décrit par les traducteurs de la Critique de la manière suivante: "Il y a diallèle parce que l'esprit prétend se laisser mesurer par le réel, mais établit lui-même cette mesure." (13) Kant "accorde" et "présuppose" la définition nominale de la vérité comme conformité de la connaissance avec son objet (14), mais son affirmation peut surprendre dans le contexte de l'idéalisme transcendantal; celui-ci ne cherche-t-il pas à valider le diallèle en question? On retrouve le même genre d'inversion dans les articles de Poulain: l'objectivité et la vérité y sont présupposées, tout en recevant une nouvelle détermination qui doit précisément "déterminer" ce qui était présupposé. En quoi consiste l'expérience du jugement? Du point de vue anthropobiologique qui reste celui de Poulain, le jugement est un acte d'identification et une expérience de communication, comme tous les mouvements (tactiles, visuels, gustatifs, olfactifs, audio-phoniques) par lesquels le vivant humain se projette dans le réel pour pouvoir le constituer comme réel et s'y retrouver. Ce qui spécifie le jugement, c'est sa soumission à la loi de vérité et son rapport à la définition nominale de la vérité sur cette base: le jugement adhère à la vérité (il "pense vrai") pour pouvoir la constituer comme vérité (et pour pouvoir se dire). Il s'agit bel et bien de "constitution" au sens kantien du terme: Poulain nous fixe à la vérité et à l'expérience du jugement comme il "fixe aux seuls modes de vie et d'action qui rendent la vie humaine possible, en fixant aux seuls jugements qui se reconnaissent aussi vrais qu'ils ont dû être pensés vrais pour pouvoir être pensés." (15)

Nous avons un préjugé favorable à l'endroit du jugement. Comme le remarque Wittgenstein, "nous utilisons des jugements comme principes de l'acte de juger". (16) De prime abord, cette folie du jugement ne présente qu'une autre forme d'animisme. Ne s'y limite-t-on pas à la seule expérience de vérité que l'on s'est fait faire, celle d'une vérité nécessaire (le faux ne se laissant pas "penser" de cette manière), en faisant fi de la polarité essentielle à ce concept? Comme dit Wittgenstein dans le Tractatus, la proposition vraie présuppose la proposition négative et vice versa (17). Toutefois, ce qui s'oppose au "jugement de vérité" n'est pas la proposition négative mais ce qui est faux. Et il serait absurde de croire que le faux doive logiquement se laisser penser en même temps que ce qui est vrai (18). "Penser vrai" est le résultat d'une action, et la proposition contraire à celle qui est affirmée ne saurait se laisser penser en même temps qu'elle, pas plus que le mouvement de tirer ne peut se faire en même temps que celui de pousser. Mais Poulain va plus loin lorsqu'il affirme que le jugement "fixe à lui-même et à l'expérience qu'il objective si et seulement s'il est aussi vrai qu'il a dû se penser l'être pour pouvoir se produire (19). Il fait ainsi de tout jugement un jugement synthétique a priori, comme Kant définissait tout jugement comme un jugement synthétique a priori au § 19 de la deuxième édition de la déduction transcendantale des catégories. Dès lors, "penser vrai" serait-il "juger" au sens kantien du terme? Le cas échéant, on pourrait lui opposer l'argument présumé valable contre toute philosophie de la conscience, à savoir que l'unité objective de l'aperception doit céder à l'unité du consensus locuteur/allocutaire, si le jugement doit pouvoir être non seulement pensé mais communiqué.

Suivant la critique pragmatique (20), l'unité objective de l'aperception ne saurait être qu'une invention de philosophe contemplatif, pour qui l'objectivité consiste à passer d'"il me semble que la pierre est lourde" (simple jugement de perception) à "la pierre est lourde" (jugement de connaissance = "il en est ainsi"). Mais si le diktat "il en est ainsi" est nécessaire et suffisant dans la situation du philosophe des sciences de la nature, le philosophe des sciences humaines ne se tient pour assuré de rien qui n'ait été soumis à l'épreuve du discours argumentatif. Toutefois, en définissant le jugement en terme d'accord, le deuxième est uniquement conséquent, comme le premier l'était en le définissant en terme d'objectivité nécessaire. Ils sont conséquents, mais ils ne pensent pas de manière conséquente, en mettant leur jugement en accord avec ce qu'ils disent (ou pensent (21)). Le jugement scientifique doit se présumer aussi objectif qu'il peut démontrer qu'il l'est: sa démonstration ne souscrit donc pas aux critères d'une démonstration scientifique indépendante; le pragmaticien de la communication pense déjà vraies les conditions idéales qu'il cherche à réaliser: comment le consensus ne serait-il pas indisponible, si on cherche à l'imposer au moyen d'une discussion argumentative rationnelle tout en reconnaissant qu'on doit déjà l'avoir présupposé pour pouvoir discuter?

Dans son écrit "Peut-on guérir de la politique?", Jacques Poulain critique la notion de consensus sans nous laisser croire en l'existence d'une communauté idéale de communication. Derrière ces identifications de masse, on ne trouve que des identifications primitives: "En s'imposant comme consensus avec autrui et avec soi rendu possible par le double engagement argumentatif de tous, les résultats de l'action communicationnelle politique "s'esthétisent": ils s'imposent sans le détour d'un concept comme croyances, désirs ou intentions inconditionnellement valides, éprouvés qu'ils sont comme l'effet d'une auto-affection (collective ou privée) de la pensée par elle-même; ils se donnent ainsi force d'obligation contraignante du seul fait qu'ils soient énoncés au nom de tous." (22) C'est ainsi qu'on "tente de mettre le consensus au pouvoir pour échapper à l'arbitraire des conventions institutionnelles adoptées dans les sociétés archaïques par la conscience du sacré et figées dans des rites légaux qui n'ont jamais été remis en question." (23) Mais c'est peine perdue:

"Est-ce possible? Il est bien évident que non. Cette discussion est en effet présumée mimer le mouvement par lequel chacun lève déjà, dans la vie politique courante, toutes les inhibitions posées sur la satisfaction de besoins réprimés lorsqu'il estime qu'ils le sont à tort ... Cette levée généralisée des inhibitions liées aux règles de conduite est vécue comme la vérité des expérimentateurs tandis que les règles de sens, les règles de perception, les règles de comportement social et technique liées aux sciences et aux institutions du passé apparaissent a priori fausses et invalides." (24)

Au primat de la raison pratique, institué par Kant et jamais remis en question par Habermas, Poulain propose de "substituer celui de la raison théorique, et ce dans le domaine même de la raison pratique, au sein des rapports éthico-politiques" (25). Le jugement qui s'opère dans le consensus n'est pas autre chose qu'un jugement de vérité lorsque locuteur et allocutaire, indifféremment puisque l'avance du locuteur sur l'allocutaire s'efface devant la vérité qui les surplombe tous deux, adhèrent à la vérité de ce qui est dit sans autre garde-fou que cette loi de vérité, la même pour les deux. Certes, on pourrait se demander si dans tout cela, la vérité ne se voit pas accorder un privilège excessif. A quoi sert-il de retirer le pouvoir au consensus, si la vérité doit constituer le "nouveau" tiers? Or Poulain véhicule une notion de "réflexivité" sans laquelle on ne peut compter: la loi de vérité à laquelle il soumet le jugement lui est soumise en toute réciprocité. S'il est vrai, comme il dit, que tout jugement juge de sa propre objectivité, c'est le jugement qui précède la vérité et non l'inverse. La vérité n'est donc pas le tiers, puisque c'est le jugement qui vient en premier; et lui-même ne saurait occuper cette fausse position du tiers (grammaticalement parlant, le jugement ne saurait être une "chose" à laquelle on s'identifie; il est plutôt le mouvement réflexif qui rend possibles tous les autres, "le seul mouvement qui rende la vie humaine possible" (26)).

Poulain a percé le secret de la forme de vie (27) du jugement. Pour pouvoir penser une proposition, si simple soit-elle, je dois la penser vraie, et c'est là ce qu'on appelle juger; si on doit placer le consensus au coeur du jugement, c'est que cette identification au vrai doit avoir lieu, qu'on soit seul(e) ou qu'on soit à plusieurs; et si on peut placer cette loi de vérité à la racine du jugement, c'est qu'il est la seule manière dont elle puisse s'exprimer à travers le langage, car le jugement est tout à la fois un acte de langage et un acte réflexif. Il ne faut jamais perdre de vue le double caractère de projection et de réceptivité du langage. Cette dualité se retrouve au niveau du jugement, non pas dans le fait de pouvoir penser le contraire de ce qui est pensé vrai, mais dans le fait qu'il me faut reconnaître la vérité ou la fausseté de mes propres propositions, comme Wittgenstein l'a fait à la fin du Tractatus. Ce qu'il faut dire n'est pas que ce n'est pas parce que je pense vraie une proposition qu'elle l'est (car je peux me tromper), mais que le jugement est la capacité de reconnaître comme objectives les propositions auxquelles on a dû adhérer pour pouvoir les penser, et comme fausses celles qu'il n'est plus possible de penser vraies. L'expérience du jugement mime le double caractère réceptif et moteur de l'expérience phono-auditive, en agissant de manière uniquement réflexive sur des pensées apparemment déjà constituées. En un sens, le jugement ne fait donc pas autre chose que s'identifier à la vérité de propositions qu'on a dû penser vraies pour pouvoir les penser; cette adhésion qu'on renouvelle n'est pas plus "objective" que celle qu'elle vient renforcer, et la liberté n'est pas de pouvoir à n'importe quel moment mettre fin à l'adhésion qu'on a accordée jusque là à une proposition, mais de reconnaître l'objectivité de la proposition concernée en reconnaissant la nécessité d'y adhérer "aveuglément" pour pouvoir la penser vraie.

Le meilleur exemple de la conception du jugement esquissée ici est Wittgenstein, qui commence le Tractatus en disant que son livre ne contient que des vérités définitives (il remarque au passage combien peu il y a de vérité définitive à recueillir dans ce domaine), puis qui le termine en disant que celui qui comprend ses propositions y reconnaît à la fin des non-sens (28). On peut imaginer que Wittgenstein a commencé par adhérer à la vérité logiciste, puis qu'il s'en est progressivement désintéressé, allant jusqu'à la considérer comme fausse. On a là un jugement, non pas parce qu'il a toujours déjà considéré ses propositions comme pouvant être fausses (s'il en allait autrement, Wittgenstein ne parlerait pas de "vérités définitives" au début du Tractatus), mais parce qu'à deux reprises, il exprime ce qu'il pense être la vérité au sujet de ses propositions. Une objection possible serait que ce que Wittgenstein "pense vrai" est au fond ce qu'il croit, et que les croyances ne peuvent pas prétendre à la validité objective qu'on reconnaît à certains jugements (et non pas à tous). Mais les jugements qu'on cherche ainsi à mettre à l'abri de nos humeurs changeantes sont également ceux auxquels nous nous identifions le plus. Si Gehlen a pu comparer les institutions à un instinct cristallisé, on pourrait considérer les propositions qu'il n'est pas possible de remettre en question (29) comme les lieux de l'identification la plus totale, la plus "aveugle". Comme dit Wittgenstein, "si je ne sais pas cela, comment savoir si mes mots signifient ce que je crois qu'ils signifient?" "Si cela me trompe, qu'est-ce que "tromper" peut bien encore signifier?" (30)

On peut facilement imaginer qu'un aveugle eût été tenu dans l'ignorance totale de son infirmité; il s'y serait tout simplement adapté sans le savoir. Que se passe-t-il si quelqu'un l'informe de sa situation? Sera-t-il complètement désorienté? Pourra-t-il continuer à fonctionner comme il l'a fait jusqu'ici? On peut rapprocher ce "jeu de langage" de la situation décrite en PU 201: "On ne peut dire d'aucune manière de procéder qu'elle est en accord avec la règle, étant donné que toute manière de procéder peut être mise en accord avec la règle." Une fois que quelqu'un est mis au courant de la situation, n'a-t-il d'autre choix que de se mettre à douter de toutes les règles? Le conventionnalisme propose une solution qui ne saurait qu'être provisoire: "Un individu est dit suivre une règle déterminée aussi longtemps que son comportement <et on ne demande rien d'autre> est conforme à ce que les autres membres de la communauté feraient en pareilles circonstances." (31) En d'autres termes, le conventionaliste cesse de comprendre un comportement sitôt que celui-ci dévie de la norme. D'un côté, on a donc le sceptique qui dénonce l'aveuglement de la manière dont on se représente le fait de suivre une règle dans des cas particuliers et de l'autre côté, on a le conventionnaliste pour qui "suivre une règle" est ni plus ni moins qu'"agir en conformité avec les autres". Mais n'est-ce pas justement sa variabilité intrinsèque qui caractérise le concept de règle? C'est cette variabilité extrême qui produit le vertige sceptique, que le conventionnalisme ne parvient à "stabiliser" qu'au prix d'un certain immobilisme. On retrouve le même genre d'opposition stérile entre une "interprétation individuelle" et une "interprétation communautaire" de la règle (32). La première a bien de la peine à se justifier indépendamment de la seconde (étant donné l'impossibilité du langage privé (33)); quant à l'interprétation communautaire radicale, si elle n'est pas aussi absurde que l'interprétation individuelle radicale, elle n'en est pas moins tout aussi inapte à fournir une justification à l'activité de suivre une règle (34). Elle retombe ainsi sur le même plan que l'interprétation individuelle.

La seule chose qu'on ne devrait pas se permettre d'oublier, lorsqu'on débat de ces différentes questions, est qu'elles traitent du rapport entre les sons et les actions. On sait que Wittgenstein récuse toute forme de nominalisation de l'action: les règles ne sont pas plus les noms de conventions qu'elles ne "nominalisent" les états représentatifs des individus. On ne peut jamais sortir du rapport au jeu de langage dans lequel seul une expression a un usage et une signification: "On peut donc bien exhiber les règles des jeux particuliers, tels que les jeux d'échecs, de volley-ball, etc., mais l'explicitation des jeux de langage ne peut être que verbale et ... Vouloir écrire ou dire les règles du sens, les "règles" des "jeux de langage" particuliers, c'est prétendre pouvoir s'abstraire de tout contexte d'action" (35). Si on résume, Wittgenstein soutiendrait: i) qu'on ne peut expliquer les règles que de façon verbale (36) et ii) qu'on ne peut s'abstraire du contexte d'action. Il n'est pas facile de relier l'une à l'autre ces deux positions, pas plus qu'il ne l'est de réconcilier le projet mathésique du Tractatus avec la description des jeux de langage, ou que la philosophie analytique et celle du langage ordinaire, deux courants qui se sont réclamés de Wittgenstein à un moment de leur histoire, peuvent apparaître autrement que "deux modes du philosopher aussi divergents <qu'on peut l'être> quant à leurs procédures d'analyse et leur compréhension de la question du langage". (37)

Selon Poulain, "Wittgenstein n'oublie qu'une chose: que les jeux de langage ne fonctionnent comme formes de vie que s'ils sont reconnus comme tels; ils ne corrèlent les actes d'énonciation aux actions de transformation du monde, de soi ou des autres qu'à la condition que la conscience du sens de l'énonciation y soit corrélée à la conscience des règles d'actions non-verbales correspondantes." (38) Poulain nous propose-t-il une nouvelle interprétation individualiste? Pour lui comme pour Gehlen, la conscience n'est pas ce qui distingue l'homme de l'animal, puisqu'il existe une conscience animale, mais la conscience est au coeur de l'acte de langage. Tout comme la conscience est au coeur de l'application avec laquelle un gymnaste ou un danseur répètent inlassablement les mêmes mouvements complexes (qu'ils ont souvent d'abord décomposés), d'autant plus que le but ultime est une exécution quasi-automatique. Le problème tel que le pose Poulain est celui de corréler sons et actions. La technique qui consiste à faire des sons les noms des actions est à écarter comme impropre; existe-t-il d'autres méthodes? La mystique de l'usage que Wittgenstein développe dans les Recherches Philosophiques ne prétend plus fournir aucune explication. Mais les explications les plus farfelues n'en surgissent pas moins, et le moyen de leur échapper n'est pas de faire silence puisqu'elles parlent "au nom de" Wittgenstein. Le moyen d'échapper aux différentes formes de nominalisme est de reconnaître qu'il existe une identification aux sons comme il existe une identification à l'action.

Tout le monde s'accorde à le reconnaître, dans la pratique, on ne "pense" pas, on n'a pas de "théories", parce qu'on se contente d'agir. Mais le mot "agir" doit lui aussi être mis entre guillemets, en d'autres termes, il existe une identification aux sons comme il existe une identification à l'action. Wittgenstein a vu que le langage est la forme de vie (39) du vivant humain, mais il n'arrive pas à l'"expliquer", il ne peut que "décrire". Idéalement, toutes les énonciations seront donc des "actes de langage", et les seuls énoncés qui n'en sont pas relèveront de la grammaire, dont le but est le même que celui du langage, à savoir l'action, la transformation de soi, du monde et des autres. Wittgenstein se trouve ainsi pris dans un cercle autosuffisant, qui l'oblige à reconnaître le caractère arbitraire des règles grammaticales: celles-ci n'ont aucune autre nécessité que celle que nous leur accordons dans nos jeux de langage, elles sont aussi éloignées que possible d'être des propositions empiriques: s'il n'y a aucun comportement qui ne puisse être mis en accord avec la règle, il n'y en a pas non plus qui lui échappe et comme dit Wittgenstein, on ne peut plus parler d'"accord" ni de "désaccord" (40). Et pourtant, on admet que "suivre une règle" c'est agir en conformité avec elle, la seule chose qu'on nous refuse apparemment c'est la conscience de savoir ce que nous faisons. Or la conscience de suivre une règle est inséparable de la conscience de pouvoir le faire; la seule chose qui soit interdite est de dissocier l'énonciation de la règle de la pratique de cette règle.

Au lieu de faire des mots les noms des actions, Poulain coordonne la conscience du sens des mots dans lesquels on énonce une règle à la conscience d'agir suivant une règle non-verbale. On peut adapter un exemple connu de Wittgenstein. Au lieu d'expliquer de manière conventionnelle le fait que l'élève à qui on enseigne la règle + 2, une fois rendu au nombre 1000, doit continuer en écrivant 1002, 1004, 1006... et non pas 1004, 1008, 1016..., d'essayer de justifier la suite en disant à l'élève qu'il doit seulement se conformer à la manière dont les autres agissent en pareilles circonstances, on tentera plutôt de l'amener à reconnaître comme vraie une manière de procéder, au détriment de toutes les autres qui sont possibles en même temps qu'elle. Selon Poulain, l'identification à la vérité précède l'identification à l'action, laquelle ne peut avoir lieu que sous la "supervision" de la première. Et ce, contrairement aux apparences: en apparence, l'élève commence par "imiter" le maître avant de pouvoir "comprendre" ce qu'il fait. Mais cette imitation est une forme de communication sensori-motrice: en imitant le maître, l'élève fait l'expérience de ses propres possibilités: on pourrait continuer la série comme il le propose, Wittgenstein, Goodman et Kripke s'entendent pour le dire. En fait, l'élève ne fait que reconnaître (ou refuser de reconnaître) que ce que dit le maître est vrai; on ne peut pas forcer quelqu'un à apprendre, celui qu'on oblige à le faire est comme celui qui avoue de force: il consent finalement. Le double rapport de l'élève au maître et à lui-même se montre dans le fait que l'élève ne peut apprendre autrement qu'en imitant le maître, mais à travers cette communication sensible, il prend conscience de lui-même et de sa capacité de penser. Cela dit, pourquoi chacun ne penserait-il pas de son côté? Est-il plus "pratique" de penser comme les autres? Chacun doit reconnaître pour lui-même la vérité d'une certaine manière de poursuive la série. Or cette "vérité" ne peut pas être dite conventionnelle, puisqu'elle est présupposée. C'est ainsi que Apel et Habermas cherchent les "présuppositions pragmatico-transcendantales" de tout discours argumentatif, et s'ils soumettent l'accord à la discussion réelle, pour éviter qu'on ne tente de le justifier de manière monologique, ils n'en admettent pas moins "qu'avec les règles de la discussion nous ne sommes pas simplement en présence de conventions, mais de présuppositions incontournables." (41)

Pour le conventionaliste transcendantal qu'est Wittgenstein, les seules "présuppositions incontournables" qu'il y a appartiennent au langage: "Ce que, apparemment, il doit y avoir fait partie du langage. C'est dans notre jeu un paradigme; quelque chose avec quoi l'on compare. Et cette constatation peut être importante, elle n'en demeure pas moins une constatation concernant notre jeu de langage - notre mode de présentation." (42) Wittgenstein ne se contente pas de donner la première place au langage, il en tire les conséquences en se limitant à ne produire que des "notes grammaticales" (43). Mais ces notes grammaticales ne sont-elles pas le reflet de l'idée qu'on se fait du langage comme d'un facteur linguistique s'opposant à un facteur faits, une conception que Wittgenstein aurait contribué à perpétuer avec sa distinction entre propositions grammaticales et propositions empiriques, même s'il la "dépassait" avec sa conception des jeux de langage-formes de vie? Quoi que Wittgenstein puisse dire, par ex., sur le caractère incertain et flou de certaines distinctions jugées cruciales, la grammaire reste ce qui lui permet de distinguer le sens du non-sens. Alors de deux choses l'une: ou bien par la grammaire Wittgenstein se fait faire l'expérience du vrai, ou bien ses notes grammaticales ne font que le décharger d'avoir à penser une réalité empirique en laquelle il ne croit plus. En fait, c'est la grammaire qui permet à Wittgenstein de "démontrer" l'impossibilité du langage privé, simplement en remarquant que la proposition "j'ai mal" a une autre grammaire profonde que la proposition "il a mal", même si ces deux énoncés sont superficiellement très proches. Et c'est la grammaire qui le met sur la voie de la vérité pragmatique. Après Wittgenstein, "on ne peut plus imaginer des énonciateurs disposant de leurs connaissances et de leurs actions, par la seule conscience des paroles dans lesquelles ils exprimeraient leurs connaissances et règleraient leurs actions." (44)

Wittgenstein n'hésite pas à substituer "l'accord dans les jugements" (ou consensus) à "l'accord des définitions". S'il suffisait que les locuteurs s'entendent sur les définitions des mots qu'ils emploient en parlant, quelqu'un pourrait s'inventer un langage quasi-privé dans lequel il "définirait" des termes à sa convenance. Mais ce jeu de langage est déjà trop étroit pour deux personnes: pour qu'elles puissent s'entendre, il ne suffit pas qu'elles utilisent les mêmes définitions mais elles doivent aussi s'entendre dans leurs jugements. Cependant, si on détermine ce qu'est l'accord dans le jugement de manière tautologique, comme une conformité d'opinion, on aura simplement déplacé le problème: un jugement est-il vrai parce qu'il est commun à plusieurs? À l'inverse, un jugement est partagé parce qu'il constitue une identification commune à la vérité, puisque chacun y reconnaît sa vérité. En démontrant l'impossibilité du langage privé, Wittgenstein n'a pas démontré que l'accès au langage ne saurait être personnel, il a uniquement montré que le langage a un caractère "public". En fait, Wittgenstein ne peut pas plus faire abstraction de la conscience du sens des mots utilisés par les locuteurs (même lorsqu'il prétend se limiter à décrire leur comportement), que ceux-ci ne peuvent prétendre posséder le langage uniquement comme un "outil". Qu'est-ce qui nous permet de l'affirmer?

Gehlen et Poulain ont montré que le langage naît au croisement de plusieurs sens ou de plusieurs activités (mentales, verbales, loco-motrices). Bien que ses sens doivent s'éveiller avant qu'un enfant puisse apprendre à parler, il expérimente déjà à ce niveau, par la communication sensori-motrice, la possibilité de sentir son propre corps lorsqu'il se projette vers les objets. Si l'enfant semble "surpris" en regardant ses doigts, c'est qu'il attend la sensation qui a lieu habituellement (lorsqu'il touche un objet ou lorsqu'on le touche); c'est la preuve qu'il n'entre en commerce avec les choses en étant en commerce qu'avec lui-même. Mais en apprenant à "voir" ses doigts, l'enfant fait l'expérience d'une nouvelle dualité entre ce qu'il voit et ce qu'il se sait voir (d'où la surprise). On peut retrouver le même cheminement au niveau de l'acquisition du langage: dans le babil solipsiste, première racine du langage selon Gehlen, l'enfant ne fait pas la différence entre le son émis par lui ou par un autre, car il ne fait pas celle entre son émis et son entendu: tous les sons entendus sont donc éprouvés comme s'ils étaient émis par lui. Babiller est donc facile, car il suffit de répéter indistinctement tout ce qu'on entend, mais parler est fatiguant: il faut prendre un son comme motivation et le répéter, inverser le mouvement émission-réception (situation qui est celle du babil), en réception-émission (situation qui est celle de l'apprentissage du langage). Pour Gehlen, un tel mouvement est "intelligent", et il remarque que la spontanéité est liée à la réceptivité dans l'expérience de la parole comme dans l'expérience tactile:

"Il existe donc une communication purement sensible dans le fait d'entendre, de répéter, de réentendre et de transformer des sons émis par soi ou de provenance étrangère, qui dirige sans qu'on le remarque l'articulation des sons chez l'enfant. C'est ce que j'appelle "la vie de la parole", un processus où la capacité de parler s'élabore elle-même par la communication sensible; on ne trouve de parallèle à cette situation que dans l'univers tactile, où il existe aussi des processus qui doivent être élaborés progressivement par une spontanéité amalgamée au monde extérieur, et où la communication sensible est également possible. Ce fut d'ailleurs là le chemin de la parole pour Helen Keller, sourde-muette." (45)

Comment le jugement, puisque c'est principalement de lui dont il est question, peut-il se développer à partir de la communication sensible? On peut le définir comme l'acte de penser vrai ce qui est dit pour pouvoir se dire. Ce qui distingue le jugement de la proposition est que le locuteur peut dire qu'il doit s'identifier au vrai pour pouvoir exprimer son jugement. Même si tout jugement est en ce sens un jugement théorique, il n'est pas dissociable de la réalité des actes de langage, qui implique toujours une communauté de locuteurs. Ce sont justement les jugements de tout un chacun qui doivent être pensés vrais pour pouvoir se dire, que nous soyons d'accord avec eux ou pas. L'identification qui est à la base du jugement est "primitive" car elle a lieu, que nous le voulions ou pas, que cela nous arrange ou pas. Mais on peut aussi s'étonner de cette identification totale au vrai et y reconnaître la manière dont l'homme se fait vivre au moyen du langage uniquement en se donnant les moyens théoriques de le faire: "Toute pratique communicationnelle doit produire ce que Rorty suppose déjà justement opéré dans toute pratique verbale, ce qu'il se contente en bon behavioriste de constater précisément comme un fait de théorie: que l'homme soit langage, que le langage soit la caractéristique de l'homme. Il nous faut être ici plus puriste que le pragmaticien le plus puriste: l'homme ne se fait cette réalité de langage qu'en s'y reconnaissant comme tel dans toute énonciation, qu'en s'y produisant et en s'y reconnaissant identifié à la vérité de ce qu'il dit, qu'en s'y faisant l'être théorique qui ne peut parler qu'en produisant la vérité de ce qu'il dit et la reconnaissance commune de cette vérité." (46)

SECTION 3: LA GRAMMAIRE DU VRAI

Le langage a-t-il besoin de la grammaire pour nous faire vivre? Celle-ci se limite à l'examen des concepts et des jeux de langage, sans avoir besoin de prendre en considération quelque "expérience" que ce soit. Pourtant, Gehlen et Poulain placent à la racine du langage une expérience de communication sensible à partir de laquelle il est possible de considérer la grammaire sous un nouveau jour. L'expérience de base consiste non pas à recevoir passivement des impressions, mais à se projeter dans les centres d'excitations pour se déterminer à partir de là. Dans les faits, c'est là une expérience qui s'avère souvent pénible, et ceux qui doivent la subir font tout ce qu'il peuvent pour se ménager une certaine sécurité. C'est ainsi que l'oeil peut anticiper les résultats du toucher, et permettre à la main d'éviter une expérience malheureuse. Quant au langage, il présente comme le toucher une structure de communication (le son produit et/ou entendu n'est pas seulement reçu mais il se transforme en motivation pour une nouvelle énonciation), et il joue par rapport au corps propre qui est une surface sensible à la grandeur, le rôle que l'oeil jouait par rapport à la main, en médiatisant tout contact immédiat avec les choses. Comment la grammaire s'intègre-t-elle à ce tableau? Comme l'oeil du langage, qui supervise d'en haut la vie de la parole dans les différents jeux de langage en supervisant ses règles? Mais le langage a d'abord besoin d'une "main" qui fouille dans les jeux de langage pour repérer ceux qui ont le plus de pertinence pour les autres. D'ailleurs, est-ce vraiment la grammaire qui établit les règles d'un jeu de langage? La grammaire peut nous permettre d'établir si on a affaire à une règle, mais celle-ci doit d'abord être trouvée. Comme dit Wittgenstein, "le jeu de langage est imprévisible". La grammaire a beau être a priori, elle n'est donc pas première et c'est avec ce qui la précède qu'elle doit se confronter tout autant qu'avec ce qui la suit.

Dans son ouvrage intitulé De la certitude, Wittgenstein questionne la foi aveugle que nous mettons dans certaines propositions, qui ne sont pas seulement des propositions de la logique, mais qui peuvent avoir la forme de propositions empiriques. Il se pourrait que la grammaire soit précédée par quelque chose de beaucoup plus primitif, qu'elle ignore mais qui n'en continue pas moins de la déterminer jusque dans cette ignorance. Certes, la philosophie ne doit pas être basée sur une expérience; nulle découverte de faits nouveaux ne devrait pouvoir l'influencer (47). Mais Wittgenstein anticipait déjà que le langage (ce qui implique également la grammaire) n'est pas issu d'un raisonnement, et la section précédente a cherché à creuser cet espace d'avant le langage, alors qu'il s'articule dans les mouvements du corps propre avant de s'articuler comme parole. Au niveau du langage articulé qui est celui de la proposition, Poulain a montré qu'il faut la penser vraie pour pouvoir la dire, mettant ainsi le doigt sur l'expérience d'identification au tiers-vérité qui est à la base du langage (et non plus seulement de la vie de la parole). Le fait que les règles grammaticales soient parfaitement indifférentes à la réalité (par ex. la vérité de la proposition 7 + 5 = 12 ne dépend pas du fait que l'on compte des prunes; en réalité, il n'y a pas quatre couleurs primaires, etc.), tout en permettant de la déterminer d'une certaine façon pourrait s'expliquer par cette identification primitive au vrai, même si Wittgenstein affirmait pouvoir se passer de toute explication. Toutefois, si la grammaire doit s'identifier au vrai pour pouvoir se dire, elle se retrouve sur le même pied que la proposition, et on n'a plus à se surprendre que la première ne puisse fournir aucune justification à la seconde. Dans ces conditions, quel pourra être le contenu d'une grammaire philosophique? Cette grammaire ne saurait se contenter d'une approche logique, comme la logique superficielle, mais elle va se laisser déterminer par le jugement dont elle prétend fixer le concept, elle va se laisser régler par ce dont elle prétend énoncer les règles d'usage.

SECTION 3.1: LA PERTINENCE DE LA CRITIQUE HABERMASSIENNE DE WITTGENSTEIN

Selon Habermas, "Wittgenstein privilégie certes le modèle du jeu d'échecs pour expliquer les règles qui président aux opérations. Mais il ne voit pas que ce modèle n'a qu'une valeur limitée. Nous pouvons certes voir dans le fait de compter ou de parler une pratique constituée par les règles d'arithmétique ou de grammaire, de la même manière que la pratique du jeu d'échecs est constituée par les règles que nous en connaissons. Mais ces deux moments se distinguent l'un de l'autre comme le mouvement de bras accompagnant une action se distingue d'un exercice de gymnastique exécuté à l'aide de ce même mouvement." (48) Dans la foulée de cette remarque, Habermas oppose les règles grammaticales aux règles d'actions, affirmant que si on ne peut expliquer ou justifier le fait qu'un élève doive poursuivre la série numérique d'une certaine façon, c'est parce qu'on a affaire à une règle d'opération: "Les opérations n'affectent pas le monde." Mais comment se contenter de la réponse suivante à la question de savoir pourquoi l'élève a effectué telle ou telle opération: "un élève a utilisé ce papier pour résoudre un devoir de mathématiques"? L'élève ne peut continuer la série sans utiliser son jugement; on ne peut donc pas dire que ce qu'il fait n'est pas justifié, comme s'il obtenait ses résultats par hasard.

Ce que Habermas reproche à Wittgenstein est de ne pas voir "pourquoi les actes d'intercompréhension, constitutifs pour l'activité communicationnelle, ne peuvent être analysés de la même manière que les propositions grammaticales à l'aide desquelles il sont produits." (49) Or ce qui distingue les remarques grammaticales de Wittgenstein de véritables actes de communication est le fait que leur validité ne saurait faire l'objet d'une discussion (de la même manière, il était dit dans la préface au Tractatus que ce livre ne contient que des vérités définitives). En ce sens, le modèle de Wittgenstein serait "monologique" plutôt que "dialogique". Mais les propositions grammaticales (et toutes les règles de transformation) pourraient bien être le lieu de l'identification la plus étroite entre locuteurs. Au lieu d'être simplement les "règles" au moyen desquelles nous construisons des propositions qui ont un sens et qui nous servent à communiquer, les propositions grammaticales seraient la seule chose sur laquelle nous puissions vraiment nous entendre. La grammaire perd ainsi la neutralité qu'elle avait acquise à la faveur de la distinction entre propositions grammaticales et empiriques, mais elle réintègre le circuit des interactions entre locuteurs. Habermas a certes raison d'affirmer que "l'intercompréhension suppose que les parties prenantes de l'interaction s'accordent sur la validité de leurs expressions, i.e. reconnaissent intersubjectivement les prétentions à la validité qu'ils élèvent réciproquement." (50) Mais la grammaire est aussi le lieu de cette identification au langage et à la vérité.

Pourtant, la grammaire est "irréflexive" si on ne sait pas pourquoi on suit une règle, si on peut seulement donner des raisons extérieures pour expliquer le comportement conforme à la règle. Elle souffre d'une certaine cécité qui lui fait privilégier certaines possibilités au détriment des autres. Dans la mesure où Wittgenstein était conscient de la situation, il portait un jugement sur la grammaire au moment même où il s'en faisait l'avocat. Si la grammaire est l'oeil (myope) du langage, le jugement en est la main, qui fixe les énoncés grammaticaux de la manière la plus sûre. Les remarques grammaticales de Wittgenstein sont donc réfléchies dans le jugement de leur auteur, et la grammaire accède ainsi à un statut réflexif. Par contre, lorsque Habermas affirme que le consensus porte sur la validité des expressions utilisées par les locuteurs et sur la validité des prétentions à la vérité qu'ils émettent, son affirmation est "irréflexive": la vérité est présupposée sans être le moins du monde fondée suivant ce qu'on appelle communément être vrai et qui est ce sur quoi on arrive à s'entendre. La vérité se retrouve ainsi dans la position du Tiers, elle peut être mise entre parenthèses et la grammaire habermassienne se concentrer uniquement sur le sens des expressions. Toute philosophie se limite-t-elle donc à la grammaire? Celle-ci ne peut se "réfléchir" sans prendre conscience de ses limites, ce qui implique qu'elle se trouve "dépassée". Toutefois, si on se contente d'opérer ce dépassement en opposant aux règles grammaticales le caractère imprévisible du jeu de langage, on ne fait qu'échanger une forme d'ignorance pour une autre: de même que la grammaire ne saurait dire pourquoi le langage est primordial, on ne saurait dire pourquoi les règles d'action ont une primauté sur les règles d'opération.

Qu'est-ce qui est nécessaire à un moyen de communication primitif? Il faut être très peu conscient du caractère primitif du langage pour avoir l'idée de nommer la grammaire et ses règles en premier, même s'il est évident qu'elles sont nécessaires pour qu'on puisse parler de langage articulé. L'expérience de la communication est d'abord une expérience d'identification à l'autre, qu'on s'accorde ou qu'on s'interdit. Mais cette identification à l'autre dans la communication par le langage n'est pas non plus première s'il est vrai, comme tout le monde s'entend pour le dire, que les premiers hommes manifestaient plus d'agressivité les uns envers les autres que ne le feraient normalement des êtres dits civilisés. Le seul moyen de dépasser l'opposition de base entre les êtres humains aurait été d'unir chacun d'eux à un Tiers. Celui-ci peut être un animal-totem, mais il peut aussi être un dieu, et c'est finalement le langage qui s'octroie la mainmise en revendiquant une relation privilégiée avec la vérité. Est-ce que ce ne sont pas les propositions seules qui peuvent être dites vraies ou fausses? Certes, on a là un odieux pléonasme mais il n'est pas tautologique de reconnaître que le langage a un caractère public; le langage privé étant une impossibilité logique, nous communiquons dès lors que nous parlons (et le langage ne sert pas uniquement à communiquer) et le tiers-vérité est en fait un tiers-langage qui nous incline à inverser la direction pulsionnelle qui nous oppose à tout autre.

Comme le reconnaît Habermas, le consensus se fait sur le vrai. Mais encore faut-il que la vérité soit reconnue comme telle. C'est ici qu'intervient le jugement. Il a été défini plus haut comme l'acte de penser vraie une proposition pour pouvoir la dire. Tout jugement serait ainsi un jugement de vérité: le jugement objectif est aussi objectif qu'il a dû se penser l'être pour pouvoir se penser vrai, le jugement analytique est aussi vrai qu'il a dû se penser l'être sans faire intervenir autre chose que le rapport entre les concepts, le jugement synthétique est aussi a priori ou a posteriori qu'il a dû l'être pour être rapporté aux conditions de son usage dans l'expérience ou à celles de son existence par les facultés de la raison pure, le jugement intersubjectif de goût est aussi commun qu'il a dû se communiquer pour pouvoir se penser vrai, de même pour le jugement moral, le jugement politique, etc. On pourrait penser que la définition du jugement objectif donnée ci-dessus ne tient pas compte du caractère indépendant de l'objectivité par rapport à toute subjectivité pensante. Pourtant, comme l'expérience tactile (et toute autre forme de communication sensible) fait coïncider la conscience de soi avec l'étrangéisation dans l'objet, un jugement est dit "objectif" au moment même où il est pensé vrai: "La proposition ne permet la comparaison entre elle-même et la réalité objective que par le détour de la comparaison entre cette réalité objectivée et l'objectivité de l'affirmation: "il y a maintenant une affirmation". L'affirmation, dans cette mesure, est irréductible à un fait." (51) Et comme "penser vrai" ne saurait être compris dans la tradition moderne du Je pense cartésien, on doit préciser qu'on a affaire à un acte de la conscience qui se réfléchit dans la communication: "Attribuer le prédicat de vérité à une proposition, c'est, en même temps, une détermination de la relation de soi à autrui." (52)

Habermas place plus volontiers la réflexion dans la communication que dans la conscience, et s'il s'intéresse au langage, ce n'est "que du point de vue pragmatique sous lequel les locuteurs instaurent des rapports au monde en employant des phrases en vue de l'intercompréhension." (53) Habermas refuse qu'on assimile action et communication (sans doute pour éviter le reproche de logocentrisme), mais il assimile la communication à l'interaction sans parvenir à nous convaincre que d'une chose: il ne peut pas ne pas penser vrai que le langage ayant un caractère "public", il doit être décrit comme un agir social. Mais c'est là uniquement une conséquence tirée de la proposition de Wittgenstein, qui la considérait lui-même uniquement comme une remarque grammaticale. Les prises de position sociologiques de Habermas doivent donc être "réfléchies", non seulement au niveau des actes communicationnels, mais également au niveau de l'acte de langage lui-même: "en campant la relation de l'énonciateur face à son interlocuteur ou à son auditoire, l'énonciation produit l'auto-identification prédicative de l'énonciateur à l'action par exemple de promettre aussi bien que l'aptitude de l'interlocuteur à identifier cet énonciateur comme étant celui qui ici et maintenant promet." (54)

On peut situer dans l'agir social la vérité des actes de communication, sans cesser de considérer le jeu de langage comme le phénomène primordial, et la réflexivité comme la pierre d'angle de cette "construction". Les limites respectives du point de vue de la communication et de la grammaire ont été repérées dans le caractère imprévisible des jeux de langage et dans l'irréflexivité de la grammaire. Seule la faculté de juger peut mettre un terme à toute cette irréflexivité et à cette indécision. Mais cette faculté n'est pas infaillible et elle se fatigue facilement; elle a donc besoin des "béquilles de l'entendement", les exemples et du corset de la grammaire pour maîtriser la communication, cette "concentration d'énergie non liée, sans lien de principe à des objets, même si elle ne peut se développer qu'à travers les surfaces d'illocutions et les charges qu'elle a investies dans les différents éléments de la situation de parole." (55)

SECTION 3.2: CONNEXIONS ANALYTIQUES ET SYNTHÉTIQUES AUTOUR DU CONCEPT DE JUGEMENT

Une grammaire du jugement doit s'en tenir aux connexions que ce concept entretient avec d'autres (dont celui de "grammaire", mais au même titre que les autres concepts). Le jugement a été rapporté par Wittgenstein à l'accord de ceux qui le partagent plutôt qu'à l'unité de la pensée de celui qui le pense. Mais il a ainsi uniquement souligné la connexion du concept de jugement avec un autre concept, celui d'accord transsubjectif. Pour Wittgenstein, tous les jugements pourraient aussi bien commencer par "je", mais ce qui importe est que l'interlocuteur ne limite pas les propos qui sont tenus au "je" qui les énonce. Kant a saisi le problème dans l'expression d'"unité objective de l'aperception", sans le relier au langage, qui rend nécessaire la communication avec les autres en rendant possible la communication avec soi. De quelle façon? On apprend le langage en s'écoutant parler. Comme dit M. Dufrenne, "entendre à certains égards compte moins que s'entendre". (56)Pourtant, on peut parler sans "s'écouter parler", le langage est irréflexif dans l'action comme n'importe quel acte; mais si on n'a pas "réfléchi" ses paroles, on n'a pas vraiment "jugé". Il faut donc commencer par mettre le concept de jugement en connexion avec ceux de réflexion et de communication.

Ce qui s'appelle ordinairement "juger" est par ex. trancher un cas litigieux, décider entre plusieurs alternatives, s'engager ou refuser de le faire, etc. On a également les cas où un philosophe (Platon, Descartes, Heidegger) a manqué de "jugement politique"... Dans tous ces jeux de langage, juger résulte d'une confrontation avec les choses ou avec les autres, qui est rendue nécessaire par la structure même du jugement comme acte de langage: au moment où il s'énonce, le jugement est reçu (serait-ce uniquement par l'oreille interne), corrigé, évalué, rejeté ou accepté, etc. Cette dualité du jugement n'est pas celle du sujet et de l'objet, mais bien celle qui caractérise l'émission-réception phono-auditive. On ne dira donc pas qu'un sujet doit appliquer son "jugement" aux objets, mais que le jugement est indissociablement l'acte d'unir le sujet de l'énonciation au prédicat d'action, et la reconnaissance du bien-fondé de cette identification. Le jugement se communique en se jugeant, et cette expression de "communication" ne s'applique pas seulement aux autres mais également à soi, s'il est vrai qu'il faut pouvoir "entendre" son propre jugement pour pouvoir l'énoncer. On pourrait souligner le mot "pouvoir", pour éviter qu'on associe le jugement à une réflexion consciente, comme on a associé la proposition à la représentation actuelle d'images. Comme l'a montré Wittgenstein, on n'a pas besoin de postuler de tels processus pour rendre compte du langage. À la lumière d'une citation de Gehlen, on peut cependant se demander si le jugement est plus proche de l'action ou de la réflexion?

"Dans l'accomplissement de l'action qui ne présente aucun caractère problématique, on ne peut pas agir et réfléchir en même temps, mais seulement intuitionner (anschauen) son action." (57)

Comme "pensée", le jugement est apparenté à la réflexion mais comme "acte de langage", il est apparenté à l'action. On pourrait multiplier les rapprochements de surface, mais plus intéressant est de se demander quelles connexions le concept de jugement peut avoir avec celui d'intuition? Puisqu'on pose cette question dans le cadre d'une grammaire, on s'intéresse à ce qui s'appelle ici "intuition". Est-ce déjà l'"action"? Est-ce qu'on "intuitionne" son action dans le jugement? Le jeu de langage de l'anthropobiologie vient renforcer cette dernière interprétation: le jugement est l'acte de penser vrai ce que dit une proposition sans pouvoir s'en détacher, "le temps du jugement" (même si on doit également pouvoir prendre ses distances par rapport à toute identification qui n'est plus valable). Le caractère "intuitif" du jugement expliquerait qu'on puisse être surpris d'entendre ses propres paroles, sur des sujets qu'on croyait avoir parcouru en tout sens, comme un éducateur peut être amené à en faire l'expérience. Cette surprise est semblable à celle de l'enfant qui contemplait ses doigts: elle suppose une prise de conscience instantanée qui présuppose elle-même que les mouvements faits apparemment sans réflexion et sans conscience étaient "dirigés sans qu'on le remarque". Naturellement, Wittgenstein se serait opposé à ce qu'on transpose purement et simplement le jeu de langage anthropobiologique en grammaire. D'un autre côté, celui qui a dit que "la grammaire est la phénoménologie" ne saurait s'opposer à ce qu'une certaine "phénoménologie" soit "grammaticale". Tous les mots mis entre guillemets auraient besoin d'être élucidés; mais c'est surtout l'"expérience" du jugement qui est en attente de précisions et d'éclaircissements. Il ne s'agit tout de même pas d'une expérience narcissique comparable à celle du nourrisson! Et qu'est-ce qui peut faire la différence entre ces différentes "expériences" sinon l'intervention active des autres dans le jeu de langage? Pourtant, qu'est-ce que communiquer, sinon une "communication avec soi" passant par une "communication avec les autres", ou l'inverse? Le jugement se ressent inévitablement de cette situation bigarrée de la communication, et c'est pourquoi on ne peut le définir en termes "communautaires" sans réussir à effacer complètement l'impression qu'on a d'escamoter ainsi quelque chose.

Les connexions du jugement avec les concepts de réflexion, de communication ou d'action, dans la mesure où elles se limitent mutuellement, permettent d'éviter quelques erreurs: le jugement ne saurait être uniquement le fruit de la réflexion, puisque celle-ci se "réfléchit" aussi bien dans la communication que dans la pensée; pourtant, le jugement n'est pas fondé sur le consensus, si celui-ci est incapable de lui servir de fondement; et finalement, si le jugement n'était qu'un acte, il serait irréflexif. Le résultat de ces connexions "analytiques" reste négatif et ne nous permet pas de faire avancer la question du jugement. Il en va autrement de la connexion du jugement avec la vérité, qui dépasse le contenu des concepts. Il s'agit là de tout autre chose que de dire que seule la proposition est susceptible d'être vraie ou fausse. Cette dernière affirmation est analytique, mais dire que le jugement doit être pensé vrai est une proposition synthétique (a priori). Certes, on ne peut employer l'expression "synthétique a priori" sans que surgisse la question: "comment est-ce possible?", mais il ne faut pas chercher de tertium quid hors de ce qui est dit et qui est que le jugement présuppose la vérité et est présupposé par elle. Cette présupposition mutuelle soustrait le jugement au mouvement de balancier perpétuel qui affecte la proposition qui doit toujours présupposer la possibilité de sa propre fausseté (il s'agit de la proposition telle qu'elle est vue par les yeux du logicien ou ceux de la pensée sociologique et non de la proposition "ordinaire", qui doit être pensée vraie pour pouvoir se dire), mais on peut se demander ce que la vérité y gagne?

Les Aufklärer de toutes tendances répètent qu'il n'y a pas de vérité absolue mais seulement relative; les fanatiques pensent au contraire pouvoir "posséder" la vérité, et il y a ceux pour qui "la vérité n'est pas de ce monde". Toutes ces conceptions sont erronées parce qu'elles ne dérivent pas leur concept de vérité du jeu de langage primitif. Au contraire, il est "primitif" de dire qu'il faut penser vraie une proposition pour pouvoir la dire, même si cette identification à la vérité est censée nous libérer de toutes les identifications primitives. Avant le jugement, c'est le langage qui est primitif, et on peut dire qu'il repasse par cet état à chaque fois qu'un enfant apprend progressivement à parler. Mais si le langage est ainsi "primitif", tout ce qui fait partie du langage doit préserver ce caractère, non comme un "inconscient" derrière la conscience, au contraire comme ce par rapport à quoi le langage prend ses distances (58). Il suffit d'analyser l'expression de "penser vrai" pour voir qu'elle nous lance dans deux directions opposées: celle de l'identification primitive (penser-vrai) et celle de la pensée, de la rationalité, en un mot de la vérité. Analytiquement, ces deux voies s'opposent, mais elles forment une synthèse dans le jugement: celui-ci consiste en une identification primitive et en une reconnaissance de la justesse de cette identification, ce qui est une manière de placer la première identification sous une égide supérieure. Il n'y a donc pas deux identifications mais une seule, qui est "maîtrisée". On évite de retomber dans le dualisme kantien du concept et de l'intuition qui lui est soumise, de la sensibilité et de l'entendement, en mettant l'accent sur le résultat du jugement plutôt que sur son analyse.

Le meilleur exemple qu'on puisse donner est celui du jugement qui se définit comme l'acte de penser vraie une proposition pour pouvoir la penser et la dire. Cette nouvelle définition du jugement le place sous l'égide du concept de vérité (qu'on appelle aussi parfois la "loi de vérité"). Or au lieu de justifier cette soumission du jugement au concept de vérité qui n'est pas uniquement une connexion analytique mais synthétique, Poulain se contente de la rendre effective. Cette identification du jugement à la vérité serait la manière dont on peut se faire vivre par le langage. On n'a pas affaire ici à un nouveau rationalisme, même si Poulain a cherché à renverser le primat de la raison pratique au profit de la raison théorique (alors que Wittgenstein rejetait toute forme de théorie). Wittgenstein, Gehlen et Poulain nous permettent de reconnaître que toutes les identifications primitives communes ont lieu dans le langage, qui est tout à la fois ce qui les rend possibles et ce qui rend possible que nous y adhérions par la simple "magie" du langage. Le premier nous fixe sur le langage en nous invitant à renoncer aux représentations "primitives" que nous en avons (penser par ex. qu'il doive correspondre quelque chose à chaque mot), le second dévoile en toute netteté le caractère primitif ou "instinctif" du langage (déjà soupçonné par Wittgenstein) et le troisième replace le concept de langage dans l'axe du concept de vérité en soumettant le jugement à la loi de vérité. Cette loi est aussi répétitive qu'un mouvement primitif: avoir à penser vraie une proposition pour pouvoir la penser ou la dire. Ce serait là ce qui s'appelle langage, ce qui s'appelle juger, sans qu'on ait besoin de faire appel à une autre faculté que celle de répéter les sons entendus en y prenant conscience de soi. Ce serait même là le seul moyen de mettre réellement fin à l'asymétrie entre locuteur et allocutaire.

SECTION 3.3: CONCLUSION

Sans prétendre pouvoir présenter une généalogie du concept de vérité comme Gehlen l'a fait pour le langage, on a essayé de rapprocher la grammaire du concept de vérité de celle du jugement. On a vu que Habermas lui-même était prêt à reconnaître au jugement une "prétention à la vérité". La vérité est donc inscrite dans le jeu de langage du jugement, et il reste seulement à préciser le rôle qui lui est dévolu par son appartenance au langage.

Dans le jeu de langage primitif, le vivant humain ne se contente pas d'associer ses plaisirs et ses douleurs à des centres de réalité, mais il fait de ces centres d'intensité des "choses" étrangères à lui. Le langage, objet de plaisir dans le babil solipsiste, se transfère ainsi aux objets qui acquièrent une réalité indépendante de lui. Ce jeu de langage primitif n'est-il pas voué à l'illusion? Les choses parlent, le monde bruit, sans que le locuteur prenne conscience de l'illusion qu'il produit en parlant. Mais s'agit-il vraiment d'une illusion? L'envers de l'illusion est la spécificité de la condition humaine: le vivant humain n'a pas de programme qui le relie a priori à son monde; le seul substitut d'un tel programme est le langage, et celui-ci ne décrit pas la réalité mais seulement d'autres jeux de langage, comme Wittgenstein l'a montré. La question transcendantale ne serait pas celle de savoir comment le langage est relié à la réalité mais comment il se produit lui-même; on sait qu'il doit se prendre pour objet (dans l'écoute) pour pouvoir se communiquer, mais cette écoute rend-elle effectivement possible le langage?

L'expérience de l'aphasie fut pour un philosophe (59) l'occasion de se convaincre que les "concepts" peuvent exister sans le langage (il pouvait par ex. avoir le concept de sa femme - ou de lui-même - sans se rappeler leurs noms). Chez l'aphasique, le langage est "endormi": le patient ne doit pas "réapprendre" le langage mais seulement le "reconstruire". Mais l'appareil conceptuel, les "contenus sémantiques" que l'aphasique conserve malgré tout appartiennent aussi au langage. L'expérience ne tend pas à démontrer que les concepts précèdent le langage, mais seulement qu'il peuvent exister indépendamment de toute activité linguistique (60) (parler, écrire ou lire; mais on peut regarder la TV, ce qui ne prouve rien, évidemment). On a là un jeu de langage où le langage existe en un sens suffisamment clair (puisqu'il est question de "concepts" et non d'"idées"), sans exister dans la communication. Il est d'autant plus remarquable qu'Alexander indique clairement que pour l'aphasique, la bataille se joue presqu'exclusivement au niveau de la communication. Ainsi, le thérapeute, qui ignore souvent l'état réel du patient, peut compromettre ses chances de guérison.

Le jeu de langage de l'aphasique est un exemple d'entente (celle des concepts) qui ne va pas jusqu'au langage. Est-ce simplement le niveau linguistique qui se trouve déconstruit? A-t-on là une indication que l'application du concept de langage va bien au-delà du linguistique? Au lieu de s'attarder à ces questions controversées, on reviendra sur les conceptions du langage qui ont été exploitées dans ce chapitre, et d'abord celle de l'interprétation communautaire; de son point de vue, tout ce que l'aphasique doit retrouver c'est sa capacité de communiquer, car c'est là le seul niveau auquel il est possible de tester les progrès du patient. Mais les limites de ce point de vue sont faciles à mettre en évidence: même si on peut communiquer avec l'aphasique à un niveau très élémentaire (celui des "flash cards" et des exercices lacunaires), s'il se sent déprécié par le niveau des exercices, la thérapie n'avancera pas, à moins bien sûr que le malade ne décide de prendre sa guérison en mains. Ce volontarisme peut-il exister indépendamment du langage? Il faut rappeler que l'aphasique a déjà possédé le langage: il n'aurait pu acquérir le concept de volonté sans passer par le jeu de langage, mais il semble clair qu'on peut perdre tout rapport au langage sans perdre sa volonté. C'est depuis l'écoute des concepts qu'il a conservée que l'aphasique peut retrouver le chemin du langage: ni la grammaire, ni la communication ne peuvent restaurer à elles seules le langage qui a été "déconstruit" sans être détruit. En d'autres termes, l'aphasique doit penser vrais ses concepts pour redevenir un "locuteur": c'est sa propre parole qu'il veut entendre et non celle des autres et dans ce but, il doit se fixer sur les contenus sémantiques dont il a perdu l'usage (mais non le concept). Mais ce faisant, l'aphasique manque de répéter la parole superficielle du véritable locuteur, qui ne manque pas d'enregistrer l'absence de progrès!

Si aucune des trois théories examinées (l'interprétation communautaire, la grammaire et le "penser vrai") ne semble pouvoir venir à bout du problème de l'aphasique, c'est probablement parce qu'elles ont été conçues en fonction du cas normal plutôt que de l'exception que constitue la maladie. Si on présuppose le langage, chacune d'entre elles revendique une pertinence indépendamment des deux autres, mais lorsque le langage est déconstruit par une attaque cérébrale, leurs limites respectives sont mises en évidence et nous empêchent de voir comment l'aphasique pourrait se remettre à parler. Puisque le philosophe aphasique revendique la possession des concepts, il est naturel de lui reconnaître une grammaire; à lui la charge de montrer comment elle est possible sans présupposer le langage. Clairement, elle ne saurait l'être, et c'est l'occasion de rappeler que l'aphasique est déjà passé par le langage: les concepts qu'Alexander s'attribue n'ont pas d'autre origine que ceux qu'il pourrait attribuer à un être normal (en ce sens, son expérience ne prouve rien en ce qui a trait à l'existence des concepts complètement en dehors du langage). Et qu'est-ce que l'aphasique a perdu, si ce n'est la capacité de communiquer? On pense tenir la solution du problème, mais il manque encore le chemin qui mène à la solution: on peut parvenir à "communiquer" avec l'aphasique sans qu'il retrouve son libre accès aux jeux de langage. La dernière interprétation en liste affirme que l'aphasique doit penser vrais ses concepts pour pouvoir les communiquer. Mais le problème n'est-il pas justement que l'aphasique peut penser sans pouvoir communiquer?

Le jeu de langage de l'aphasique montre que le "penser vrai" ne doit pas être valable uniquement pour le sujet, mais qu'il doit également être possible objectivement. Du côté du sujet, "penser vrai" se rattache à l'écoute et à la conscience. Or si celles-ci sont nécessaires à l'individu normal pour pouvoir parler, elles subsistent chez l'aphasique sans qu'il puisse le faire. Ce que le jeu de langage nous démontre est que le "penser vrai" n'est pas une condition suffisante du langage. L'individu normal ne peut lui-même se contenter de "penser vrai", mais il doit continuer de penser vrai. Cette persévérance de la pensée s'appuie sur la condition subjective du temps, mais elle doit surtout se communiquer pour pouvoir durer. Comme dit Heidegger, l'homme est un être-au-monde. Et le langage est tourné vers l'extérieur. Toutefois, le jeu de langage de l'aphasique (où le langage ou ce qu'il en reste est plutôt tourné vers l'intérieur), nous montre également que la communication à elle seule ne suffit pas pour faire parler: il faut lui faire penser vrai ce qu'on veut lui faire dire pour arriver à le lui faire dire. Penser vrai est donc au moins une condition nécessaire du langage, qui précède même l'activité communicationnelle. Sauf chez l'aphasique, cet ordre de préséance n'est pas chronologique mais logique. Il n'y aurait pas de sens à dire que le petit enfant doit penser vrai avant de pouvoir apprendre à parler; il doit seulement pouvoir penser vrai pour pouvoir parler. Le jeu de langage est un jeu de vérité.

On trouve quelqu'appui pour cette conception chez un analysé de Lacan et chez le poète Gaston Miron. Dans Une saison chez Lacan, Pierre Rey écrit:

"En me disant lors de notre première rencontre qu'il avait une amie dans le journal où je travaillais - ce qui était faux - Lacan ne m'avait menti que pour mieux faire jaillir un effet de vérité - savoir si j'étais moi-même un menteur.

En revanche, par la nature même de son contenu et de son contenant, tout mensonge n'étant que le point focal du lieu où la vérité se manifeste, lui mentir de mon côté eût équivalu, quand je "résistais", à ce que fût dévoilé trop vite ce que je n'étais pas prêt à entendre. Autrement dit, je ne pouvais me mentir à moi-même qu'en disant vrai, le "vrai" n'étant qu'une défense supplémentaire pour refouler les révélations prématurées que j'aurais pu arracher à mon inconscient.

On voit comment, par le biais de ce renversement logique, lui eussé-je menti, j'aurais dit aussi vrai que si j'avais dit faux.

- Dans les deux cas, quoi que je dise, du moment que je parle, il y a immanquablement effet de vérité.

Approbation de Lacan.

- Même et surtout quand je mens?

Visage neutre...

- Sans mentir, je suis donc en droit d'affirmer que tout ce que je dis est vrai du seul fait que je le dise.

Concentration, puis:

- C'est un paradoxe que je ne puis accepter." (61)

Quant à Gaston Miron, il soutenait: "Je suis un naïf des mots. Je lis mot à mot. J'écris mot à mot. Je ne puis tout simplement pas croire que les mots ne puissent dire vrai, même <et surtout, dirait Pierre Rey> quand il s'agit du mentir vrai." (62) En d'autres termes, il faut penser vrai pour "mentir" aussi bien que pour "dire la vérité". Cette situation paradoxale s'exprime anthropologiquement par l'absence de corrélations nécessaires à un environnement spécifique, compensée par une identification à la vérité rendue possible par le langage. Nous serions liés à la vérité par le langage de manière tout aussi nécessaire qu'il serait nécessaire que nous soyons liés à la réalité (avec ou sans le langage), ce qui nous donnerait droit à un "monde" (Welt) sinon à un "environnement" (Umwelt). Or si le monde est "l'ensemble des faits et non la totalité des choses" (Tractatus), il est surtout ce qui est inexprimable en dehors du langage; le jeu de langage est aussi un jeu "public" et c'est pourquoi la manière dont on peut se représenter les choses "pour les autres" prévaut sur la manière dont on se les représente individuellement. Le jeu de langage de l'aphasique nous a permis d'ausculter le penser vrai au niveau individuel. Mais le jeu de langage du "penser vrai", pas plus qu'aucun autre jeu de langage, ne saurait être "privé". Or le seul moyen d'atteindre la sphère publique est de passer par la grammaire et les règles. Et grammaire = institution = instinct. Comment échapper à l'équation paralysante?

Une fois de plus, il faut inverser la direction des pulsions: la pulsion de vérité qui est au coeur du langage et qui fait de lui une forme de vie est inscrite dans la grammaire du jugement comme désir de vérité. Et ce désir est tel qu'il ne suffit pas qu'une proposition soit pensée vraie (déduction subjective), mais qu'elle doit être aussi vraie qu'on a dû la penser vraie pour pouvoir l'énoncer (déduction objective). Mais comment obtient-on la déduction objective? A cet égard, l'interprétation communautaire se situe dans le prolongement de l'idéalisme transcendantal: il plaçait les conditions subjectives à la racine des conditions objectives, elle soumet les conditions subjectives aux conditions transsubjectives qui restent aussi "pures" et "transcendantales" que les premières. On ne dit jamais pourquoi l'interprétation communautaire est préférable à toute autre: tout le monde s'entend pour entonner ce nouveau credo, mais le manque de justification se fait parfois cruellement sentir. Wittgenstein a cherché à inscrire l'interprétation communautaire dans la grammaire, en montrant que le langage a un caractère "public" ou "civil". Au lieu de poursuivre dans la direction de cette grammaire, Habermas a suivi l'intuition de la sociologie, alors que Apel est venu compléter cette "philosophie sociologique" par une "pragmatique transcendantale" héritée de Peirce. Mais Habermas, Apel et consorts sont des "post-wittgensteiniens" qui n'ont pas plus respecté les limites imposées par leur devancier que les postkantiens n'ont respecté les limites de l'expérience possible, s'empressant au contraire de faire du moi une chose en soi ou de s'identifier à l'absolu. Et de même que les postkantiens ne sont pas parvenus à aller plus loin que Hegel, "la mort de l'art" et de la philosophie, la pragmatique philosophique (même si on peut dire qu'elle mène plus loin que Wittgenstein certaines de ses intuitions), en abandonnant le fil conducteur de la grammaire pour s'identifier complètement à l'expérience commune, oublie que le langage est peut-être responsable de cette expérience comme des autres.

On peut placer l'essentiel du jugement dans l'objectivité ou le situer plutôt à un niveau transsubjectif, la grammaire du jugement reste parfaitement indifférente au partage des pouvoirs entre sémantique et pragmatique: on doit pouvoir penser vrai pour pouvoir juger (objectivement) et on doit juger (dans un contexte de discussion) pour pouvoir penser vrai. Dire que le concept de vérité et le recours à la discussion sont ainsi liés dans la grammaire du jugement, c'est dire que celui-ci est d'abord et avant tout un acte de langage. Quelle sorte d'"acte"? Notre petit excursus anthropologique nous a appris que le langage est comparable dans son fonctionnement aux actes de communication sensible, où l'autre est reconnu comme autre que soi à la faveur d'une identification, un toucher par ex. Dans la communication sensible, la communication avec les choses passe par une communication avec soi. De même, le jugement est un acte d'auto-affirmation de soi dans la discussion interactive. Mais quelle est l'instance maîtresse de ce jeu de langage? La discussion seule? On sait depuis Wittgenstein que le caractère public du langage l'emporte sur toute velléité de penser et de parler par soi/pour soi, mais si les "larges consensus" qu'on recherche dans la discussion ne doivent pas être des identifications de masse dépourvues de rationalité, des manifestations d'égoïsme collectif, il faut que le désir de vérité soit plus primitif encore que le désir d'être du côté du plus fort, au moins lorsque nous parlons, écrivons, lisons... sinon en tout temps. Et si on ne veut pas tomber dans une morale des bons sentiments, c'est à la grammaire et à elle seule qu'il convient de laisser la garde du concept de vérité. Puisqu'on lui "laisse" cette garde, on ne la lui octroie pas mais on la lui reconnaît. En d'autres termes, si le désir de vérité est intriqué dans la grammaire, il n'a pas besoin d'être fondé en dehors du langage: le tiers-vérité est un concept, ce qui veut dire qu'il n'est "rien" (de transcendant). Dire la vérité, c'est s'identifier collectivement à un concept et c'est cette identification qui rend possibles les expériences de vérité qui font partie de la forme de vie. Et si la "forme de vie" était une "forme de vérité"?

On a donc cherché à décrire en quoi l'identification au concept, à la vérité, n'est pas une identification primitive comme les autres. Si on suit le fil conducteur de l'anthropobiologie, l'identification théorique est "moins primitive" parce que plus vide, éloignée du modèle de satisfaction des besoins primitifs qui voudrait qu'aux concepts il "corresponde" quelque chose. C'est le langage qui (r)établit les correspondances avec les choses et non l'inverse. Kant n'est sûrement pas le premier à avoir utilisé la forme de "proposition transcendantale" dont on a ici un exemple, mais il est le premier à avoir demandé comment elle était possible. Selon lui, le jugement en question comporte une synthèse qui requiert un troisième terme. Pour poser le problème à sa manière, comment est-il possible que ce soit le langage qui établisse les corrélations manquantes avec l'environnement? Ce ne peut être directement à partir de la réalité qu'il opère, puisqu'on a commencé par dire que l'être humain n'a pas comme l'animal de corrélations nécessaires avec l'environnement. Ce doit donc être sur la base d'un troisième terme qu'il agit, qu'il s'agit d'identifier. Comment? Kant n'aurait pas eu à chercher longtemps la réponse, puisqu'il disposait des formes pures de l'intuition et du concept; mais les formes pures de Kant paraissent aujourd'hui aussi désuètes que les formes pures de Platon l'étaient pour lui.

En quoi la condition transcendantale de Poulain ("il faut penser vrai pour pouvoir juger") se distingue-t-elle de celles de Kant? Malgré son caractère "primitif", elle n'est pas une intuition pure, ne serait-ce que parce qu'on utilise le mot "penser". "Penser vrai" est-il un concept? Sans arguer de la présence de deux termes plutôt qu'un seul, le concept de vérité est utilisé plutôt que mentionné dans cette expression. S'il s'agissait du concept, celui-ci serait mentionné; ce qui est désigné est plutôt un acte qu'un concept. Mais de toute évidence, c'est aussi un acte qui se rapporte au concept, un "jugement". Le cercle que Kant attribue à la proposition transcendantale est présent ici en ce que le jugement se trouve engendrer sa propre objectivité, puisque penser vrai est non seulement la condition du jugement mais ce jugement même. En quoi la forme pure du jugement se recommande-t-elle plus que celles de l'intuition pure et de la catégorie? De même que l'intuition pure était la forme pure de la sensibilité, la catégorie celle de l'entendement, le jugement serait la forme pure du langage. Mais si on avait chez Platon des Idées, chez Kant des intuitions ou des concepts, on a maintenant affaire à un acte. Et le jugement est un "acte de langage", non en ce qu'il serait "performatif" ou "performant" mais il l'est théoriquement, grammaticalement parlant. Voilà pourquoi on ne nous invite pas à passer d'une philosophie théorique à une philosophie pratique, une philosophie de l'action par ex., mais qu'on préfère saisir de manière pragmatique, anthropologique, le primat du théorique sur le pratique. Ce primat est tout ce qui est nécessaire. On n'a pas à postuler autre chose à l'intérieur d'une pseudo "philosophie pratique" ou d'une esthétique, ou d'une téléologie.

La question du jugement chez Kant était celle de la possibilité des jugements synthétiques a priori. Wittgenstein se rangea du côté des membres du Cercle de Vienne qui rejetaient cette notion, mais ses raisons étaient différentes des leurs. Wittgenstein ne rejette pas telle "proposition métaphysique" parce qu'elle est synthétique a priori mais parce qu'on a omis de donner une signification à certains de ses termes. Il se place ainsi au-dessus de la polémique en ne réduisant pas nécessairement les propositions pourvues de sens aux propositions empiriques. Mais Kant peut-il démontrer qu'il a donné un sens à tous les termes de ses "principes de la possibilité de l'expérience"? Même si on ne peut nier l'existence des efforts de Kant et des néo-kantiens pour clarifier ce qui s'appelle expérience, Wittgenstein n'aurait probablement pas été beaucoup plus sensible que Carnap, Schlick ou Waismann aux "explications" de Kant. Il n'en reste pas moins que certaines de ses affirmations ou positions sur le caractère indicible des relations sémantiques tombent dans le champ d'une philosophie transcendantale négative. Wittgenstein aurait dû admettre qu'une philosophie transcendantale négative en présuppose une autre qui soit positive (et inversement). Et si ce n'est pas encore de philosophie kantienne dont il est question, puisque la critique wittgensteinienne en a dénoncé après bien d'autres les présupposés métaphysiques, à quelle autre "philosophie transcendantale" peut-on songer?

Poulain n'est pas le premier à récupérer l'argument transcendantal, Apel, Adorno et bien d'autres l'on fait avant lui, mais sans réussir à donner un contenu à cette nouvelle philosophie transcendantale, non kantienne, qui restait de ce fait formelle. On ne pouvait lui donner un contenu qu'en revenant à Kant, en acceptant la notion de jugement synthétique a priori, mais sans s'identifier à l'intuition ou au concept, ou même à la relation entre les deux. Le jugement est plus fondamental que tout cela, il est ce qu'il y a de plus primitif, le mouvement qui rend possible l'identité du langage et de la forme de vie humaine. Naturellement, on pourrait questionner ici l'usage du mot "identité" et se demander s'il n'appartient pas à la même catégorie que la proposition "le beau est identique". De plus, les explications anthropologiques fournies dans le chapitre précédent utilisaient volontiers un concept d'"identification" que d'aucuns pourraient juger teinté de psychologisme (dans la vieille querelle entre les philosophes et les psychologues). Sans doute, comme dit Kant, "la synthèse d'un divers (donné empiriquement ou a priori) offre d'abord une connaissance qui peut être encore au début grossière et confuse". Mais il s'agit déjà de synthèse et non d'analyse.

Chez Poulain, "penser vrai" est clairement une proposition analytique: il faut pouvoir penser vrai pour pouvoir juger. Mais cette proposition analytique renvoie à une synthèse. Il ne s'agit pas uniquement d'un geste de renvoi vide, comme chez Wittgenstein, qui constate l'existence des limites tracées par la proposition grammaticale et anticipe même l'existence d'un au-delà, sans jamais les franchir. La synthèse qu'exige l'obligation de penser vrai un jugement pour pouvoir le produire inverse le mouvement consistant à axer le jugement sur la vérité et l'objectivité plutôt qu'à considérer que le jugement produit la vérité. Cette "inversion" relève de l'analyse et de la réflexion plutôt que de la synthèse, mais elle est "synthétique" dans ses conséquences, puisque c'est elle qui produit le jugement comme jugement de vérité. On reconnaît là le geste kantien de l'analyse réclamant une synthèse, et on comprend mieux pourquoi Kant a choisi d'appeler "analytique transcendantale" la première partie de la Critique, nonobstant sa préoccupation exclusive pour la synthèse a priori.

Avec cette expression "analytique transcendantale", on retrouve la caractérisation la plus fréquente dans ce travail des remarques de Wittgenstein comme "analytiques" (puisqu'elles ne disent rien) et "transcendantales" (car elles montrent les limites, même si elles n'invitent pas à les franchir). Pourtant, la question qu'on continue à se poser au sujet de Wittgenstein est celle de savoir si ses propositions grammaticales ne "disent" vraiment rien. La logique du Tractatus fut la première à être qualifiée de "transcendantale". Mais où est la différence entre tautologies et propositions grammaticales? La réponse qu'on peut tirer de Kant et de Poulain est que les secondes et non les premières sont des jugements. Wittgenstein a dû penser vraies ses remarques grammaticales pour pouvoir les produire. Il ne leur manque donc rien pour être des jugements synthétiques a priori, contrairement aux apparences. Ces apparences parfois fâcheuses (par ex. l'indifférence de la grammaire à l'endroit de toute réalité), tiennent à ce que Wittgenstein voudrait nous voir abandonner le modèle des définitions pour celui des jugements. En bon pragmatiste, il pense le jugement sur le modèle de l'interaction entre locuteurs, mais l'accord qui règle le jugement présuppose une conscience de vérité qui ne peut sembler se perdre dans le consensus que parce que c'est justement là qu'elle se joue. Inutile de pratiquer l'introspection puisque les autres sont là pour être étudiés, analysés, écoutés, etc. Wittgenstein a très bien saisi cela. Voilà entre autres pourquoi son mysticisme ne l'a aucunement paralysé sur le plan pratique: bien qu'il n'ait publié qu'un livre et un court article de son vivant, cela ne l'a pas empêché d'être un auteur très prolifique.

Poulain inverse le mouvement de Wittgenstein pour éviter de le neutraliser, et de neutraliser toute activité philosophique. Au lieu de se contenter de réduire toutes les propositions de Wittgenstein à des jugements analytiques, en mettant "fin" ainsi à la "mission" de la philosophie, qui était pour elle comme pour la science de produire du "nouveau", on peut tenter de retracer chez Wittgenstein le rapport analyse/synthèse. Cette fois, au lieu que l'analyse "présuppose" la synthèse ou la "réclame" ou même l'"exige", la synthèse est inscrite dans la grammaire du jugement comme jeu de langage. Pour Wittgenstein, le langage n'est pas issu du raisonnement mais de l'instinct. La grammaire est comme les institutions de l'instinct cristallisé, ce qui explique son "aveuglement", mais une fois qu'on a pris conscience de la situation, qu'est-ce qui nous empêche de juger que la grammaire ne coïncide jamais avec la forme de vie et que c'est dans ce hiatus que surgissent les prolongements difformes de la forme de vie avec leurs grammaires déviantes? La grammaire ne peut jouer son rôle de gardienne des limites sans se penser vraie; elle se relie ainsi directement au désir de vérité et n'a plus besoin de se conformer à une autre réalité que celle-là. Il s'agit bien d'une "réalité", puisque les conditions anthropologiques dans lesquelles le langage s'actualise rendent nécessaire la présence d'une instance aveugle et juste, jouant un rôle analogue à celui du tiers, qui vient lui-même remplacer l'"Autre" manquant.

Puisque la grammaire peut dire que le jugement est plus fondamental que les définitions, il faut lui reconnaître les moyens de penser vrai son jugement. Comment le jugement, qui est ce qu'il y a de plus authentiquement personnel, peut-il se produire uniquement dans le discours? Lui qui est ce qu'il y a de plus théorique, comment peut-il se produire dans la pratique communicationnelle? Si la grammaire ne peut pas répondre à ces questions, on ne peut pas lui soumettre le jugement, mais c'est lui qui doit juger de l'aptitude de la grammaire à le saisir. On doit attribuer à la grammaire la reconnaissance du caractère public du jugement. Mais ce caractère public n'exclut pas la conscience individuelle et c'est bien le jugement de tous qui est soumis au jugement de chacun et non l'inverse. Aux questions énoncées ci-dessus, Kant aurait répondu que le jugement est "au service" du discours et de la pratique communicationnelle (tout en prétendant les régenter), alors que Wittgenstein se contentait de présenter le paradoxe de la grammaire ("dire qu'on peut savoir ce que l'on pense est absurde") sans prétendre lui apporter de solution (contrairement à ce qu'on a cherché à lui faire dire). La réponse à la question du jugement qu'on peut tirer de Poulain tient le milieu entre celle de Kant et celle de Wittgenstein: c'est ainsi qu'est possible le jugement, voilà tout!

Kant et Wittgenstein nous permettent de poser la question du jugement, mais seul Poulain nous permet d'y répondre. Kant pose le problème de la possibilité des jugements synthétiques a priori, Wittgenstein lui oppose que les limites du dicible peuvent être exprimées uniquement dans des "jugements analytiques", tautologies ou remarques grammaticales et les choses pourraient s'arrêter là, si Poulain ne relançait le débat en affirmant que le jugement produit la vérité et l'objectivité. Ce faisant, il ne se contente pas de refaire le geste de la révolution copernicienne. Il ne retombe pas non plus sur une position que Wittgenstein aurait pu considérer comme dogmatique. Et même si cela était, Poulain contredirait Wittgenstein. La belle égalité des règles grammaticales cache des paradoxes que la "grammaire profonde" de Wittgenstein amène au jour comme des fleurs étranges, sans nous permettre de les comprendre. Si on comprenait les paradoxes, on n'essaierait pas de les solutionner. Les solutions qu'on propose sont tirées de la forme de vie or à ce niveau, il n'y a tout simplement pas de problème. Il y aurait autant de sens à supposer qu'il y a un problème à ce niveau qu'il y en aurait pour un mécanicien à demander au conducteur d'une voiture: "comment fais-tu pour te diriger d'après la carte (routière)?"

La grammaire de Wittgenstein ne fait que mimer les conditions anthropobiologiques misérables de l'homme: il est vrai qu'on aurait pu parler du "sentir de la pierre"; on ne "sent" pas plus que les pierres. La grammaire exprime de manière aveugle les conditions anthropologiques misérables du jugement. Et pas si aveugle que ça, chez Wittgenstein à tout le moins.

notes du chapitre IV

1) "Si le langage doit être un moyen de communication, il doit y avoir un accord non seulement dans les définitions mais aussi (si étrange que cela puisse paraître) dans les jugements." Cette conception présente des "ressemblances de famille" avec celle de Kant dans le § 40 de la Critique de la faculté de juger, où il place le consensus à la source du jugement de goût.
2) Über Gewissheit, 124.
3) Über Gewissheit, 359.
4) J. Poulain, "Richard Rorty ou la boîte blanche de la communication", in Critique, no 417, février 1982, p. 139.
5) ..."sous l'expression de sensus communis, il faut entendre l'idée d'un sens commun à tous, c'est-à-dire l'idée d'une faculté de juger qui dans sa réflexion tient compte, lorsqu'elle pense (a priori), du mode de représentation de tous les autres êtres humains afin d'étayer son jugement pour ainsi dire de la raison humaine dans son entier, et ainsi échapper à l'illusion qui, produite par des conditions subjectives de l'ordre du particulier, exercerait sur le jugement une influence néfaste." Ak. V, 293-294; Critique de la faculté de juger, § 40, p. 127.
6) J. Poulain, "Le projet pragmatique: pragmatique de la parole et pragmatique de la vie", in Dialogue, vol XVIII, no 2, 1979, p. 199.
7) A. Gehlen, Der Mensch. Seine Narur und seine Stellung in der Welt, 13e édition {première édition en 1940}, Aula-Verlag, Wiesbaden, 1986, p. 118.
8) A. Gehlen, Der Mensch, p. 133 et suivantes.
9) J. Poulain, "Le projet pragmatique", p. 193.
10) D. Laferrière, "Jugement et vérité", thèse, Université de Montréal, août 1989, p. 164.
11) J. Poulain, "Le projet pragmatique", p. 198.
12) J. Poulain, "Peut-on guérir de la politique?", p. 527.
13) F. Marty et A. Delamarre, in E. Kant, Oeuvres philosophiques, vol. 1, p. 1591, note 1 de la p. 817.
14) Ak. III, 79; A 57 B 82; CRP, p. 80.
15) "Peut-on guérir de la politique?", p. 529.
16) Über Gewissheit, 124. Déjà cité dans l'introduction.
17) Tractatus, 5.5151.
18) Suivant la méthode de Wittgenstein, on devrait pouvoir trouver au moins un jeu de langage pour lequel il n'est pas absurde de dire que le faux doit se laisser penser en même temps que ce qui est vrai; celui de "négociations" entre partenaires sociaux ou nations par ex., impliquant un mélange de bonne foi et de méfiance.
19) J. Poulain, "Cynisme ou pragmatisme? Le temps du jugement", in Critique, n- 464-465, janv.-fév. 1986, p. 78. Souligné ajouté.
20) Apel et Habermas se sont fait les avocats d'une pragmatique transcendantale ayant pour but de "fonder en raison l'éthique de la discussion" (Voir J. Habermas, Morale et communication (1983), trad. C. Bouchindhomme, Les Éditions du Cerf, 1986, p. 63-130).
21) C'est là la dernière des trois maximes du sens commun selon Kant a) penser par soi-même; b) mettre son jugement en accord avec celui des autres; c) penser de manière conséquente. On peut rapporter la position de Kant dans la première Critique, de même que toute conception du jugement liée à la connaissance, à la première maxime. La caractérisation pragmatique du jugement dont Wittgenstein donne un exemple dans Philosophische Untersuchungen, 242 est pratiquement identique à la deuxième maxime. Quant à la troisième, la plus dure à suivre selon Kant, elle ne désigne pas le principe logique de non contradiction (dans quel cas Kant aurait aussi bien pu la nommer en premier), mais la nécessité de penser son jugement en accord avec soi-même, pour pouvoir le penser. En ce sens, la troisième maxime résume les deux autres.
22) "Peut-on guérir de la politique?", p. 511.
23) "Peut-on guérir de la politique?", p. 521.
24) "Peut-on guérir de la politique?", p. 522.
25) "Peut-on guérir de la politique?", p. 511.
26) "Peut-on guérir de la politique?", p. 530.
27) "Forme de vie" est pris ici dans un sens qui est tout à la fois anthropologique et logique; on a "trouvé" les racines anthropobiologiques du jugement, mais celui-ci continue de se mesurer à l'aune de la logique (fut-ce à celle de la logique " transcendantale") et non à celle d'une "expérience". Voir infra, note 39.
28) Tractatus, 6.54.
29) "Si on soustrait au doute la proposition 12 x 12 = 144, alors il faut y soustraire aussi les propositions non mathématiques." (Über Gewissheit, 653)
30) Über Gewissheit, 507-508.
31) Voir S.A. Kripke, Wittgenstein on Rules and Private Language, p. 95.
32) Sur cette question, voir D. Sauvé, "Règles et langage privé chez Wittgenstein: deux interprétations", in Philosophiques, vol XVII, no 1, 1990, pp. 45-70 et G.P. Baker & P.M.S. Hacker, "Malcolm on Language and Rules", in Philosophy, vol 65, no 252, 1990, p. 167-179.
33) En fait, Wittgenstein ne prouve pas l'impossibilité de tout langage privé, mais uniquement celle du langage privé de la sensation, basé sur la définition ostensive intériorisée. Dans "Malcolm on Language and Rules", Baker & Hacker citent plusieurs extraits du MS 124, où Wittgenstein envisage la possibilité d'"êtres humains qui ne connaîtraient que des jeux de langage où chacun ne joue qu'avec lui-même" (p. 173). Ce que Wittgenstein récuse, c'est un jeu de langage qui n'aurait aucun signe extérieur. Dans la polémique qui a opposé les partisans de l'intériorité aux behavioristes, Wittgenstein se range donc du côté des seconds, puisqu'il exige qu'une règle ou qu'un jeu de langage soient assignés à un comportement précis, quel qu'il puisse être.
34) L'interprétation communautaire cherche à imposer toute une communauté de locuteurs là où il suffit de faire appel à une pratique.
35) "Le projet pragmatique", p. 180.
36) Suivre une règle est uniquement ce qu'on appelle ainsi. Il ne s'agit pas là d'une nouvelle forme de nominalisme, car la grammaire ne se réclame d'aucun lien logique avec la réalité.
37) Voir la préface de E. Rigal à Quelques remarques sur la forme logique [1929] de L. Wittgenstein, Trans-Europ-Repress, Mauvezin, 1985, p. 10 et 12.
38) J. Poulain, "Le projet pragmatique", p. 181-182.
39) E.F. Thompkins, dans "A Farewell to Forms of Life" (in Philosophy, vol. 65, no 252, 1990, p. 181-197), soutient que Wittgenstein n'utilise pas le terme Lebensform dans le sens biologique de l'expression "form of life" (ou "forme de vie") mais dans le sens social (p. 188). En allemand, le terme Lebensform, qui apparaît dans les dictionnaires après la seconde guerre mondiale, à l'époque de la période de gestation des Philosophische Untersuchungen, signifierait d'abord uniquement un "mode de vie" (pattern of living), qui peut être "traditionnel", "social", "personnel", "démocratique", etc. (p. 187). Ces remarques grammaticales de Thompkins sont utiles, mais lorsqu'il affirme que "suivre une règle c'est se conformer à une manière de vivre socialement acceptée" (p. 195), c'est pour attribuer à Wittgenstein une aversion pour toute approche scientifique au profit d'une approche sociale. Or cette opposition ne devrait-elle pas être rendue caduque par l'évidence avec laquelle ni l'interprétation individuelle, ni l'interprétation communautaire de la règle ne sont suffisantes "individuellement"?
40) Philosophische Untersuchungen, 201.
41) J. Habermas, Morale et communication, op. cit., p. 111.
42) Philosophische Untersuchungen, 50.
43) Philosophische Untersuchungen, 232.
44) J. Poulain, "Richard Rorty ou la boîte blanche de la communication", p. 132.
45) A. Gehlen, Der Mensch, p. 141. Italique ajouté.
46) J. Poulain, "Richard Rorry et la boîte blanche de la communication", p. 144.
47) Voir par ex. Philosophische Untersuchungen, 109.
48) J. Habermas, Théorie de l'agir communicationnel, tome 1: Rationalité de l'agir et rationalisation de la société [1981], trad. J.-M. Ferry, Fayard, Paris, 1987, p. 111-112.
49) J. Habermas, Théorie de l'agir communicationnel, tome 1, p. 114-115.
50) J. Habermas, Théorie de l'agir communicationnel, p. 115.
51) D. Laferrière, "Jugement et vérité", op. cit., p. 176.
52) D. Laferrière, "Jugement et vérité ", p. 183.
53) J. Habermas, Théorie de l'agir communicationnel, p. 115.
54) J. Poulain, "Vers une pragmatique nucléaire de la communication", in Dialogue, vol XVIII, no 4, 1979, p. 483.
55) J. Poulain, "Vers une pragmatique nucléaire de la communication", p. 496.
56) M. Dufrenne, L'oeil et l'oreille, Éditions de l'Hexagone, Montréal, 1987, p. 52.
57) A. Gehlen, Urmensch und Spätkultur [1956], AULA-Verlag, Wiesbaden, 1986, p. 26-27.
58) Si l'inconscient freudien n'avait pas de contenu pour Wittgenstein, pas plus que la notion kantienne de chose en soi aurait pu solliciter sérieusement sa pensée, c'est qu'il s'agit là de concepts qui prétendent avoir un autre usage que celui qui leur est possible dans le langage. Leur usage est de ne pas en avoir au sens courant du terme "usage", ou d'avoir seulement un usage négatif sur ce plan. Mais les notions en question sont ainsi reprimitivisées, et il est évident qu'en invoquant la "chose en soi", Kant ignore purement et simplement la règle qu'il s'était donnée et qui lui interdit de le faire, comme Freud cessait d'être "scientifique" (suivant le jugement de Jung) aussitôt qu'il était question de sexualité.
59) E. Alexander, "Auto-observation d'un philosophe aphasique", in Diogène, no 150, avril-juin 1990, p. 3-25.
60) S'il en allait autrement, comment pourrions-nous dire que la danse par exemple est un langage? Et bien sûr, cette affirmation ne veut pas dire que la danse doit "traduire" le langage articulé.
61) Pierre Rey, Une saison chez Lacan, Éditions Robert Laffont, Paris, 1989, p. 162-163.
62) Le Devoir, samedi 10 novembre 1990.

RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES

1. Oeuvres de Kant

Gesammelte Schriften, herausgegeben von der Preussischen Akademie der Wissenschaft, Berlin, 1902-.

1.1 Traductions utilisées

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La Monadologie physique [1756], in Quelques opuscules précritiques, traduit par S. Zac, Vrin, Paris, 1970.

Recherche sur l'évidence des principes de la théologie naturelle et de la morale [1764], traduit par M. Fichant, Vrin, Paris, seconde édition, 1973.

La Dissertation de 1770, traduit par P. Mouy, Vrin, Paris, troisième édition, 1967.

Critique de la raison pure [1781 et 1787], traduit par A. Tremesaygues et B. Pacaud, P.U.F., Paris, septième édition, 1971.

Prolégomènes à toute métaphysique future qui pourra se présenter comme science [1783], traduit par J. Gibelin, Vrin, Paris, neuvième édition, 1974.

Premiers principes métaphysiques de la science de la nature [1786], traduit par J. Gibelin, Vrin, Paris, seconde édition, 1971.

Critique de la raison pratique [1788], traduit par F. Picavet, P.U.F., Paris, sixième édition, 1971.

Première introduction à la Critique de la faculté de juger [1788], traduit par L. Guillermit, Vrin, Paris, deuxième édition, 1975.

Critique de la faculté de juger [1790], traduit par A. Philonenko, Vrin, Paris, troisième édition, 1974.

Réponse à Eberhard [1790], traduit par R. Kempf, Vrin, Paris, seconde édition, 1973.

Les progrès de la métaphysique en Allemagne depuis Leibniz et Wolf [1793], traduit par L. Guillermit, Vrin, Paris, seconde édition, 1973.

Logique [1800], traduit par L. Guillermit, Vrin, Paris, seconde édition, 1970.

Opus Postumum. Passage des principes métaphysiques de la science de la nature à la physique, trad. F. Marty, PUF, Paris, 1986.

2. Oeuvres de Wittgenstein citées dans ce travail

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Letters to Russell, Keynes and Moore [1912- ], B. Blackwell, Oxford, 1974.

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Tractatus Logico-Philosophicus [1921], traduit par D.F. Pears et B.F. McGuiness, Routledge & Kegan Paul, London, 1961.

Philosophische Bemerkungen [1929-1930], B. Blackwell, Oxford, 1964, 1975. Réimpression à Chicago par The University of Chicago Press.

Ludwig Wittgenstein und der Wiener Kreis [1929-1932], notes de F. Waissmann publiées par B.F. McGuiness, B. Blackwell, Oxford, 1967.

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"Bemerkungen über Frazers. The Golden Bough" [1931-1949], in Synthese, vol 17 (1967), p. 233-253.

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"Wittgenstein's Notes for Lectures on "Private Experiences" and "Sense Data"" [1935-1936], publiées par R. Rhees in The Philosophical Review, 77 (1968), p. 271-320.

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Bemerkungen über die Grundlagen der Mathematik [1937-1944], B. Blackwell, Oxford, 1978.

Philosophische Untersuchungen [1945-1949], B. Blackwell, Oxford, 1953.

Bemerkungen über die Philosophie der Psychologie [1946-1949], deux volumes, B. Blackwell, Oxford, 1980.

Letzte Schriften über die Philosophie der Psychologie [1948-1949], vol 1, B. Blackwell, Oxford, 1982.

Über Gewissheit [1949-1951], B. Blackwell, Oxford, 1969.

Bemerkungen über die Farben [1950-1951], B. Blackwell, Oxford, 1977.

Vermischte Bemerkungen [1914-1951], Suhrkamp, Frankfurt, 1977.

2.1 Traductions utilisées

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Quelques remarques sur la forme logique, préface et trad. de E. Rigal, Trans-Europ-Repress, Mauvezin, 1985.

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Notes sur l'expérience privée et les sense data, traduit par E. Rigal, Trans-Europ-Repress, Mauvezin, 1982.

De la Certitude, traduit par J. Fauve, Gallimard, Paris 1965 et 1976.

Remarques sur les couleurs, traduit par G. Granel, Trans-Europ-Repress, Mauvezin, 1983.

Remarques Mêlées, traduit par G. Grand, Trans-Europ-Repress, Mauvezin, 1984.

3. Autres ouvrages

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J. Vuillemin Physique et métaphysique kantiennes, P.U.F., Paris, 1955.

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